mercredi 25 mai 2022

suite 23 : Qui a peur de Virginia Woolf ? – First Round

 


Qui a peur de Virginia Woolf ? Mike Nichols (1966)


Comparer Art Sexe Musique et Nonbinary, les autobiographies respectives de Cosey Fanni Tutti et de Genesis P-Orridge, est une affaire cocasse, et la tentation peut être grande de vouloir démêler les fils de leur écheveau amoureux, afin d’en tirer l’histoire vraie de leur couple dans les années 70. C’est peine perdue, à moins d’avoir été là, invisible et pur esprit entre eux deux, à l’époque, ce qui, naturellement, est tout sauf un sort enviable. D’abord, leur première rencontre à Hull, en novembre 1969, correspond dans l’ensemble, sauf sur un détail, mais explicitement scabreux : la « branche de vingt pieds de long », dont nous parlions à la suite 14 de cet essai et que Genesis P-Orridge transportait en chemin, jusqu’à ce qu’il tombe sur Cosey Fanni Tutti. J’en viens, last but not the least, à l’élastique de la petite culotte de CFT, qui, selon les dires du mage GPO, est sur le point de se casser, tandis qu’il la regarde pour la première fois.

    J’ai dit, à la suite 14, que, pour GPO, sa première rencontre avec CFT avait eu lieu à l’entrée d’un acid test où, déjà passablement défait, il s’était amusé à traverser l’université de Hull en tirant, donc, une énorme branche de vingt pieds de long. GPO raconte à ce sujet dans Nonbinary, ses mémoires : « Avant la fête, j’étais allé dans une résidence étudiante et les gens de la maison avaient fait des brownies au haschisch que nous avons mangés. Ensuite, on nous a servi du café moulu au hasch. J’ai alors éprouvé une expérience hors de mon corps physique très forte. Sur le chemin menant au centre étudiant où se trouvait l’acid test, j’ai vu cette branche massive qui avait explosé d’un arbre – c’était comme une énorme branche de vingt pieds de long – et, tant bien que mal, j’ai commencé à la traîner jusqu’à l’acid test en pensant : ̎ Cela servira à décorer l’endroit. ̎ »

     ... Je dois ici avoir perdu mes derniers lecteurs sérieux. GPO, quant lui, poursuit, imperturbable le cours de son existence : « Je trainais donc cette énorme branche, traversant l’université jusqu’au centre étudiant, puis nous nous sommes arrêtés un instant pour souffler un peu. J’ai levé les yeux et j’ai alors vu, debout contre un mur, cette fille qui était la quintessence de l’enfant-fleur. Collants jaunes, minijupe en soie violette, grandes manches, satin doux, du velours et beaucoup de couleurs, cheveux bruns lisses, ainsi qu’un ménestrel, comme vous imaginez l’Incredible String Band, le look classique de l’époque.

    Wow ! ai-je fait, qui c’est ?

    Alors que je la regardais, je pensais : ̎ C’est la fille que tu es censé rencontrer, c’est Cosmosis.̎      

    Lors de mes visions, il y avait le mot Cosmosis que nous avions pris comme nom pour la personne que nous pourrions rencontrer, celle qui serait, en tout et pour tout, la partenaire idéale : la création, l’amour, le sexe, les idées, and so on. Le lendemain de ma rencontre avec elle, j’ai donc cru que toutes les filles que je rencontrais étaient Cosmosis. » [1]

    L’anecdote de GPO est digne d’une lettre du poète beat Neal Cassady relatant à Kerouac ou à Ken Kesey son antépénultième coup de foudre. Nul besoin, ici, d’être psychanalyste pour voir dans la grosse branche un symbole phallique. Le mage envapé GPO donne au lecteur une image : celle de la prémonition d’un amour destinal, et il traine derrière lui son sexe érectile et foudroyé. Aussi, lorsqu’il croise la route de CFT, on comprend facilement que tel élément végétal, porté jusqu’ici à bout de bras, n’est pas seulement décoratif. Noter aussi que GPO ne parle pas de ses hallucinations, mais de ses visions, celle de se percevoir désincarné avant de partir en route pour un Acid test, ainsi que de celle qu’il a eue de Cosmosis avant de la rencontrer physiquement. Nous sommes donc dans le topos du coup de foudre magique, et d’un topos qui se trouve, dès l’entrée en matière, parodié. GPO parade, en somme, avec sa grosse branche. Remarquer aussi que, dans ses mémoires, GPO emploie le je et le nous de façon quasi indifférenciée pour parler de lui, ce qui nous donne la marque d’une énonciation souveraine, ou qui se prétend telle.

    Du côté de Cosey Fanni Tutti en revanche, l’évocation de l’échange des premiers regards avec GPO est beaucoup plus succincte, comme on peut lire dans Art Sexe Musique, son autobiographie :

    « J’allais participer à une expérience sur le LSD, organisée par les étudiants de Hull, écrit, à ce sujet, CFT. Je suis entrée dans la pièce, j’ai payé mon entrée et j’ai eu mon buvard, mais je ne suis pas restée longtemps. L’atmosphère était très chargée, mais ce n’était pas la bonne pour quelqu’un sous acide, du moins pour moi, en tout cas… Alors que j’allais sortir, j’ai vu ce que j’ai pris pour une hallucination : un petit mec très beau qui portait une tenue de cérémonie de remise des diplômes, la panoplie complète avec la toge noire et la toque assortie, et qui avait un bouc clairsemé mauve argenté. »

    Nous sommes bien, en l’occurrence, dans le look teenager anglais de la fin des années 60, et, pour le lecteur actuel, le jeune GPO ressemble maintenant à un figurant pour Harry Potter. Par contre, la grosse branche, qu’il a tiré jusqu’à l’Acid test, a disparu chez CFT, et l’on est à mille lieues de l’évocation d’un coup de foudre spontané. En outre, CFT ne parle pas de visions de son côté, mais de ce qu’elle a pris pour une hallucination : le jeune GPO en impétrant de l’école de sorcellerie Poudlard.

    « Environ une semaine plus tard, poursuit CFT dans son autobiographie, j’étais de sortie avec Rick et un autre ami, Wilsh. C’était une soirée deux en un, concert et club, et nous dansions tout sourire sur « Sugar, Sugar » des Archies, quand un mec s’est approché de moi pour me dire :

-          - Cosmosis, Genesis voudrait te voir.

-          - Hein ?

  On m’a expliqué qu’un mec qui s’appelait Genesis m’avait vue, m’avait surnommée Cosmosis et voulait me rencontrer. Je ne savais pas quoi en penser.

-       - Ah. D’accord, avais-je répondu dans l’idée que je verrais ça plus tard. »[2]

  Pas de topos du coup de foudre pour CFT, elle n’a même pas calculé GPO à l’entrée de l’Acid test organisé par les étudiants à Hull. Dans Nonbinary, GPO poursuit, quant à lui, sa première parade amoureuse avec CFT, en évoquant une coupure magique de fil de petite culotte, que, bien sûr, CFT lui aurait avouée par la suite : « CFT m’a dit, de l’autre côté, déclare GPO – elle trébuchait déjà – qu’elle a levé les yeux et vu cet homme fou lever une énorme branche, et quand je l’ai regardée avec de grands, grands yeux, l’élastique de sa culotte s’est cassé et celle-ci est tombée. Pas jusqu’au bout, mais suffisamment pour qu’elle le remarque. Et elle a alors pensé : ̎ Qui est-ce ? Qui peut faire ça ? Qui est cet étrange magicien avec la grosse branche d’arbre ? ̎ Ensuite, nous sommes tous les deux rentrés et nous nous sommes complètement oubliés durant le reste de la soirée. »[3]   

    Art Sexe Musique de CFT a été publié en Angleterre chez Faber & Faber en 2007, les mémoires de GPO, Nonbinary, ont été édités il y a un an aux Etats-Unis aux éditions Abrams, quelque temps après la mort de GPO. Le moins qu’on puisse dire, c’est que, dans Nonbinary, GPO règle ses comptes avec CFT ; c’est donc bas, petit, mesquin, mais l’humour anglais déjanté décalé de GPO est remarquable. Le lecteur imagine maintenant la jeune anglaise CFT poursuivre son acid test, culotte quasi baissée comme par magie, sous l’action d’une grosse branche que GPO a levé à quelques mètres d’elle, alors que, quelques lignes auparavant, elle expliquait, dans ses confessions, avoir été à la limite du bad trip et qu’elle avait dû rentrer chez elle, sans même avoir calculé Gandalf. Pour une première rencontre, on peut, sans doute, rêver mieux. Le mélo cosmique de Cosmosis commence dès l’entrée en matière, et ce n’est un mélo cosmique que pour Genesis.

    A posteriori, jamais couple ne semblât plus mal assorti que celui formé de Genesis & Cosmosis, à l’image, peut-être, de ce qu’ont été Liz Taylor et Richard Burton en 1966 dans le film Qui a peur de Virginia Woolf ? de Mike Nichols – à l’image en somme de tous les couples ayant eu vingt ans au mitan des années 60. Le dernier prétexte de GPO pour expliquer le coup de foudre qu’il a eu, jeune, envers CFT est très probablement une pochade, une ultime provocation. – Qui a peur de Virginia Woolf ? de Mike Nichols, rappelez-vous ! Le philosophe Schopenhauer et la guerre des sexes faisaient leur entrée fracassante dans les salles de cinéma américaines. On y voyait alors à l’écran Liz Taylor et son mari Richard Burton dans leur propre rôle :

    « - Eh, George, notre match de boxe, il faut que tu leur racontes ! crie maintenant, ex abrupto, Liz Taylor à Richard Burton dans Qui a peur de Virginia Woolf ?

    - Merde. », répond George alias Richard Burton en se levant, et il sort de son salon pour aller dans sa réserve qui se trouve dans le couloir de l’entrée, à sa gauche, juste derrière l’escalier montant aux chambres. Alors Liz Taylor raconte à un jeune couple, assis près d’elle dans le canapé de son salon, l’une des humiliations que Martha, la personnage qu’elle joue, a fait subir à George ou Richard, deux ans après leur mariage.

    Nous sommes en 1966, et Liz Taylor et Richard Burton, soit le couple le plus sulfureux de Hollywood à l’époque, ont accepté de se vieillir de vingt ans pour jouer George et Martha dans Qui a peur de Virginia Woolf ? Liz Taylor a trente ans alors et, depuis deux ans, elle est mariée à Richard Burton. Ici, dans ce film, les deux stars du cinéma US les plus médiatisées jouent les névroses du vieux couple moyen de la société de consommation émergente, devant les yeux médusés des acteurs de cinéma George Segal et Sandy Dennis qui jouent, eux, le jeune couple moyen, donc « prometteur ». Liz et Richard, jouant Martha et George, révèlent à George et Sandy sur quel métier les Parques vont désormais les tisser ; en ressort en filigrane le portrait clinique du couple moderne, qui est non seulement le portrait névrosé de tous les George Segal et Sandy Dennis d’hier, d’aujourd’hui et de demain, celui que vont vivre, sept ans plus tard, Liz Taylor et Richard Burton, mais aussi Cosey Fanny Tutti et Genesis P-Orridge eux-mêmes.

    Ici, Liz Taylor + Richard Burton = Sandy Dennis + George Segal  = Cosey Fanny Tutti + Genesis P-Orridge  

    Liz raconte maintenant à l’écran : « C’était du temps où papa était fan de sport et de culture physique. »… Il faut ajouter encore une chose, avant de laisser Liz dégommer son mari : que Martha, la personnage qu’elle incarne dans Qui a peur de Virginia Woolf ?, est la fille du doyen de l’université et qu’elle s’est mariée avec George, alors un jeune prof d’histoire de la fac, mais que celui-ci n’a pas su profiter du plan de carrière qui était, avec elle, tout tracé, d’où, sans doute, le mépris constant de Martha envers George et son envie irrépressible de chercher à l’humilier à la moindre occasion. Donc, elle raconte dans son salon : « C’était du temps où papa, doyen d’université, était fan de sport. Alors, un dimanche, nous étions chez lui avec quelques autres profs, nous sommes sortis dans le jardin. Papa a mis des gants de boxe et il a demandé à George de faire un round avec lui. Bien sûr, George a refusé… »

    Richard Burton entre, à ce moment-là, dans sa réserve au fond du couloir, et il ferme la porte derrière lui.

    « Alors papa a dit : ̎ Qu’est-ce qui m’a fichu un gendre pareil ? Allez, en garde, défendez-vous ! ̎ »

    Richard regarde alors le mur gauche de la réserve où traînent, sur des étagères, des cartons poussiéreux ainsi que de vieux tapis décrépits.

    « Alors moi, je ne sais pas ce qui m’a pris. J’ai enfilé une paire de gants, je suis passée derrière George, comme ça, pour rire, et je lui ai dit : ̎ Eh George ! ̎, tout en expédiant dans le vide de grands crochets du droit… »

    Richard relève, à ce moment-là, un vieux tissu sale de l’étagère du haut et il en sort un fusil.

    « Alors George se retourne brusquement et il attrape mon droit, pan ! »

    Le jeune couple incarné à l’écran de George Segal et Sandy Dennis s’esclaffe alors tandis que Richard sort de la réserve avec le fusil.

    « Alors ça le déséquilibre, il titube… et paah ! mon poing atterrit en plein dans ses valseuses ! »

    Liz et le couple rient maintenant à se péter la rate, Richard arrive à cet instant précis dans le salon, fusil à la main, derrière eux. Il met en joug Martha, Sandy Dennis, sorte de petite souris du Middle West, le voit pointer son arme…

    « Ah c’était si drôle, je crois que ça a marqué le coup ! », poursuit Liz Taylor.

    La petite souris crie, son mari, jeune prof de biologie débarqué à l’université, crie aussi, Burt tire, impassible, sur Liz pétrifiée. Alors un parapluie blanc rouge et jaune sort du canon de l’arme en s’ouvrant : « Pan, t’es morte ! », lance Richard Burton à sa moitié. Puis tout le monde rit blanc rouge et jaune, après l’ouverture du parapluie, mais rit. Tout le monde rit de la blague.

    « Pan, t’es morte », dit Richard Burton avec son fusil-parapluie, « Pan, t’es morte », reprend après ça GPO avec sa grosse branche qui coupe les ficelles des culottes. Tout le monde rit, non ? Le fusil, la grosse branche : pan ! Non ? ce n’est pas drôle ? Qu’est-ce qui m’a fichu des lecteurs aussi peu ouverts à l’humour !

 

     Admettons un instant que le gag de la grosse branche de GPO qui coupe les ficelles des petites culottes à distance n’en soit pas un, admettons que la première rencontre entre les deux artistes britanniques se soit réellement déroulée ainsi. Nonbinary, les mémoires de GPO, sont publiés (bien sûr) après sa mort, et quatorze ans après Art Sexe Musique qui est un témoignage à charge contre lui. Devant un jury de tribunal, un tel aveu, même authentique, n’aurait pas une chance, on est en plein surréalisme : GPO aurait non seulement failli couper, à distance, par la force de son regard, la petite culotte d’une jeune femme de Hull, mais celle-ci, par la suite, et sans aucune pudeur, puisqu’elle l’aimait déjà, d’une certaine façon, le lui aurait avoué : « J’ai senti quelque chose dans ma petite culotte à ce moment-là ! » Toutes formes d’aveu de mage GPO est donc nul et non avenu, et c’est tant mieux. Pourquoi raconter la vérité lorsqu’on peut l’affabuler ? « ̎ Vivre dans le Beau, dans le Vrai ? ̎ … ? se demandait déjà la poète Claude Cahun, l’amie d’André Breton et de Sappho, dans Aveux non avenus – Une vague intermittente me renverse, me laisse aux lèvres un peu d’écume amère. La beauté, un regard entrevu, des paupières battantes. Je la convoite, certes ! mais comment l’atteindre ? Imparfaite comme je suis, oserais-je affirmer qu’elle ne me quitte, qu’elle ne me lasse point ? Quant à la « Vérité », vous l’avouerai-je ? Je ne m’en soucie nullement. Je ne la recherche pas : je la fuis. Et j’estime que c’est là mon vrai devoir. » Comme Claude Cahun, GPO fuyait la vérité comme la peste. Et jusqu’au bout, il sera d’une mauvaise foi révoltante envers CFT, comme Liz Taylor envers Richard Burton et Richard Burton envers Liz Taylor. 

 

 

 

 



[1] Genesis P-Orridge, Nonbinary, A memoir. Ed. Abram Press, New York. 2021. P. 153-154. (traduit par mes soins)

[2] Art Sexe Musique, Cosey Fanni Tutti. Pp. 55, 56.

[3] Nonbinary, p. 154. 

lundi 9 mai 2022

suite 22 : Cosi Fan Tutte

 


«Single Sided B/W Model Z Card», 1977, de Cosey Fanni Tutti. (Photo the Artist and Cabinet)



« Ce qu’on appelle l’amour c’est l’exil, avec de

temps en temps une carte postale du pays, voilà mon

sentiment ce soir. » 

Samuel Beckett, Premier amour

 

 

     Il faut ici en revenir, quelques lignes, sur le personnage de Don Alfonso, dans l’opéra de Mozart Cosi Fan Tutte. Vous vous souvenez peut-être que le nom de l’artiste et musicienne anglaise Cosey Fanni Tutti vient de son ami, l’artiste anglais Robin Klassnik. Celui-ci, dans les années 70, lui a donné ce nom dans une lettre qu’il lui avait écrite : Cosey Fanni Tutti, Cosi Fan Tutte. On peut traduire le titre de cet opera buffa de Mozart, produit au Burgtheater de Vienne en 1790, par « Ainsi soient-elle », « Ainsi font-elles toutes » ou « L’école des amants »

 

    Dans l’œuvre de Mozart, Don Alfonso est le bon vivant cynique, mais c’est aussi un homme âgé. Sans lui pourtant, pas de McGuffin, nul prétexte à musique, pas d’opéra de Mozart. Don Alfonso va parier avec Guglielmo et Ferrando, ses deux jeunes amis amoureux transis de leurs fiancées Fiordiligi et Dorabella, que celles-ci peuvent devenir inconstantes et choisir de se marier ailleurs… raisonnablement, on peut se demander ici pourquoi les jeunes Guglielmo et Ferrando ont parié, pourquoi, ici, avoir joué avec le feu, en cherchant à connaître leur avenir ? Dès le départ, on saisit que le vieux Don Alfonso va gagner son pari, l’affaire est courue d’avance, mais le public se laisse entraîner par la tessiture basse de sa voix, c’est elle qui offre le tempo à la comédie de Mozart, ainsi que la basse du rock ou le gembri dans les morceaux gnawa au Maroc. Don Alfonso est la comédie, le démon de la comédie, son daïmon. Il est la basse à l’œuvre dans la musique pop des Beatles, de celle qui va faire se rencontrer dans les boîtes et les concerts, à partir des années 60, jeunes femmes et jeunes hommes à la recherche, non de l’amour, mais du bonheur – car l’amour est chose rare et le bonheur paraît toujours possible à qui le cherche.

 

    Dans Cosi Fan Tutte de Mozart, l’amour perd, puisque Don Alfonso gagne son pari. L’amour est perdant, mais, dans le même temps, le bonheur recouvre les pertes de l’amour, les amants se retrouvent, puisque nous sommes dans un opera buffa, une comédie. L’opéra buffa Cosey Fanni Tutti se joue sur la même basse que celle de la tessiture de la voix de Don Alfonso, le même fondement la structure. Du début à la fin de l’opéra de Mozart, le vieux Don Alfonso est aux commandes, mais il y a un moment pourtant où Cosey Fanni Tutti devient la cheffe d’orchestre : un hiatus dans la composition, une erreur de programme font qu’elle se retrouve seule maîtresse de musique & de chapelle : Femmanimale. Une ouverture vers, comme on va voir… En 1976, lorsque le collectif COUM de Cosey Fanni Tutti & Genesis P-Orridge monte « Prostitution », l’Institut of Contemporary Art, qui les expose, est un bâtiment géorgien situé entre Trafalgar Square et Buckingham Palace, à deux pas de la résidence de la reine. L’Angleterre puritaine ouvre les yeux sur la pornographie, alors même qu’elle est encore interdite par la Chambre des communes britanniques : un vent de transgression soulève les jupes de la perfide Albion. Durant quelques jours, le cœur de l’Angleterre, ses palais et ses administrations deviennent le quartier rouge qu’ils ont toujours été, l’Angleterre avoue alors officiellement être une putain. Quelque chose passe alors, à travers les photographies de charme encadrées de CFT à l’ICA, quelque chose qui contredit, oui, jusqu’aux conceptions du philosophe Georg Simmel développées dans sa Philosophie de l’argent, comme on va voir.

 

     Pour Simmel, l’argent était le moyen d’échange essentiel, par lequel le monde naturel devenait culturel. Aucun autre moyen, selon lui, ne pouvait prétendre, avec autant d’efficace, à ce résultat. Selon le philosophe allemand, l’argent devenait, dès lors, un paradigme, au sens que Giorgio Agamben donne aujourd’hui à ce terme, dans son cycle Homo sacer : un métaconcept. En quoi, selon Simmel, l’argent est-il un paradigme de notre culture ? Il l’est en ce qu’il permet de différer, dans le temps, nos besoins : la pulsion n’est plus assouvie dans l’instant, elle doit, pour parvenir à satisfaction, se plier à un négoce. L’énergie pulsionnelle est donc canalisée par l’économie, ce en quoi, selon lui, notre humanité est passée de l’état de nature à celui de la culture[1]. Ainsi, de l’argent du pari entre Don Alfonso, Guglielmo et Ferrando, dans Cosi Fan Tutte de Mozart : la charge pulsionnelle d’Eros est ainsi retardée (donc frustrée) par la comédie que vont jouer à leurs belles les deux amants. Davantage encore, l’argent, selon Simmel, permet à l’étranger, à l’homo sacer de la philosophie agambienne, d’être reconnu comme un homme ayant des droits, notamment dans le domaine de l’amour charnel. Il affirme ainsi dans Philosophie de l’argent, à propos de la Babylone biblique : « c’étaient les étrangers, souligne-t-on, qui devant le temple de Babylone jetaient de l’argent sur le giron des jeunes filles du pays, lesquelles se prostituaient pour. »[2] Par l’argent, l’homo sacer, ou l’homme nu d’Agamben, devient alors, pour quelques minutes, désirable.

 

    On pourrait, en somme, penser ici que, avec l’exposition « Prostitution », durant la société des loisirs, Londres devint, quelques minutes durant, une nouvelle Babylone, ou même New Babylon. Quel argent a dû alors débourser le public pour venir voir, à l’ICA, les œuvres de Coum ou de Throbbing Gristle ? Les faveurs d’une jeune Babylonienne semblaient n’avoir jamais été données à l’étranger avec aussi peu de contreparties financières ; d’une certaine façon, le pacte d’argent était rompu, puisque, cette fois-ci, l’Etat britannique offrait gracieusement au monde une hétaïre – ou, tout au moins, son portrait. Ici, CFT, la prêtresse de la Nouvelle Babylone, parut se donner gratuitement et librement. Londres, un instant seulement, devint New Babylon, raison pour laquelle le député de la Chambre basse, Sir Tory Nicholas Fairbairn, déclara que CFT et GPO étaient des « destructeurs de la civilisation » : le pacte d’argent avait été rompu, tout au moins, corrompu, le Capital sembla trembler sur ses bases…

 

    L’hétaïre parut au bas du ziggurat un moment, puis elle remonta les marches…   

 

 

 

           

 

 



[1] Philosophie de l’argent, Georg Simmel. Ed. Puf, « Quadrige ». 1987. A ce propos, voir le troisième chapitre « L’argent dans les séries téléologiques », et notamment le début du chapitre, pages 235, 236.

[2] Ibid. p. 264.

dimanche 1 mai 2022

DEUX TANNERIES - suite 21 : Impressions d’Afrique

 

Galerie Michel Journiac
Paul-Armand GETTE


Pour le narrateur d’Intermittences, tout fuit, tout se délite, même sa raison et son amour pour Pauline, sa compagne. D’ailleurs, peut-on vraiment parler d’amour entre lui et elle ? À aucun moment du récit, le jeune peintre n’affirme éprouver un sentiment comme l’amour. Pauline est pour lui une jeune femme aimable, attachante, son humeur fantasque lui plaît quelquefois et il accepte ses caprices. A-t-il le choix, d’ailleurs ? Nullement. Ainsi, lorsqu’il refuse Belzébuth, le chat noir impossible que Pauline a recueilli, les parents de cette dernière lui rappellent qu’ils payent l’appartement où ils résident et qu’il n’a donc pas droit au chapitre. Le jeune peintre n’a donc d’autre choix que de suivre sa compagne dans ses dérives, à la recherche de son chat qui s’est enfui d’abord, ensuite dans ses virées avec un groupe de jeunes marginaux qui vivent dans une usine désaffectée. Il ne la suit pas vraiment non plus, puisqu’elle le lui refuse généralement. Le jeune homme est donc le plus souvent seul et isolé dans son appartement d’un quartier populaire de Paris, avec son angoisse de perdre les Assedic, son incapacité à peindre ce qu’il a en tête et La Folle de Soutine qui le hante.

 

    On ne peut pas même vraiment dire qu’il soit un peintre d’ailleurs, puisqu’il ne peint pas ou très peu, qu’il n’y arrive pas, et qu’il n’a pas même de réseau artistique, ni camarades sortis, comme lui, d’une école d’art, ni de galeriste qu’il croiserait, ni même de connaissance aimant l’art pour en parler, quand il en ressent le besoin. Le jeune homme est donc absolument seul avec lui-même et ses rêves de peinture. Et toute la veine romanesque de Celia Levi est dans la description de cette déchéance, en pente douce, d’une jeunesse française entamant sa résilience, après la perte des illusions. Aucun personnage de Celia Levi ne réussit ni ne peut réussir : notre époque ne veut pas leur en donner les moyens. D’ailleurs, le narrateur oublie bien vite son ambition artistique après les premières lettres de refus des Assedic. Ainsi, le 22 octobre, il termine la journée dans son journal par : « Plus que deux cachets à trouver, je m’approche du but. », à savoir devenir un intermittent. Le 20 décembre, sa journée se termine par ces mots : « Je me concentre maintenant sur l’événement positif qui ne saurait plus tarder, mon cadeau de Noël : l’intermittence ! » Le 2 janvier : « Assis à mon bureau, je regarde la folle. Son expression impassible et tourmentée me renvoie à mon incapacité à peindre en ce moment. Cette phase d’inertie me pèse. J’attends avec impatience une réponse des Assedic. » Tout son moi se retrouve aspiré dans cet unique souhait, qui n’aurait dû être qu’un biais ou un palliatif pour ce qu’il souhait peindre : devenir un intermittent prend ainsi le pas sur ses motivations profondes ; dès lors, quand il comprendra que les Assedic cherchent à le radier, il commencera à avoir des cauchemars, ses gencives deviendront vertes, ses dents de déchausseront, il se blessera profondément, deviendra malade, et le tableau La folle de Soutine prendra le pas sur son esprit.

 

    Selon moi, Intermittences est le plus beau livre de Celia Levi, puisqu’il suggère, en demi-teinte, une inversion des motivations qui ont été celles de la bohème durant la révolution culturelle. Non que le narrateur ne se sente bohème ou qu’il souhaite vivre hors des sentiers battus, bien au contraire. À aucun moment, l’idée d’un pas de côté ne lui vient. La dérive procède, comme je l’ai dit à la suite précédente, indirectement de Pauline qui, elle-même, commencera à dériver dans Paris, afin de retrouver son chat noir. Ici donc, le MacGuffin, le prétexte du roman, est la recherche de Belzébuth. Or, à travers les yeux d’un peintre, qui n’a rien d’un anartiste, puisqu’il en est à Soutine et à des réflexions sur la peinture abstraite et figurative, une dérive, plus proche du Paysan de Paris d’Aragon, donc du surréalisme, en un sens, que du situationnisme. En sillonnant Paris, Pauline, comme Aurélia pour Nerval, fera qu’il rencontre en chemin de jeunes clochards qui vivent dans la rue et qui invitent le couple à venir passer une soirée dans leur usine désaffectée. On pense alors aux Impressions d’Afrique du poète Raymond Roussel. Le 2 janvier, le narrateur décrit ainsi, dans son journal, ses hôtes de fortune, lors du réveillon du jour de l’an, qu’ils ont organisé : « Le plus grand qui devait mesurer au moins deux mètres était sourd, ce qui ne l’empêchait pas d’être très volubile car il bougeait les mains frénétiquement, sa chevelure qu’il portait longue et qui semblait crasseuse était aussi rousse que le feu. On aurait dit un géant de conte de fées. Il y avait aussi Moïse, un Africain borgne, noir comme les ténèbres, et bien qu’il ne fût pas sourd comme son camarade, il resta muet toute la soirée. Il scrutait le feu de son œil valide. Sa prunelle noire que je ne croisai qu’une fois me pénétra comme un poignard tant son regard était perçant. Un blond aux cheveux bouclés qui ressemblait à un page des tableaux du Pérugin n’arrêtait pas d’aller et venir aidé d’une paire de béquilles, il lui manquait un pied. Sa petite amie, une créature minuscule à la tête rasée et à la peau diaphane, l’aidait à servir les plats et nous tendait des assiettes faites de mosaïques de débris de verre poli, de bout de plastique et de cailloux. Ce n’était pas sans me rappeler les œuvres des premières années aux Beaux-Arts. »[1]

 

    Nous sommes bien, ici, dans l’Afrique de Raymond Roussel, puisque des hommes, sortis d’une cour des miracles, que n’aurait pas désapprouvée Victor Hugo, semblent convier le lecteur à leurs réveillons, comme, sur la place des Tophées, les citoyens de l’ « Afrique » de Raymond Roussel, se succèdent sur scène pour commémorer le sacre de Talou VII, l’empereur du Ponukélé. Dans Intermittences, le jeune peintre comprend peu à peu, lors de ce réveillon, qu’il est convié à un rituel : « J’étais très étonné par le sérieux avec lequel ils considéraient cette fête, écrit-il. Tout semblait orchestré et pensé longuement à la manière d’un rituel… Toute cette cérémonie se déroula dans un silence religieux. » Lorsque les bouteilles tournent durant la soirée, les convives n’ont droit qu’à trois gorgées de chaque vin et pas une de plus. Enfin, la machine célibataire se met en place, et elle est inframince, comme, après Roussel, pour Marcel Duchamp :

    « Quand il ne resta plus une bouteille de vin, le borgne, qui je le compris était le chef, se leva et disparut. La créature sans cheveux débarrassa les assiettes en un instant. Le page aidé du géant déplaça les caisses et le fauteuil qu’il aligna contre un mur à moitié écroulé. Le page et la créature se prirent les mains et entamèrent en guise d’échauffement une ronde effrénée. Je me demandais comment, bien que privé d’un pied et ne se déplaçant qu’avec des béquilles, le page réussissait ce tour de force. Je compris que c’était la créature qui le soutenait, mon regard tomba sur ses avant-bras qui semblaient d’une puissance prodigieuse. Le géant tournait autour d’eux en poussant tantôt des grognements sourds tantôt des cris stridents. Voir cet Antée à côté de cette pygmée n’excitait nullement le rire mais conférait un sentiment d’irréalité, presque de beauté à la scène. »… à vous, lecteur, de lire la suite du rituel.

 

    Nous avons là une performance artistique qui aurait dû être présentée à la Tannerie, le centre d’art de Pantin, dans lequel Jeanne est accompagnante. L’écriture de Celia Levi sert, en somme, une utopie qui aurait dû avoir lieu, mais qui n’a pas eu lieu, et qui apparaît, en impromptu, dans les songes éveillés d’un jeune homme reclus par la vie.

 



[1] Intermittences, pp. 57-58.