mercredi 26 octobre 2022

DEUX TANNERIES - suite 28 : Sainte Fakma

 

Pierre Klossowski, Scène de tournage (1970)



« Musicalement, on n’est jamais trop parano.

Ça ne coûte rien et ça permet de rester en vie »

 

Frédéric Acquaviva, Enquête de fragrance pour musique létale

 

 

 

    Avant d’en venir à Renée, le personnage du premier récit de Celia Lévi Les Insoumises, il faut, dans cette suite et la suivante, montrer tout ce qu’elle n’est pas. Donc, montrer, révéler, comme, naguère, l’image d’une photographie, qui nécessitait qu’elle fût exposée à une lumière rouge dans une chambre noire, afin de pouvoir apparaître. Renée, comme je l’ai dit précédemment, est la jeune femme hédoniste vraisemblable de notre époque. Deux bains révélateurs devront être nécessaires avant d’aboutir à un développement photographique optimal : le premier bain révélateur est celui formé par Sainte Fakma, un personnage important du Nouveau Monde Amoureux, l’utopie de Charles Fourier. Le deuxième bain révélateur est, bien sûr, celui composé du récit de Cosey Fanni Tutti après sa rencontre avec Genesis P-Orridge, puisqu’une telle artiste incarne, selon moi, une forme d’émancipation sexuelle rendue possible, après les années 60, lors de la révolution culturelle.

 

    Fakma est un personnage utopique servant de modèle pédagogique à Fourier, lors de l’écriture en 1816 de son Nouveau Monde Amoureux. Si la Fakma de Fourier est dénommée sainte, ce n’est pas parce qu’elle a été canonisée par l’Eglise, bien au contraire : sa charité est d’un autre ordre que celui de la Bible. Fakma est plus antique, plus proche, en un sens, des personnages féminins de la comédie L’Assemblée des femmes, telle qu’Aristophane les a mis en scène à Athènes à la fin du quatrième siècle avant JC, que de la pensée chrétienne. D’une certaine façon, l’utopiste Fourier prend au sérieux un type de société, mis en scène avant lui par Aristophane, et qui était une satire de ce qu’était devenue la démocratie grecque à l’époque de Platon. L’utopiste emploie donc une satire politique célèbre de l’antiquité, où les femmes sont moquées, pour transvaluer sa morale, lui faire entendre une autre voix. Entre les réformes mises en place par les femmes grecques d’Aristophane après leur prise du pouvoir à Athènes et celles que Fourier imagine au début du dix-neuvième siècle dans son Nouveau Monde Amoureux (ou NMA), il y a donc un rapport certain, mais aussi des différences, comme on va voir.

    La première de ces différences, qui est essentielle, est celui du régime politique du NMA. L’assemblée des femmes chez Aristophane est un système institutionnel intégralement féminin, dont le régime est communiste, même dans le domaine de la sexualité ; le NMA établit, quant à lui, l’égalité des sexes et l’omnigamie (ce qui, l’on s’en doute, pour la mentalité des lecteurs du dix-neuvième siècle, sembla pour le moins aberrant), mais Fourier entend qu’il y ait encore des riches et des pauvres dans son utopie, afin de laisser aux hommes la possibilité de pouvoir changer de condition sociale (l’utopie fouriériste, si elle est un socialisme, demeure libérale, donc capitaliste). Même si le philosophe Engles a fait de Fourier un précurseur du communisme, celui-ci, en son temps, s’était bien gardé de l’être ; il n’y a même pas plus farouche opposant à une révolution politique, de quelque ordre que ce soit, que lui.

    En revanche, ce que Fourier conserve de l’agora féminine du grand Aristophane, c’est le droit selon lequel les femmes et les hommes laids, décatis ou impotents aient aussi une sexualité épanouie. Dans L’Assemblée des femmes, ce droit est instauré, après coup, pour pallier une injustice que la nature a causée, et il est exaucé en imposant, en retour, le devoir citoyen, qu’hommes et femmes jeunes, beaux et bien faits doivent à ceux que l’âge, la vie ou la fortune ont lésés : dans la comédie d’Aristophane, il y a l’obligation faite à la jeunesse et à la beauté de se laisser consommer sexuellement, un jour de la semaine, par celles et ceux qu’elles n’ont pas l’envie ni l’idée d’approcher : l’injustice due au sort est alors compensée par une autre forme d’injustice autrement perverse : le travail d’intérêt général sexuel. Ici, le génie de Fourier sur la comédie antique d’Aristophane a été de montrer que, par l’émulation pédagogique, ce qui naturellement rebute dans la laideur, le handicap ou la vieillesse peut devenir un objet de recherche convoité, si la culture offre des compensations d’ordre symbolique ou matériel. Dans les Phalanstères, le dévouement et la charité d’ordre sexuel sont alors recherchés, parce qu’ils permettent aux jeunes de parvenir à un titre honorifique des plus convoités, celui de saint ou de sainte mineurs[1]. Dans le Nouveau Monde amoureux, la jeune et belle Fakma est ainsi une sainte de l’ordre mineur et elle est donc respectée, désirée et, dans le même temps, vénérée pour cela. Chez Fourier, les problèmes de l’humanité, dont le sexe fait partie, doivent ainsi être résolus par l’émulation de tous par tous. Les passions, en l’occurrence, ne sont plus interdites mais approuvées, et leur cours toxique, néfaste ou nocif, est contrebalancé, donc équilibré, par la participation de chaque individu dans l’ensemble : chaque passion toxique ou nocive trouve son répondant dans l’un ou l’autre désir éprouvé par un membre quelconque de l’un ou l’autre sexe, exactement comme une note de musique en appelle une autre pour former une harmonie.

    Toutes formes de règles amoureuses, même les plus extravagantes, ne peuvent donc plus être réprimées, tout est réglé et régi par un Game vu, su et connu de tous, puisqu’il n’y a plus rien à cacher. En somme, l’amour n’est plus ce jeu fasciste que critiquaient David Graeber et Mehdi Belhaj Kacem dans L’anarchie – pour ainsi dire (et dont je parle à la Suite 24 de Deux tanneries). Le mystère des sentiments intimes étant réduit à portion congrue, nous sommes aussi aux antipodes de l’amour courtois et romantique. La monogamie et le mariage monogame ne sont plus considérés comme étant des institutions sacrées, mais, délaissés et méprisées comme étant des formes sociales ladres et avaricieuses, chaque habitant de l’un ou l’autre phalanstères du NMA s’adonne librement à la polygamie ou à l’omnigamie, à sa convenance. En outre, entre phalanstères, plusieurs joutes amoureuses arbitrées par des confesseurs, prêtres, matrons et matrones sont, chaque année, instaurées afin d’établir les phalanges championnes d’amour. Nous serions donc assez proches du monde sadique du divin marquis, reproduisant les erreurs et errances de l’Assemblée des femmes pour que maîtresses et maîtres en jouissent égoïstement, ou, même, le NMA est à quelques pas du roman d’anticipation Les Monades Urbaines de l’écrivain américain Robert Silverberg décrivant pour demain une dictature hédoniste, si chaque habitant n’était libre de disposer librement de son corps et de participer ou non aux activités de sa phalange, en fonction de ses envies et de sa personnalité. En revanche, Fourier est très clair là-dessus, dans le NMA, il y a toujours des transitions, contrairement à la société de consommation exhortant chaque heure ses membres : il y a donc des périodes où femmes et hommes peuvent se reposer comme ils l’entendent et selon leurs besoins : « Personne en Harmonie, déclare ainsi Fourier, n’est polygame habituel, omnigame habituel, personne ne se voue sans relâche à des céladonies[2] composées […] L’on pratique toujours des alternats d’amour égoïste qui est considéré comme un état de sommeil social. »[3]

    Le NMA de Fourier suit donc un ordre binaire entre activités sociales et repos individuel, assez proche de celui des Inuits, tel que l’anthropologue Marcel Mauss a pu l'analyser en 1904, dans son « Essai sur les variations saisonnières des sociétés eskimos ». Selon Marcel Mauss, dans l’ethnie inuite, il y avait alors, en effet, un dualisme fondé sur le rythme saisonnier caractéristique du climat arctique : la société eskimo était duelle, partagée entre le communisme économique et sexuel, durant l’hiver, et l’individualisme et la monogamie amoureuse lors de la saison estivale. Les phalanges du NMA elles-mêmes, si elles ne sont pas soumises à un rythme saisonnier aussi radical que l’Inuit (et pour cause), sont organisées par le même rythme duel : la période de repos, certes déconsidérée, puisqu’égoïste et monogame (et que les membres des phalanges prennent quand le besoin s’en fait sentir), puis les jeux socialistes et omnigames forment l’ensemble des activités annuelles du NMA. Mais l’amour sentimental ou « céladonisme » constitue la note fondamentale, le limon fertilisant le sol de la civilisation harmonienne ; pour Charles Fourier, l’amour pur et désintéressé, ou " céladonie ", demeure le sentiment amoureux le plus important, car il permet aux hommes et aux femmes de cultiver des liens profonds leur permettant de grandir. Rien n’est donc plus éloigné du monde décrit par Choderlos de Laclos dans ses Liaisons dangereuses. 

    Au cours d’une guerre galante, qui est une forme de joute d’amour à laquelle participent officiellement tous les Phalanstères d’Harmonie, le Tourbillon de Gnide (tel est le nom du Phalanstère évoqué par Fourier dans son NMA) capture une troupe de chevalerie errante où se trouve Fakma, personnage héroïne et sainte, révérée de tous. Celle-ci, qui se trouve aussi être une géante, en somme une merveille de la nature, cherchait alors à rentrer chez elle le plus rapidement possible, afin de se reposer de l’amour sensuel qu’elle venait de vivre trop intensément avec le Khan d’Arménie. Lors de la « Séance de rédemption », à laquelle les perdants doivent se plier, la règle veut que les otages dictent les conditions de leur libération à la phalange victorieuse ; les otages deviennent alors, par un retournement des valeurs guerrières dont les Harmoniens sont coutumiers, les hôtes, c’est-à-dire les invités en même temps que les maîtres de céans du camp vainqueur. L’écrivain Klossowski dans ses Lois de l’hospitalité reprendra un tel renversement des principes, qui forme même la matrice de son œuvre. Le philosophe René Schérer décrit ainsi, dans son essai Zeus hospitalier, le Game de la séance de rédemption : « La règle, écrit-il, est que les captifs, en séance public, se rachètent en se prêtant aux désirs des sociétaires du tourbillon, mais sous certaines conditions qu’ils fixent eux-mêmes, car rien ne se fait en Harmonie en dehors du consentement mutuel. »[4]

    Il faut ici répéter les derniers mots de René Schérer, qui forment la fiction légale fondant l’institution des échanges sexuels du NMA : « Rien ne se fait en Harmonie en dehors du consentement mutuel. » J’emprunte ici la notion de « fiction légale » à l’anthropologue Mary Douglas qui l’emploie dans son essai De la Souillure, lorsqu’elle décrit la façon dont les sociétés déterminent les échanges sexuels de leurs membres ; j’y reviendrai bientôt.  

    Dans le Nouveau Monde Amoureux de Fourier, puisque la parole et les corps doivent tous demeurer libres de leurs choix, il n’y a donc pas de vainqueurs ni de vaincus, ni gagnants ni perdants, au sens courant du terme. La Séance de rédemption est donc la poursuite de la joute d’amour que les Phalanstères organisent entre eux, son déroulement ludique établi sous la forme d’un règlement des comptes ouvert au débat. Le jeu amoureux continue sous la forme de la dispute, puisque perdants et gagnants (ou gagnants et perdants) ont leur mot à dire. Fakma accepte alors de se prêter à ses huit ravisseurs, ceux qui désirent une aventure amoureuse avec elle, mais à la condition que cette aventure avec l’un puis l’autre membres de Gnide soit, pour une fois, purement céladonique et désintéressée. Ce que la géante Fakma recherche alors, est, en quelque sorte, d’atteindre à la saison estivale, telle que les Inuits l’ont vécu avant l’arrivée des missionnaires jésuites (ce qu’on appelle encore quelquefois, de nos jours, une « intégration réussie dans la civilisation moderne »), loin des froids hivernaux du Grand Nord entraînant chaque couple eskimo à pratiquer l’échangisme. Fakma pense alors à elle et au repos, un repos, là, uniquement individualiste et égoïste, ce qui choque ses huit prétendants du tourbillon de Gnide, mais aussi tous les Harmoniens qui entendent sa proposition. Il leur semble alors que les règles et le principe-même de la séance de rédemption sont enfreints, qui plus est par une géante et une sainte. Le choix du repos lors de la période des guerres galantes est, selon eux, indigne de Fakma. La sainte accepte alors de se prêter à ses huit soupirants de Gnide, si l’un d’entre eux a, avec elle, une aventure purement céladonique (c’est-à-dire vulgairement platonique). Le dilemme, qu’elle provoque, devient alors proprement cornélien, puisqu’en Harmonie l’un des membres se devra d’être lésé, ce qui semble encore impossible aux huit soupirants. Répétons-le : en Harmonie le statu quo ne se conçoit pas, il n’y a pas de laissés pour compte.


 


Central Bazaar, Stephen Dwoskin (1976)

Extrait du film


    Si l’on en revient ici au film de Stephen Dwoskin, Central Bazaar, la frustration, que les acteurs anglais ont alors ressenti en 1976 dans la maison de Dwoskin, est due au fait que, dans nos sociétés, les pratiques amoureuses ne sont pas soumises à des règles du jeu ritualisées et à un Game – une telle idée nous paraît même proprement scandaleuse. Chacun en reste donc à son quant à soi, par peur de perdre la face – ce qu’on nomme le « respect de la sphère privée » et qui est censé nous protéger de toutes formes d’imprévu ou de prédation. Pourtant, le Game énoncé par Dwoskin aux actrices et acteurs de Central Bazaar est alors très clair : « Fais ce que voudras » Sous l’œil de Dwoskin et de sa caméra, jamais devise n’a même été plus limpide : actrices et acteurs sont alors aux portes de l’abbaye de Thélème, à l’orée donc du Nouveau Monde Amoureux, et jamais, peut-être, film n’a mis des actrices et des acteurs aussi près d’aboutir à une forme (certes éphémère) de communisme sexuel. D’où la frustration terrible des personnages que le film de Dwoskin dévoile à l’écran. Ainsi, à la fin des années 70, aux portes du NMA, les acteurs de Central Bazaar en reviennent, malgré eux, au refoulement de leurs pulsions, puisqu’aucune joute d’amour ni de séance de rédemption ne sont établies pour eux. Central Bazaar de Dwoskin révèle ainsi, de façon lancinante, comment la société de consommation laisse l’homme seul avec ses désirs, et la déréliction consécutive à un tel état d’insatisfaction. Critiquant le procédé par lequel notre civilisation fait l’économie de ses pulsions, René Schérer écrit à ce sujet dans Zeus hospitalier : « La société résout ce problème [celui que nul ne reste insatisfait] par le refoulement, une sublimation désexualisante. L’utopie harmonienne, dont le principe est que nul ne doit, ni ne peut renoncer à ses passions, met en jeu, nécessairement, des modes complexes de calcul passionnel et de combinaisons correspondant au problème : comment faire tenir ensemble des incompatibles ou des exclusifs ? »[5]  

     Aucune société ne prend en charge l’ensemble des passions humaines, aucune société n’envisage même qu’elle puisse ou qu’elle doive les exaucer ; au pire, elle cherchera à les réprimer ou à les criminaliser plutôt que de chercher à les satisfaire, au mieux elle demandera au cinéma, aux écrivains et aux artistes de les sublimer. Il est aussi, bien sûr, plus simple de choisir, comme mode de sélection de nos saints ou de nos héros, ceux qui sont parvenus à des formes de refoulement telles qu’ils ont atteint à l’excellence dans un domaine ou dans un autre considéré comme positif et sérieux (art, science, urbanisme, génie industrielle, valeurs militaires, charité, dévouement religieux ou philanthropie, etc.). Le génie de Fourier est d’avoir montré que l’exaucement de toutes les passions, même les plus singulières ou infamantes, pouvait être établi par l’ensemble des membres d’un groupe ou d’une société, sans qu’il n’y ait besoin d’en passer par le refoulement, les interdits ou la répression. Ainsi qu’on peut le voir, à la suite de la séance de rédemption racontée par Fourier dans son NMA :

    - La géante Fakma pose, comme on l'a vu précédemment, un nouveau dilemne à ses huit prétendants sociétaires du tourbillon de Gnide : l’un d’entre eux devra choisir une aventure purement platonique avec elle, pour que les sept autres puissent la consommer charnellement. Or, ce qui semble être un marché équitable n’en est pas un dans le NMA, puisqu’il faut satisfaire tout le monde. Ainsi, Clitus, l’un des huit soupirants de Fakma, quitte la séance de rédemption, scandalisé par ce qui lui semble être du chantage affectif ; il faut alors qu’un jouvenceau nommé Isaum, aspirant au titre de saint mineur (comme l’est Fakma) et « pro-saphien », prenne la place de Clitus et se dévoue à la séance céladonique avec la géante, pour que tout le monde y trouve son compte.

     Paradoxalement, dans le NMA, le problème n’est pas que les hommes aient des passions, le problème est de ne pas en avoir, comme le démontre le récit de Fakma, puisqu’un tel manque de passion est susceptible de laisser d’autres harmoniens insatisfaits. Il faut alors de jeunes Isaum, prostitués aspirant à une sainteté d’ordre mineur, acceptant en somme les variations saisonnières de leurs partenaires, entre un hiver orgiaque et un été égoïste et monogame, pour que l’utopie puisse se poursuivre harmonieusement. Ici, la bonne marche de l’Harmonie, tient au nombre des Fakma et des Isaum assez généreux et charitables pour désirer ce qui, ordinairement, rebute ou affaiblit. L'incomplétude est résolue par une pornologie établie sur la charité sexuelle ; une charité à la chair-même. 



Le groupe Throbbing Gristle - de gauche à droite : Chris Carter, Cosey Fanni Tutti, Genesis P-Orride, Peter Christopherson (Sleazy)

     Rien de tout cela n’existe, bien sûr, pour les acteurs de Central Bazaar de Stephen Dwoskin, rien du NMA ne semble pouvoir exister dans notre monde, et pourtant, la jeune Cosey Fanni Tutti, après le scandale de l’exposition Pornographie à l’ICA de Londres, se retrouve, bien malgré elle, à endosser la fonction de sainte de l’ordre mineur, au sein de Throbbing Gristle, le nouveau groupe qu’elle a fondé avec Genesis P-Orridge, pour qu’émerge, avec le mouvement punk, un nouveau genre musical : la musique industrielle. Entraînée dans la dynamique du groupe initié par GPO, elle endosse alors, coup sur coup, les rôles de Sainte Fakma et d’Isaum, afin que l’utopie thélémite de l’apprenti-sorcier Genesis puisse poursuivre son œuvre, bon gré mal gré. CFT devient alors une sainte paradoxale, essayant d’accorder l’inaccordable, entre un GPO narcissique et régressif, mais qui se trouve pourtant être, lors des concerts, une bête de scène charismatique, le musicien Chris Carter, qu’elle aime de plus en plus et qui devient l’ingénieur du son Throbbing Gristle – soit le premier mur du son de l’histoire émis en Europe sur les ondes radio – et Sleazy aka Peter Christopherson, un jeune artiste homosexuel fasciné par toutes les formes de jardins des supplices, et qui créera, après ça, le groupe Coïl, dont les nappes sonores sortent, comme ÇA, des bouches d’égouts, pour emmener sous terre les petits garçons fascinés par les clowns. Les origines du son de Joy Division, de Nine Inch Nail, l’album Outside de David Bowie en 1995 ou, hélas moins connu, le son brut et bruitiste électro du groupe suisse The Young Gods ou des ex-Tétines noires aka Dead Sexy, l’origine du son bruitiste dadaïste et électrochoc noise, tel qu’on peut l’entendre de nos jours, a son origine là, dans le dévouement d’une femme, pour que des particules inflammables puissent tenir ensemble dans le même caisson, jusqu’à ce qu’une masse sonore jamais produite émerge de leurs frictions et explose, comme le premier propulseur de fusée grillé dans le désert du Mojave par le pionnier Jack Parson.

    Le premier propulseur de fusée grillé dans le désert du Mojave par Jack Parson forme la source samplée du son Throbbing Gristle.

 

    Par amour pour le musicien Chris Carter, tandis qu’elle est en union libre avec Genesis, CFT sent qu’elle doit tout faire pour que le premier album du groupe voie le jour : ce sera un album blanc, comme une chemise de dossier, avec un titre de compte-rendu administratif, The Second Annual Report. Elle écrit, dans Art Sexe Musique, les raisons qui l’ont alors poussé à percer les tympans des Britanniques : « Perdre Throbbing Gristle, c’était perdre Chris [Carter]. C’était notre histoire d’amour qui faisait tourner la machine. Si j’avais quitté Gen à ce moment-là, ou si Chris était parti, TG serait mort avant même d’être vraiment né. Nous allions tous voir ailleurs, tantôt ouvertement, tantôt secrètement. Si TG était dysfonctionnel, toujours à deux doigts de sombrer, c’était à cause de ses composants : comme nos machines, nous risquions de basculer dans le vide à force de repousser les limites. Par contre, abstraction faite des tensions qui venaient de nos relations, j’adorais TG. C’était la première fois que j’étais contente de faire du son, que ça m’inspirait. Explorer de nouvelles façons de faire un autre genre de ̎ musique ̎ , c’était enivrant. Je sentais la découverte approcher : il y avait tellement de choses à faire. »[6]



 Throbbing Gristle : The Second annual Report



    Pour garder Chris Carter, le bruit de l’explosion Throbbing Gristle doit alors être optimal et l’Harmonie fouriériste devenir Dysharmonie. Les quelques rares anglais qui achèteront la première mouture de The Second Annual Report deviendront musiciens et terroristes dans un même élan. Mais ici, les bombes sont sonores, la seule victime des attentats de Fakma aka CFT est la membrane séparant le canal auditif de votre oreille moyenne. Vous pouvez toujours demander à votre ORL un mot en vue d’un procès contre le groupe, peut-être CFT vous répondra-t-elle. « À l’atelier, raconte CFT,  nous utilisions les fréquences les plus extrêmes pour faire des expériences et l’un d’entre nous restait à côté du ̎ bouton d’arrêt d’urgence ̎, pour couper le courant quand le son devenait insupportable. Nous nous sommes retrouvés dans des états de vision ̎ tunnellaire ̎, l’estomac pris de spasmes, le pantalon plaqué sur les jambes. »[7]

     Le lecteur imagine généralement assez mal que la musique puisse être polluante ou létale, ou qu’une enquête de flagrance puisse être mise en œuvre contre elle, il y a là comme une dissonance cognitive. « La musique adoucit les mœurs » estime la raison, c’est même une opinion contre laquelle elle a du mal à lutter ; il en demeure un point sourd dans les canaux auditifs, pendant du point invisible dans l’œil. On comprend encore plus difficilement qu’une jeune femme puisse se mettre en quatre, jouant les mères, les femmes dominatrices et soumises, apportant l’argent du foyer, son chorus à la guitare puis les courses, au milieu de trois apprentis musiciens, pour qu’une telle pollution sonore advienne – et non seulement qu’elle advienne, mais aussi qu’elle entraîne, après coup, un nouveau genre musical, ayant son étiquette Musique industrielle dans les bacs de disques, à côté du punk et de la musique indépendante, à partir des années 80. C’est pourtant ce qu’a fait CFT en réalisant pour elle-même sa propre bulle de subculture.

    Donc, CFT est Fakma et Isaum dans le même temps, instituant dans Throbbing Gristle la fiction légale du gagnant-gagnant, à chaque séance de rédemption dans son couple à quatre, qui ne nous paraît impossible, utopique, ou simplement inédit et excentrique, que parce que nous avons la vue courte. Dans un essai De la souillure, l’anthropologue Mary Douglas montre pourtant comment, dans certaines sociétés, des formes d’union libre peuvent être acceptées pour les femmes et les hommes, afin que la paix des ménages ait lieu hors mariage. Mary Douglas écrivait à ce sujet dans De la souillure : « Dans de nombreuses sociétés où les individus ne sont ni contraints ni tenus de jouer le rôle sexuel qui leur est imparti, la structure sociale repose cependant sur l’association des sexes. On trouve dans ces sociétés des institutions particulières, subtiles et casuistiques, qui apportent un soulagement, de l’aide. Les individus peuvent, dans une certaine mesure, céder à leurs penchants, parce que la structure sociale est assouplie par des fictions diverses. »[8]

    Le NMA de Fourier est donc un scénario social vraisemblable et qui se retrouve dans nombre de cultures et de communautés, comme le prouve le récit de vie de CFT lui-même. La communauté avec laquelle CFT a vécu relève, par ailleurs, d’une catégorie sociale analysable, dans la théorie culturelle formulée par Mary Douglas après son essai De la souillure. En tant que phénomène contre-culturel, le groupe de Throbbing Gristle appartient, de par sa constitution et les valeurs culturelles qu’il prône, à la catégorie Secte de la théorie culturelle de Mary Douglas. La Secte, comme structure sociale, qui n’est pas nécessairement religieuse ni néfaste, se situe à côté de celle de la Hiérarchie, du Marché et des Isolés, et elle se retrouve à devoir cohabiter, bon gré mal gré, avec elles. Les Isolés forment eux aussi une structure analysable, même s'ils constituent, selon M. Douglas, une masse plutôt atomisée.

    On peut décrire la structure de la Secte, telle que définie par la théorie culturelle, de la façon suivante : la secte peut désigner le groupe des prophètes de tels ou tels peuples premiers, mais aussi le parti bolchévique avant la révolution russe de 1917 ou le courant actuel de l’écologie politique (Pour certains anthropologues comme Mary Douglas et David Graeber, Marx et Bakounine sont des prophètes, ce qui, à l’occasion, fait se fulminer le philosophe Alain Badiou, pour qui le communisme reste une idée moderne). La Secte est un groupe soudé qui possède des liens d’amitié forts, la communication est horizontale, sans rapport hiérarchique direct ou indirect entre ses membres. La Secte cherche à former une enclave, en marge et à la périphérie de la société à laquelle elle appartient et qui, selon elle, constitue un risque – qui peut être bien réel mais aussi illusoire –, et contre lequel elle peut chercher à se protéger et résister (ainsi des premiers chrétiens dans les catacombes à Rome, mais aussi les gnostiques du deuxième siècle après JC ou les cathares au XIIè siècle, toutes formes de minorités culturelles devant se défendre peut ainsi se retrouver à devoir se constituer en tant que Secte). La Secte, comme structure, emploie donc généralement la Mètis ou art grec de la ruse, dans ses rapports avec les autres aires culturelles, et notamment avec celle du Marché (chevalerie, banque, commerce, entreprise) et des Hiérarques (Eglise, Etat, Bureaucratie, Ecclésia grecque, etc.). La secte, comme structure et enclave, forme ainsi une dynamique essentiellement négative au sein de la société, elle désigne, en somme, (et qu’elle le veuille ou non) les franges, les marges, l’espace flou et liminaire entre le profane et le sacré, le propre et l’impropre, le bien et le mal ; elle est le déchet et le terreau, la putréfaction et la régénération des sols, des êtres, des symboles et du vivant. Son discours et son idéologie sont donc intrinsèquement ceux de la dialectique, de l’utopie et du millénarisme.   

    Ainsi, la femmanimale Cosey Fanni Tutti joue en 1977 les actrices du X pour son art en même temps que les musiciennes, mères charitables et ramenant l’argent du foyer dans son ménage libre à quatre, pour que les machines du musicien Chris Carter, qu’elle aime alors de plus en plus, lâchent leurs bombes sur les ondes, avant le splitt fatal, l’obsolescence programmée de la Secte Throbbing Gristle. CFT est Sainte Fakma et Isaum pro-saphien pour le fils unique Genesis P-Orridge, Brille-babil de la contre-culture, ensuite pour Chris Carter qui deviendra sa moitié, enfin pour l’artiste du gore et médecin légiste inverti Sleazy aka Peter Christopherson, qui deviendra après ça le musicien magik du groupe Coil.

      Ici, contrairement aux utopies, tout dysfonctionne, les êtres et leurs actes deviennent déceptifs, tout augure le point de rupture, la faille fatale qui grandit vaille que vaille, à mesure que les masques tombent. Chacun joue pour lui son air préféré. C’est l’été sur la banquise, les corps – surtout celui de Genesis – se relâchent, attendant qui sa tasse de chocolat, qui sa sucette, de l’argent ou à tirer la couverture sur lui. L’ingénieur du son industriel Chris Carter se retrouve alors souvent bien seul à devoir remplir son cahier des charges, il rêve, naturellement, d’envoyer tout balader. Par contre, quelque chose couve, grossit, se développe puis sort du sol, les cadavres remontent à la surface, telle la charogne du jeune Philippe Greenleaf, pris dans les cordages, à l’arrière du voilier d’Alain Delon, dans le film Plein Soleil de René Clément. Peter Christopherson a déposé le nom Industriel Record qui devient alors l’un des tout premiers labels indépendants de l’histoire du rock, avec New Hormones, le label du groupe punk des Buzzcocks. Le mal, oui, remonte à la surface, l’infamie devient une marque de fabrique, et New Hormones des Buzzcocks, tout indépendant et punk qu’il soit, fait, à côté, figure de maison de disques pour jeunes filles et catéchumènes. Le logo d’Industrial Records représente un des crématoires du camp de concentration d’Auschwitz, le slogan choisi est « Industrial Record for industrial people » ; jamais logo et slogan n’ont été plus infamants, la stratégie marketing fonctionne alors sur le mode du repoussoir, aucune industrie musicale ne peut alors voir ni entendre cela. La guerre totale devient une ritournelle mise en boucle par les premiers samples musicaux. En sommes, pour reprendre le titre d'un livre de l'historien du nazisme Johann Chapoutot : vous êtes libres d'obéir. 1992 : le groupe Nine Inch Nail diffuse Happiness in Slavery, version courte du Discours sur la servitude volontaire d’Etienne de la Boétie. Nous en sommes encore là. 

    1981 : l’écrivain William Burroughs publie en cassettes sur Industrial Records, quelques-unes des archives sonores de sa révolution électronique : ce sera Nothing Here Now but the Recordings. Burroughs imagine encore alors que le bruit entropique des communications de masse peut fonctionner comme une entité virale, un virus permettant de déconstruire l’esprit de l’auditeur pour le sauver.

    Une forme de pollution poétique et sonore qui deviendrait par là-même régénérante ; une part maudite de la communication, sa négativité absolue, en mode fusion de masse, et capable, semble-t-il, de déconditionner les usagers de la société de consommation.

    On y croit.

    On voudrait y croire encore.

    La charogne de Philippe Greenleaf à l’arrière du voilier, pour Alain Delon, est une image, celle de la dernière séquence du film Plein Soleil dans le film de René Clément. Le mal est montré de face, sans filtre, un peu comme si l'on met un chat le nez dans sa merde, en espérant qu'il ne recommencera plus. On espère, on y croit, comme au cut-up, à la révolution électronique de Burroughs ou aux vaticinations des derniers prophètes, rouges ou verts, appelant à une société de la sobriété, avant Armageddon.   

    On imagine Armageddon.

    A force d’alarmes et d’alertes incendies, plus personne ne voit l’incendie pourtant. À qui est cette odeur de brûlé ? C’est ma peau ou bien quelqu’un d’autre crame dans la pièce ? On voit le cadavre de Philippe Greenleaf, plein soleil sur son cadavre. Le cadavre de Philippe Greenleaf est à l’écran. Philippe Greenleaf est bien mort. La maison brûle bien elle aussi, comme le pavillon d’or pour Mishima. 

  Le petit chat se sent coupable maintenant d'avoir foutu la merde, il vous promet qu'il ne recommencera plus. Faites-lui confiance.



 



William S. Burroughs - Nothing Here Now But The Recordings (LP)


 *



Plein soleil, film de René Clément (1960) 
- Photographie de la séquence finale : le cadavre de Philippe Greenleaf




[1] Ici, je ne rentrerai pas dans les détails de la classification de Fourier entre héros et saints, ou majeurs et mineurs, mais une telle classification, dont les utopistes sont généralement friands, se trouve aisément dans Le Nouveau Monde Amoureux, pour qui le souhaite.

[2] Dans l’échelle des transformations du sentiment amoureux, le premier stade est, chez Fourier, celui du céladonisme, ou amour pur, sentimental et « dégagé de désirs sensuels », où se nourrissent toutes les illusions romantiques ou romanesques. A partir du céladonisme, qui est l’essentiel (et forme une « base » comme la base de la pâte dans la pâtisserie), l’utopiste élabore une échelle de cinq stades amoureux aboutissant à l’omnigamie et à l’orgie.

[3] Charles Fourier, « De l’alternat en amour (en éclipse et combiné) » In Théorie des quatre mouvements, Fourier. Editions Les Presses du Réel. Collection « L’écart absolu ». Dijon : 2009. P. 495.

[4] René Schérer, Zeus hospitalier. Éloge de l’hospitalité. Editions La Table Ronde. Coll. La Petite Vermillon. 2005. P. 180.

[5] Ibid. P. 182.

[6] Cosey Fanni Tutti, Art Sexe Musique. Pp. 217, 218.

[7] Ibid. P. 234.

[8] Mary Douglas, De la souillure. Essai sur les notion de pollution et de tabou. Editions La Découverte. 2001. Chap. 9 « Le système entre en guerre avec lui-même », où Mary Douglas parle précisément du risque social de la guerre des sexes. P. 156.