samedi 10 mars 2007

Mnémosyne


Le théâtre de la mémoire, Giulio Camillo


Helen est représentée assise à son bureau, dans une chambre d’étudiant d’un campus californien. Nuit lumineuse sous la voûte inversée de San Fransisco, perte des cieux au crépuscule, souvenir pur des étoiles et des planètes évoquées par ses habitants depuis bientôt cinquante ans. Depuis cinquante ans pour nous aussi, souvenir pur d’Helen rédigeant une thèse sur le cerveau humain que son professeur attend : des connexions neuronales sont les chambres d’un Palais de mémoire, stimulations des influx nerveux, ville somnambule sous un crâne étroit, boîte ou chambre noire, intervalle entre deux vibrations de matière, temps en suspens brisant la vague comme un estoc, l’ensemble figurant une machine cohérente dont on peut mesurer l’énergie comme un pouls et diagnostiquer le malaise. Ses études possédaient un réel intérêt, qui lui permettraient de faire des découvertes utiles par la suite, le temps que sa mémoire travaille en poursuivant l’algorithme indiqué : des combinaisons logiques apparaissaient déjà.

Le jeu en valait la chandelle, jeu difficile, ardu, mais une petite voix, souvent, lui glissait derrière elle : Pourquoi les humains le font alors ? Et pourquoi t’ont-ils choisi, toi, pour cette place, exactement à cette chaise et devant cette table ? Tout cela n’a-t-il pas de sens ? Il faut que tu y croies, Helen. - Alors, Helen croyait en Hebb, puisque son directeur avait voulu que ses recherches portent sur les théories de ce psychologue canadien, et elle avait repris ses expériences sur les stimulations neuronales, où des étudiants habitaient des appartements-témoin dans lesquels rien ne passe, sauf l’ennui. Dans l’expérience de Hebb, que Helen répétait, l’oisiveté devenait un supplice, les cobayes n’ayant pas le droit de lire, de regarder la télé ou d’écouter la radio, la seule occupation, qui leur était concédée, étant de pouvoir écouter une cassette sur laquelle un animateur prévenait les enfants de six ans des dangers de l’alcool et un présentateur informait de cours de la bourse éculés.

En comptant le nombre de semaines essuyées par ses cobayes, Helen se disait que l’ennui avait un poids, qu’il était une matière que l’on pouvait mesurer comme l’électricité, un atome ou une étoile. Oui, dire que l’ennui pesait sur les épaules n’était pas seulement un cliché poétique pour Helen, mais c’était aussi une équation déjà écrite et prouvée, et, en poursuivant ces expériences, Helen sentait qu’elle-même était devenue un cobaye, et tous les étudiants vivant dans une chambre, un studio ou un appartement reflétaient son désarroi. Car l’expérience ne durait pas une semaine ou quinze jours pour elle, mais de cinq à sept ans, le temps de la rédaction d’une thèse. Alors, Helen éprouvait devant sa tâche une angoisse insurmontable, les rires et les pleurs la prenaient souvent le soir au même instant, puis rage et honte mêlées, jusqu'à ce qu’enfin l’espoir du diplôme et du salaire correspondant reviennent : Il faut que tu y croies, Helen, il faut que tu y croies. S’agenouiller devant sa table de travail ou la croix, jusqu’à ce que l’esprit perde le dessus et que Dieu, Mnémosyne ou je ne sais quel Grand Art l’emportent. Ce n’est pas toi que l’on attend, mais les autres sillons avant toi et ta main bougeant dans les marques des anciens jusqu’à inscrire un sillon plus grand sur le disque. D’autres viendront ensuite et écouteront ton air, comme s’il était nouveau, et ils diront : « Quelque chose de nouveau se passe ici, entendez-vous ? ». Quelque chose se passe ici aussi pour toi.

Helen comprenait peu à peu que ses cobayes avaient quitté l’expérience, parce qu’ils avaient la possibilité d’espérer autre chose de leur vie, mais que, si l’espoir consistait en cette seule expérience, comme pour elle, ou si un homme sans espoir se présentait, alors l’expérience de Hebb se trouverait démentie, et nul paradigme ne serait assez pertinent pour le relever, nul paradigme comme nulle vie prise au hasard pour un relevé-témoin.

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