jeudi 18 août 2022

suite 27 : du loup

 



« On ne devrait pas revoir les idoles de sa jeunesse. Notre passé se rétrécissait

sous mes yeux, comme la peau de chagrin de notre amitié, réduite par la vie à un presque rien. Ce n’était pas seulement par ce qu’il était devenu, un fonctionnaire borné un peu exotique, que Victor nous décevait : c’était par le doute qu’il introduisait sur notre passé, sur ce que nous avions réellement vécu. »

 

L’amphithéâtre des morts, Guy Hocquenghem

 

 

 

    Il n’a, sans doute, échappé à personne que, dès l’entrée de mon essai, j’ai déclaré vouloir parvenir à une forme proche de la fugue en musique, en comparant une femme réelle à un personnage de roman : j’écrivais aussi que mon essai, à cause du sujet qu’il s’était choisi, devait être raté, tant dans la forme que dans le fond. Par là, mon propos est de montrer qu’un certain style de vie affranchie, ayant été revendiqué à gauche durant les Trente Glorieuses, nous semble impossible actuellement, parce qu’il est hors de nos critères de validité nomologique. C’est donc d’une perte radicale dont je parle. Un type d’existence nous est devenu impropre, non seulement parce que l’économie nous empêche d’y accéder, mais aussi parce que notre culture n’a plus de mot ni même la possibilité de le percevoir en tant que type : Cosey Fanni Tutti n’est alors plus qu’une image hors référent, hors contexte, sa vie vécue et concrète des années 70, parce qu’utopique, nous semble a priori impossible, alors même que Jeanne, la personnage du roman La Tannerie de Celia Levi, nous paraît vraie, puisque dystopique. La précarité ayant été institutionnalisée dès les années 80, nous avons, malgré nous, pris l’habitude de récits dont les personnages ont des jobs à la con ou des jobs de merde ; et maintenant, la survie commençant à être institutionnalisée à l’approche de la catastrophe climatique, nos sociétés en viennent à l’éthique de la responsabilité du philosophe Hans Jonas comme une bouée de sauvetage, sans même chercher à faire payer l’ardoise à ceux qui, depuis le début, sont responsables du dérèglement climatique, sans même qu’ils ne craignent d’être arrêtés. L’humanité survivra peut-être, mais « responsables » (sic), en ayant la peur de l’avenir pour fondement heuristique, comme le préconisait Jonas, et en lisant Barjavel et JG Ballard comme étant des romanciers réalistes de la fin du vingtième siècle. Nous en sommes déjà depuis trente ans, pour nombre de villes modernes ayant été désindustrialisées, à la version cyberpunk et infernale décrite par William Gibson dans son œuvre, tandis que les rues de Los Angeles ressemblent actuellement à celles filmées par Ridley Scott dans Blade Runner : maintenant, les tentes des sans-abris la jonchent à deux pas des immeubles de millionnaires, mais de réplicants et de voitures volantes, il n’y a, bien entendu, pas la moindre trace.

 

    C’est maintenant que Cosey Fanni Tutti nous semble réelle et authentique, en découvrant ses déboires amoureux avec Genesis P-Orridge. L’histoire de Jeanne, l’« accompagnante » du roman La Tannerie de Celia Levi, commence à s’harmoniser avec le contrepoint CFT, puis CFT s’accorde de mieux en mieux avec Jeanne, en rompant avec GPO pour vivre avec Chris Carter, le quatrième musicien du groupe Throbbing Gristle. Throbbing Gristle splitte donc, tandis que cantus firmus et contrepoint se mêlent progressivement. CFT s’arrête alors de faire du nu et elle se consacre à l’art, à la musique et au foyer qu’elle fonde avec Chris Carter – ici j’anticipe sur les événements jalonnant la vie de l’artiste anglaise, mais la mélodie sur laquelle la fugue a commencé est bien en-deçà de ce que CFT a réussi dans sa vie : La Tannerie se termine, quant à elle, sur une Jeanne toujours célibataire et cumulant les CDD – le final sera pathétique. Une mélodie lente et grave qui a encore du mal à imposer son motif au contrepoint, mais quelque chose avance pourtant, puisque, comme on sait, la musique adoucit les mœurs. Fugue rétrograde donc, ou « à l’écrevisse ». La difficulté étant, avec Jeanne, de trouver des choses à dire, là où il n’y a presque rien. J’ai donc dû aller creuser Jeanne, qui donne le la de nos vies quotidiennes, en me servant du récit des personnages dans les autres romans de Celia Levi. Pour le développement propre de la fugue, insister sur les saloperies de GPO envers CFT, cela donnera au lecteur le sentiment que tout est bien qui finit bien. Accentuer le côté pervers du personnage GPO. Un passage de l’essai d’Alain Deneault, L’économie psychique, va, ici, peut-être m’y aider…

 

    Le nom du philosophe québécois Alain Deneault ne doit pas être inconnu du lecteur, puisque j’ai parlé de son travail sur la notion d’économie à deux moments de cet essai : lorsque j’ai montré que la culture et son régime de représentation sont déterminés par une économie, à partir de ce que Freud appelait la « monnaie névrotique » (à la suite 5) ; puis lorsque j’ai signalé comment, aujourd’hui, la culture et les arts sont maîtrisés par des intérêts privés issus de la gouvernance, soit un régime politique provoqué par la collusion de la politique avec le Capital après la chute du mur de Berlin, ce qu’Alain Deneault nomme, pour aujourd’hui, la médiocratie (suite 16), une notion proche de ce que Michel Surya désigne, quant à lui, du terme de domination (j’y reviendrai). Le thème de l’économie est central chez Alain Deneault, depuis sa thèse dirigée par Jacques Rancière sur l’argent chez le philosophe allemand Georg Simmel. Deneault a saisi que, publiés tous deux en Allemagne en 1900, à l’aube du vingtième siècle, L’interprétation des rêves de Freud et Philosophie de l’argent de Simmel parlaient de l’intendance, donc d’économie, l’un dans le domaine de la psychologie et l’autre en sociologie : « Par un lexique métapsychologique aux connotations économiques, écrit à ce sujet Deneault dans son essai L’économie psychique, L’interprétation des rêves étudiait sur un plan psychique le phénomène de condensation et de déplacement du sens que Simmel observait à la Bourse. Lu en relation avec l’œuvre de Simmel, l’ouvrage met en évidence la dimension onirique qui caractérise le rêve économique, caressé par le capitalisme monétaire et marchand. »[1]

 

    Deneault, en tant que philosophe, cherche à rendre à l’économie sa dimension pluridisciplinaire, à travers son histoire dans les champs du savoir. L’économie n’est plus, sous sa plume, une science aux accents théologiques, faisant du banquier un demi-dieu, et des multinationales, les nouveaux territoires des Olympes ou des Enfers ; il n’est d’ailleurs pas le seul auteur à avoir commis une généalogie de la notion d’économie (puisque dans l’antiquité les philosophes grecs l’employaient déjà). Ainsi, avec l’Eglise byzantine, nous apprend la philosophe Marie-José Monzdain dans Le commerce des regards, l’économie fut un moyen au service de la théologie, afin d’accréditer une fin des temps, qui, siècle après siècle, devenait plus inaccessible (certains fidèles s’épuisent pourtant encore, de nos jours, à en chercher les signes)[2] ; l’économie devint ainsi un domaine de la théologie s’occupant de la gestion et de l’administration de l’attente terrestre de l’apocalypse (« apocalypse » signifiant en grec « révélation »), mais aussi un moyen de lutter contre les « dérives » iconoclastes, en inventant une lecture « juste » et « obvie » du caractère sacré des icônes. On peut lire, par ailleurs, avec profit la sémiotique (ou Numismatique) que le philosophe Joseph-Jean Goux a conçue à partir de l’économie de Marx, tandis qu’il écrivait, dans les années 60, pour la revue Tel Quel dirigée par Philippe Sollers. Deneault, quant à lui, cherche de nos jours à faire perdre à l’économie et à la finance leurs accents pauliniens, en retour, comme on va voir, il offre des armes théoriques afin de lutter contre elles… Je m’éloigne donc de plus en plus des perversions de Genesis P-Orridge.



Anubis pesant l'âme d'un mort.

 

    Qu’est-ce que les notions de condensation et de mobilisation analysées par le philosophe Simmel pour l’argent ? Sont-elles homologues à celles de condensation et de déplacement, deux notions fondamentales de L’interprétation des rêves, comme l’affirme Alain Deneault ? La comparaison entre la psychanalyse freudienne et la philosophie simmelienne n’est-elle pas abusive ? Cherchant à rendre mon propos crédible pour Deux Tanneries, je prendrais pour argent comptant, dans ma fugue, l’analogie filée d’un auteur québécois en manque d’inspiration et continuerais sur son canevas – les deux tresses qu’une mère forme avec les cheveux de sa fille – pour expliquer comment notre mentalité elle-même est déterminée par des flux monétaires… « En économie politique comme en économie psychique, l’enjeu économique reste le même, écrit Alain Deneault dans « L’argent comme préconscient culturel », un autre de ses textes : réduire autant que faire se peut l’effort que requiert le travail de refoulement, en tant qu’il s’emploie à retourner contre elles-mêmes des forces vouées à être dépensées. »[3] L’esprit doit donc atteindre la paix intérieure, parvenir à la concorde des antagonismes, une certaine sérénité est de mise, toute la norme sociale est là. C’est donc une question d’amortissements de la charge pulsionnelle pour Freud : il s’agit d’atteindre à l’équilibre de la balance des paiements, non plus seulement dans l’argent du ménage ou dans un pays, mais pour soi-même. Poursuivre un peu par là…


    La Bourse ouvre en psychanalyse dès la première topique freudienne, entre 1895 et 1900, et c’est le pôle du préconscient qui servira de médiateur entre le pôle de l’inconscient et celui du conscient. Tout l’enjeu de cette première topique, pour Freud, est de montrer comment les rêves sont formées des pulsions de l’inconscient, dont le préconscient condense ou déplace le sens pour les rendre présentables au conscient. La deuxième topique de 1920 poursuit la description de l’appareil psychique en y intégrant les instances du Ça, du Moi et du Surmoi. Ce qui change par rapport à la première topique, c’est qu’il y a maintenant un processus dynamique d’échanges entre les pôles du conscient, du préconscient et de l’inconscient ; le préconscient n’est alors plus le seul filtre entre l’un et l’autre pôles, mais chacun des pôles communique. Pour que cet échange puisse avoir lieu entre les trois pôles sans surcoût ni risque, il faut que les termes de cet échange soient transformés pour être rendus acceptables : « Il s’ensuit donc, écrit Deneault, une conception double de l’investissement, l’investissement inconscient qui mise sur un objet, une forme, un mot, une image, un enchaînement de pensée, un agencement symbolique donné, pour dépenser sans contrecoup préjudiciable ses charges d’excitation, et l’investissement conscient qui consiste en des puissances d’élaboration desdites formes culturelles jusqu’à ce que l’une d’entre elles acquière des dehors moralement acceptables, de façon à rendre la dépense possible. » Pour que les pulsions inconscientes ne détruisent pas l’appareil psychique, le préconscient ruse, en l’occurrence, avec celui-ci : il se sert d’une certaine quantité de son énergie pulsionnelle pour qu’il refoule (ou dévie) ses assauts inconscients, comme on peut détourner une partie de l’eau d’un fleuve, afin d’empêcher la formation d’inondations durant les crues. En outre, de façon analogue aux mouvements socio-historiques ayant concentré l’argent et généralisé son usage en certains comptoirs ou sur certaines foires qui au fil des siècles sont devenus des places boursières, il y a, comme on l’a vu chez Alain Deneault, l’emploi d’une « devise névrotique » et donc d’une « monnaie névrotique », dont les cours peuvent changer et, avec eux, les époques et les hommes.

 

    Freud emploie en 1911 l’expression « monnaie névrotique » dans un court texte intitulé « Formulations sur les deux principes du cours des évènements psychiques ». Le psychanalyste allemand revenait sur la formation du principe de réalité chez l’homme, afin d’expliquer le comportement du névrosé, notamment son manque de prise sur le réel. Les deux principes au cœur de son article sont donc le principe de plaisir et celui de réalité, et le passage de l’une à l’autre pour notre ontogénèse. Selon Freud, il y a une étape du processus psychique normal qui n’a pas lieu chez le névrosé. Freud compare justement, dans un passage, le cours de l’économie psychique à celui de l’économie de la foi ; on en revient donc aux considérations sur l’histoire de l’économie théologique, dont j’ai parlé plus haut, et qui seront développées un siècle plus tard par la philosophe Marie-José Monzdain dans Le commerce des regards. Freud compare ici le refoulement au crédit que le dévot apportait au jugement divin après sa mort : « On abandonne un plaisir immédiat, aux conséquences peu sûres, explique Freud, mais ce n’est que pour gagner, sur cette nouvelle voie, un plaisir plus tardif, assuré. Cependant cette substitution a causé une impression endopsychique si puissante qu’elle se reflète dans un mythe religieux particulier. La doctrine selon laquelle on est récompensé dans l’au-delà pour avoir renoncé – volontairement ou par contrainte – aux plaisirs terrestres, n’est rien d’autre que la projection mythique de cette révolution psychique. » Le fait d’ajourner, de différer le plaisir est donc une étape révolutionnaire de notre ontogénèse selon Freud, équivalente à celle du jugement des âmes, sur laquelle se fonde l’économie de la foi chrétienne, ou la généralisation de l’argent en Europe, selon Simmel, à l’origine de l’homme moderne – puisque l’effort consenti pour en gagner nous oblige à en différer la satisfaction. Freud, dans la suite de son texte, file bien la métaphore d’un argent psychique, puisqu’il affirmait avant cela que l’économique transcende l’évolution ontogénétique : « Une tendance générale de notre appareil psychique, que l’on peut ramener au principe économique de la moindre dépense, semble se manifester dans le fait que l’on se cramponne avec ténacité aux sources de plaisir dont on dispose et que l’on y renonce difficilement. » Le passage d’une économie libidinale basée sur le plaisir/déplaisir à une économie de l’attention au réel est donc bien révolutionnaire, puisqu’elle permet à l’homme de s’adapter à son environnement, en somme de vivre au mieux, mais elle ne se fait pas sans un effort coûteux, soit un investissement au sens fort du terme. Enfin, la dernière partie de l’article est une mise en garde que Freud adresse aux analystes : ici, il faut se méfier de prendre au mot les propos du névrosé. Puisque le principe de plaisir est à l’origine du développement humain, sa charge pulsionnelle peut être exprimée sans filtre. Il faut donc passer sous tamis la part relevant du fantasme inconscient et celle qui provient d’un souvenir, lui-même devenu inconscient. En un mot, l’analyste doit apprendre à se servir de la monnaie en usage chez le malade pour le soigner : « On a l’obligation de se servir de la monnaie qui a cours dans le pays que l’on explore – dans notre cas, la monnaie névrotique. »[4] Un tel usage, selon Freud, permettra à l’analyste d’entendre son patient qui est ici, rappelons-le, un patient souffrant de névrose.

 

    Or, dans le cours de son exposé sur l’économie psychique, Deneault opère lui-même un déplacement singulier, puisqu’il emploie le terme de « monnaie névrotique » puis de « devise névrotique » telles quelles, sans distinction, tandis qu’on s’attendait à une monnaie psychique commençant de façon saine plutôt qu’une monnaie malade. C’est que, selon le philosophe, il n’y a pas de devise psychique normale : l’économie psychique, baignant dans le milieu capitaliste, est toujours déjà malade. Comment cela ? On peut voir que, pour Deneault, le pôle du préconscient est central dans les topiques freudiennes, puisqu’il est au centre des échanges entre l’inconscient et le conscient : on peut même dire que, chez Freud, le pôle préconscient est déterminant dans le passage du principe de plaisir à celui de réalité. De même, dans une économie capitaliste selon Deneault, « L’argent institue un préconscient culturel pour protéger l’activité économique d’une prise de conscience d’elle-même, afin que les activités inadmissibles sans l’accessoire monétaire deviennent avouables par son concours. »[5] Dès lors, fatalement, nous sommes dès le départ dans la clinique : clinique du système capitaliste, comme de ceux qui en bénéficient ou le subissent. Nous sommes, en outre, très loin, et même aux antipodes d’une conception de l’économie dite rationnelle espérée à gauche dans les années 60, de celle qui anticipait une révolution sexuelle qui devait émerger de la société des loisirs : actuellement, jamais bulle boursière et masse monétaire n’ont été à ce point éloignés du PIB mondial, jamais l’argent n’a été plus volatile et le sort des peuples davantage bafoué.

 

    Dès lors, dans notre économie névrotique, si l’argent « travaille », ce travail-ci est de permettre aux hommes qui en usent de garder leurs distances avec ceux qui en sont les victimes : « Loin des yeux, loin du cœur », en somme. Le préconscient culturel permet au Capital de conserver un visage humain. La catastrophe elle-même, qu’elle soit d’origine naturelle, climatique, politique ou sociale, paraîtra assurée par les sociétés de réassurance, pour qui la notion même de risque subsume celle de responsabilité : tout est a fortiori couvert par la société du risque (Ulrich Beck), puisque « l’argent travaille ». Même les prochaines guerres climatiques seront, selon cette économie névrotique, « assurées »[6]. C’est donc une société du risque devenue folle, à laquelle Alain Deneault se charge d’émettre un diagnostic clinique. La différence, selon lui, entre l’une et l’autre névroses, celle de l’homme éprouvant un trouble psychique, et celle, économique et politique, du Capital lui-même, est pourtant, ici, essentielle : le premier en souffre de façon concrète, tandis que le second en jouit – pour le moment, tout au moins : rien ne dit que tel ou tel gros actionnaire de fonds de pensions ne soit victime à son tour de la cupidité d’un tiers ou de la catastrophe annoncée, dont il aura cru, un instant, que son argent le préservait. Selon Alain Deneault, la névrose d’argent est analogue à celle de l’homme au loup, l’un des patients de Freud les plus connus : « L’argent se présente comme le versant positif du refoulement raté, que Freud exemplifiait en esquissant sa présentation de L’Homme aux loups en 1915, explique le philosophe dans « L’argent comme préconscient culturel ». Si la phobie d’animaux dont parle Freud alors consiste à refouler une représentation indésirable sans pour autant parvenir, ce faisant, à refouler sa douloureuse dimension affective, l’argent, lui, permet ce type de séparation sans pour autant que les affects dégagés de leurs formes soient éprouvés comme désagréables. L’action inadmissible socialement est seulement « défigurée » sous la forme d’une stricte activité économique. »

 

     Le capitaliste jouit de rêver aux loups, qui ont, pour lui, la forme du papier-monnaie, et il ne souhaite être soigné d’aucune scène primitive. Le capitaliste veut halluciner des loups. Qu’importe si la société minière dont il est le PDG soit responsable de guerres en Afrique, cette « scène primitive »-là, il ne veut pas s’en souvenir. Ce qu’a pu éprouver brutalement Alain Deneault au Québec en 2008, après la publication de Noir Canada dont il est le principal auteur : le philosophe, les auteurs qui sont associés à son ouvrage et Ecosociété son éditeur sont alors poursuivis en justice pour diffamation par les compagnies minières canadiennes Barrick gold et Banro. Combat de David contre Goliath :  Barrick Gold est alors la plus grosse société d’extraction aurifère au monde. L’histoire n’est pas non plus anodine, puisque le Canada est aussi la première plate-forme au monde en matière d’extraction minière : une partie de l’Histoire dont l’Afrique est la victime se trouve ainsi dans ses coffres. La poursuite judiciaire d’Alain Deneault et d’Ecosociété par les deux compagnies minières dure trois ans, pendant lesquels le parlement du Québec vote la loi 9 qui interdit l'utilisation abusive des tribunaux au détriment de la liberté d'expression. Le livre est ensuite retiré du commerce, malgré le soutien de 12 000 citoyens, 500 professeurs universitaires, de plusieurs dizaines de juristes et de 60 maisons d'éditions. L’affaire est aberrante, du début à la fin, mais le capitaliste est prêt à tout pour halluciner ses loups, qu’importe que les sociétés en pâtissent : ses loups, selon lui, sont aussi un peu les leurs ; ce sont leurs loups, même si elles en sont les victimes et qu’elles souhaitent s’en débarrasser. Ces dommages collatéraux dépendent, naturellement, du pays dans lequel vous êtes né et du niveau de vie auquel vous bénéficiez. L’argent est aussi partout, même dans vos rêves ou vos pires cauchemars. Il y a pourtant eu une époque où sa menace pesait moins sur nos jours, la peur du loup faisait même rire. Mais qui souhaite aujourd'hui s'en rappeler ?

 

 

*

 


 

    Retour, ici, à Qui a peur de Virginia Woolf ? (La transition est facile, une tresse sur une autre, au débotté, donc) L’œuvre est d’abord une pièce de théâtre à succès d’Edward Albee, avant d’être adaptée au cinéma en 1966 par Mike Nichols, je ne l’avais pas encore dit. Histoire de loup, donc. Mais pourquoi Virginia Woolf, quel rapport entre l’autrice anglaise et le film ? Aucun, au premier abord. Titre énigmatique, s’il en est. Bien sûr, on pense automatiquement à la ritournelle Qui a peur du grand méchant loup ? chantée dans Les trois petits cochons de Walt Disney ; wolf, le loup en anglais, et Woolf, l’écrivaine, sont homonymes. Film dans lequel des loups sont hallucinés à travers l’évocation Mrs Dalloway ? Peut-être. Edward Albee a affirmé au sujet de son titre qu’il pouvait être interprété par la question : « Qui a peur de vivre une vie sans illusions ? » C’est donc une lecture du titre possible : George et Martha, Liz Taylor et Richard Burton, Cosey Fanni Tutti et Genesis P-Orridge vivent une vie sans illusions, bien que certains ont tout fait pour ne pas la vivre comme telle, et surtout Genesis P-Orridge. La mère reprend ici la natte sur la tête de sa fille. L’idée que l’on se fait de Virginia Woolf est celle d’une femme austère, rangée, une vie à l’abri du besoin ; c’est, du moins, ce qu’on peut ressentir en regardant ses portraits photographiques. Regard intelligent, humain, serein, air sérieux, mélancolique, visage ovale, fin et mince, proche des modèles féminins peints de Modigliani. On pense aussi à son suicide, mais cela ne satisfait pas vraiment. Virginia Woolf est prise dans la ritournelle du titre d’Abee, elle est prise pour ritournelle. Qui a peur de Virginia ? Qui a peur du loup ? – Torsion d’une tresse accolée à une autre, chevelure de petite fille, la symétrie est parfaite pour la natte, nul n’en doute. – C’est une ritournelle, rien d’autre que des mots d’enfants, nul besoin d’en passer par la psychanalyse des contes de fées. Virginia, virginal, la vierge. Un loup virginal. Qui pourrait y croire ? À plusieurs reprises au cours de la pièce, George chantonne l'air de Qui a peur du grand méchant loup ? tiré des trois petits cochons de Walt Disney. À l’origine, le conte était censé montrer aux enfants qu’ils devaient se prémunir contre des dangers imprévus : se méfier du loup, se méfier des loups, soit du monde extérieur. La leçon du conte : les maisons en paille ou en bois ne tiennent pas devant les maisons en pierre, autrement dit sa propre protection, la survie est un travail de longue haleine : les enfants doivent s’y préparer dès maintenant. Mais le traitement opéré par Walt Disney pour son dessin animé efface le côté péremptoire de l’avertissement initial : Qui a peur du grand méchant loup ? maintenant plus personne n’y croit vraiment ni ne prend le conte au sérieux. Qui craint le loup désormais ? Même en Afrique où la hutte de paille et la cabane en bois peuvent encore se trouver à côté de la maison en pierre du contremaître des mines, qui le craint ? Et qui est vraiment le loup, d’ailleurs ?

    La mère reprend la natte sur la tête de sa fille. Liz Taylor et Richard Burton sont installés bien au chaud, assis sur le canapé confortable, dans leur maison en pierre. Le film peut commencer.

    Ce n’est peut-être pas une natte, d’ailleurs. Qu’est-ce qui peut bien se tresser sur la tête d’une petite fille ? Du lierre, une guirlande de fleurs ou un panier en paille ?

 

    C’est le producteur Jack Warner, alias le colonel, qui acheta les droits de sa pièce à Edward Albee pour l’adapter au cinéma. Après s’être débarrassé de ses deux frères pour prendre seul la direction de la Warner Bros et obtenu, en 1965, trois Golden Globes et huit Oscars pour My Fair Lady avec Audrey Hepburn, Jack Warner est maintenant le roi de Hollywood : Jack est le seigneur d’un royaume de pacotilles, qui vend sa fumée aux masses du plus grand empire dit commercial, dès lors il peut se permettre de changer les conventions du cinéma pour rentrer dans l’Histoire. Et changer les conventions du film américain pour faire du nouveau, c’est alors s’attaquer au Code Hays. Qui a peur de Virginia Woolf ? est ainsi le premier film considéré comme « libre » aux Etats-Unis, le Code du sénateur Hays et son traité des bonnes manières filmiques ayant été appliqué de 1934 à 1966, soit trente-deux ans durant, jusqu’à Jack Warner. Avant Qui a peur de Virginia Woolf ?, tous les films américains devaient, pour être diffusés, recevoir l’imprimatur de l'administration chargée de contrôler l’application du Code Hays et sa fable d’une American way of life totalement straight et blanche.

    Le Code Hays est, en fait, un trou noir dans l’histoire de Hollywood. Il y a les films Pré-code qui sont en noir et blanc, principalement muets, dans lesquels les femmes ont des coupes à la garçonne et où Buster Keaton joue sa vie dans des courses endiablées, et les films Post-code où Jack Nicholson fume de la mexicaine avec deux bikers dans Easy Rider. Pourtant, malgré le noir & blanc et le muet, les films pré-codes et post-codes se ressemblent étrangement, quand on gratte le vernis : la même cruauté, la même sexualité débridée, le même idéalisme libertaire s’y dégagent. On peut même dire que les films post-code sont des films pré-code qui auraient trouvé leur public. Avant cela, au moment du pré-code, la mentalité puritaine des Américains ne pouvait accepter : c’était l’époque du Krach boursier et de la prohibition. Le public d’alors ne pouvait entendre le chaos que révélaient de l’Amérique ces films ; il n’a vu que la drogue, les crimes et les viols qui avaient lieu au sein de la « great society » de Hollywood et que les tabloïds grossissaient afin de chauffer à blanc leurs lecteurs : le lobby catholique, pourtant minoritaire aux Etats-Unis, avait gagné, et le Code Hays s’est imposé en mettant à la tête de son institution Joseph I. Breen, un catholique Irlandais on ne peut plus droit dans ses bottes : le public a alors applaudi à l’entrée en scène du nouvel inquisiteur. Cependant l’Eglise de Rome avait seulement gagné la première manche contre Hollywood, le trou noir du Code ayant aussi permis au cinéma d’inventer un nouvel érotisme, celui-là plus trouble et fétichiste : la lecture des films devint alors double, comme dans un rêve. Et les lobbystes responsables du Code Hays ont peu à peu compris qu’ils se battaient contre des moulins à vent. Le diable réussit à se glisser partout. Quel orgueil ont-ils eu de croire qu’on pouvait se débarrasser de lui ! Dans les années 50, le Vatican n’avait plus de cartes dans son jeu et misait déjà à perte.

 

    Jack Warner savait tout cela : en 1966 (signe de la Bête), la Pomme, protégée par le Code Hays, ne demandait qu’à tomber de l’arbre, et colonel Warner voulait être le premier à la cueillir. Jack Warner est aussi le dernier grand nabab de Hollywood, le dernier producteur à se servir des cinéastes comme d’ingénieurs devant suivre son cahier des charges. Après avoir acheté Qui a peur de Virginia Woolf ? à Edward Albee, il embauche Liz Taylor et Richard Burton qui filent alors le plus parfait amour sous l’œil excité des paparazzis. C’est Liz Taylor qui impose au colonel Warner le comique et metteur en scène Mike Nichols qui n’avait encore jamais réalisé de films : « Si je dois prendre trente kilos pour jouer le rôle de Martha, je veux que Mike Nichols soit derrière la caméra ! » s’est-elle écriée au moment de signer son contrat, et le colonel a accepté l’ingénieur Nichols sur le champ. C’est, enfin, l’écrivain Ernest Lehman qui a donné au colonel l’idée de la pièce d’Albee ; Lehman est, en fait, l’éminence grise ayant permis à la Warner de s’attaquer à la Pomme. Il avait été le scénariste de West Side Story et du film d’Hitchcock La Mort aux trousses, il sera celui de Qui a peur de Virginia Woolf ? C’est de lui, la scène finale de La Mort aux trousses, dans laquelle Cary Grant et Eva Marie Saint montent sur la couchette du haut, dans le compartiment d’un train qui rentre dans un tunnel : jamais allusion n’avait été plus claire. Le diable de Lehman a su s’amuser avec le Code Hays jusqu’à sa dernière séquence !  

 


La mort aux trousses, Hitchcock (1959) - Scène finale


     Pourquoi une mère et sa fille pour une tresse ? Pourquoi pas la natte des Chinois en signe de soumission dans la Chine impériale ? ou le lierre en bas-relief sous les plafonds et les sinusoïdes des courants alternatifs, sur l’écran des oscilloscopes ?

 

     Lorsque Jack Valenti, le président chargé du Code Hays, s’est retrouvé devant le colonel Warner et son avocat pour discuter de Qui a peur de Virginia Woolf ?, il a flairé le changement du cours de la devise psychique et il a transigé : un ou deux mots seraient modifiés certes, mais les propos salaces et graveleux dans les bouches de Liz et Richard allaient percer l’écran. La Pomme était tombée pour de bon cette fois-ci, peu importe qui allait la cueillir, et ils seraient foison, les cinéastes à se glisser dans la brèche ouverte par la Warner Bros. Les Américains avaient grandi, ils étaient de plus en plus nombreux à rentrer à l’université, ils voulaient dès lors qu’on les montre comme ils étaient vraiment.

    « Cela va être de plus en plus difficile de les mobiliser pour les guerres. », marmonne maintenant l’oncle Sam dans sa barbe ; il voit déjà les banderoles « Boys, go home ! » défiler devant ses fenêtres à Washington. Puis il poursuit pour le conseiller du président Johnson : « Plus un peuple a accès à l’instruction, plus il se rend compte du game de l’Etat dans lequel il se trouve, et il peut s’organiser quand les règles politiques ne sont pas respectées. » L’université elle-même commençait à se démocratiser avec l’apparition du Free Speech Movement sur le campus de Berkeley. L’oncle Sam se lève alors, dépité, et il va à son bureau prendre des cigarettes. « Au moins, ils ne savent pas encore que cela donne le cancer, fait-il. À propos, vous en voulez une ? » Le conseiller Jack Valenti refuse poliment, puis il se lève. « Oui, Jack, vous pouvez disposer… »

 

     Le cours de la monnaie psychique continue de baisser dans les années 70, raison pour laquelle Cosey Fanni Tutti et Genesis P-Orridge peuvent rejouer George et Martha sur le canapé du pavillon de banlieue laissé par Liz et Richard dix ans plus tôt. On les prend même en pleine scène de ménage… il faudrait peut-être revenir plus tard ? Mais non, d’un signe CFT nous invite à rentrer dans le salon, alors que GPO, furieux, est en train de fouiller tous les recoins de la maison. C’est à peine s’il nous a vus ! On voit bien qu’il est ulcéré. Il se retrouve à chercher dans ses poubelles. Tout est à vau-l’eau, dans la maison Levitt où Liz et Richard passaient leurs soirées à se saouler, le désordre est complet. Dépité, GPO retourne dans la cuisine pour se faire un porridge, puis il revient, abattu, dans le salon miteux. Pas un regard vers nous ni même un mot à CFT qui l’observe de biais depuis deux heures. Ce matin, il ne lui a même pas dit bonjour ni ce qu’il recherchait. GPO se lève alors précipitamment du canapé, il ouvre la fenêtre du jardin et il jette fissa son assiette de porridge, sous nos yeux médusés. Où est-ce qu’elle a mis sa cortisone, putain ! CFT sait bien qu’il fait des crises d’asthme à répétition depuis l’enfance, elle veut donc qu’il crève ! Depuis que GPO a un travail salarié comme secrétaire de rédaction pour une anthologie d’art contemporain, il n’est plus le même. CFT n’en revient pas ; elle qui n'a jamais cessé de passer d’un job à l’autre pour que COUM et Throbbing Gristle puissent se monter, alors que lui restait tranquillement à la maison pour écrire ses poèmes et monter son réseau, et le soir en rentrant, elle devait encore lui faire un chocolat chaud. Quelle gonzesse, ce mec ! En plus il a pour premier job le boulot dont rêverait n’importe quel étudiant de la middle class, mais non, pour lui le travail salarié, c’est l’esclavage ! Anar et anticonformiste, mon cul ! C’est une bourgeoise en puissance, GPO, c’est le début de la boboïsation des classes moyennes, en fait. Mais si elle lui met son poing dans la gueule maintenant, il ne se relève pas, il est tellement fluet. Après ça, il est même assez barré pour lui foutre un couteau dans le dos à la moindre occasion, oui ! Donc CFT, habituée aux crises du maître thélémite, s’en va à la pharmacie sans broncher et nous, on l’accompagne, en cherchant, en chemin, une excuse pour nous éclipser en douceur. Lorsqu’elle revient avec la cortisone, GPO boude encore : « Pour ce soir, tu dormiras sur le canapé. », lui fait-il. On dit alors au revoir à CFT, on espère que tout ira bien, et on les quitte… Art de la fugue, tresses ou nattes sur les têtes des petites filles, courants dociles : les maîtres écoutent, quand elles plient l’échine. La natte est trop serrée, mais elle plaît ainsi. Suivre la torsion des cheveux sous les mains des mères, suivre les courants des canaux, les rives des marais derrière les bocages...

 

Central Bazaar, Stephen Dwoskin (1976)


    Le loup halluciné des névroses capitalistes traverse le premier film de Mike Nichols, même s’il semble, pour la forme, baisser l’échine avec la révolution culturelle. Le texte se poursuit quand même, la tresse est longue. On trouve ainsi racontée l’histoire des trois petits cochons dans un film d’auteur de Stephen Dwoskin, Central Bazaar, réalisé à Londres, dix ans après Qui a peur de Virginia Woolf ? Cosey Fanni Tutti apparaît elle-même dans deux films de Dwoskin, Silent Cry (1977) et Shadows from light, en 1983, et elle a toujours considéré que son travail avec cet auteur était ce qu’elle avait fait de mieux au cinéma, ce qui n’est pas étonnant : pour l’un et l’autre, l’art et la vie se confondent.

 

    Stephen Dwoskin est l’un des auteurs les plus singuliers du cinéma underground naissant et, selon moi, le plus intéressant. Il a été atteint de la poliomyélite à l’âge de neuf ans, ce qui l’oblige à devoir se déplacer au moyen de béquilles ou sur une chaise roulante. Son travail avec la caméra explore sa sexualité en tant que personne handicapée, ainsi que celle de ses partenaires, mais ce qui m’intéresse dans son cinéma, ce n’est pas vraiment cela. C’est plutôt que Dwoskin n’envisageait pas la caméra comme un outil, ni même une prothèse ou une béquille, mais comme étant une personne à part entière. À ce sujet, Dwoskin était parfaitement clair : « Je suis acteur et je suis aussi la caméra, qui elle-même est actrice. », explique-t-il dans un entretien qu’il a donné en 2015 pour la revue de cinéma Dérives. Il revient même sur la façon particulière qu’il a d’envisager son travail, à la suite de cet entretien : « Comme je le disais, je perçois la caméra comme une actrice. En ce sens, c’est une vraie rupture avec le cinéma traditionnel, où la caméra n’est qu’un simple voyeur. »[7] Il n’y a donc pas de quatrième mur chez Dwoskin : chaque personne qui joue dans ses films n’est pas un personnage, mais un acteur de vie qui improvise à partir de ses émotions, de ses sentiments et de ce dont il se sent capable. Chaque actrice comme chaque acteur de vie acceptent ou non librement de se laisser caresser par la caméra de Dwoskin. C’est donc un travail entre l’acteur, une situation, Dwoskin et la caméra (ici, l’ordre dans la relation est important).

    La plupart du temps, les films de Dwoskin sont muets et le réalisateur cherche, dans une situation et dans l’image, que l’actrice-caméra lui offre de celle-ci, le fil de sa réalisation. Mais l’actrice ou l’acteur devant lui restent libres de leurs faits et gestes, et parfois ils n’ont pas même de directives. Ce que le cinéaste accueille alors, c’est cette interaction d’un nouveau type entre lui et l’image qui se forme dans l’œil de sa caméra. Cela offre à ses films un aspect onirique très troublant, souvent accentué par la musique hypnotique de Gavin Bryars.

     Il n’y a donc pas de script, ni script ni scénario ni texte dans Central Bazaar de Dwoskin, seulement une scène sur laquelle dérivent les acteurs, le réalisateur et sa caméra. Au début du film, une actrice raconte donc l’histoire des trois petits cochons, parce qu’elle en a envie. Elle raconte le loup, puis elle chante la ritournelle sur la peur du loup dont tout le monde se moque, elle décrit aussi les trois maisons et les cochons. Dwoskin a donné le prétexte de son film : « C’était comme un happening, explique-t-il. L’idée de départ était que tout le monde soit invité à un genre de dîner imaginaire et laisse libre cours à ses fantasmes. C’était le bazar ! Le titre vient d’ailleurs du nom d’une boutique qui vendait tout un tas de trucs inutiles, des bibelots, du faux cristal, etc. On a donc acheté plein de costumes, des accessoires, du maquillage et on a tout posé au milieu de la pièce. Les performeurs pouvaient alors choisir ce qu’ils voulaient. »

    Au début du film, tout le monde est donc loup, parce que tout le monde pense naturellement à la même chose, tout le monde pense, comme le spectateur, que cela va se terminer en orgie, derrière les masques, les costumes, le vin et la nourriture. D’ailleurs, les acteurs vivent dans la maison de Dwoskin pour le film, ils sont ensemble 24 heures sur 24. Et, jour après jour, la caméra tourne en continu, dès qu’une actrice ou un acteur posent le pied sur la scène. Ce n’est donc pas possible qu’on ne soit pas aux portes du paradis, qui pourrait en douter ? Tout semble fait pour, comme dans un magasin Tati ou chez Gifi, tout est offert, achalandé, ouvert, à portée de la main.

    Mais, peu à peu, le malaise s’installe, parce que, que vous soyez femme ou homme, votre préconscient travaille malgré vous. Et, comme la situation est totalement érotique et inattendue, la tâche de votre préconscient, jouant les rôles de médiateur entre votre conscient et votre inconscient, est gigantesque, même si, par amour propre, vous faites comme si de rien n’était. Comme la situation est étonnante et ambigüe, cela danse, s’avance, recule, se croise, toise, se frôle, embrasse, caresse, mais les fantasmes demeurent à l’état de fantasmes. Tout le monde désire donc le loup et il ne vient pas vraiment : « À la fin, explique Dwoskin, l’ensemble des personnages, et plus particulièrement celui joué par Carola[8], ont été complètement dépassés par le côté artificiel de cette situation. Ça renvoie au titre du film et à ce qui se produit dans ce type de magasin [le Central Bazar]. Lorsqu’on y entre, on croit être en face d’une multiplicité de possibles, mais après y avoir passé un certain temps, on finit par se rendre compte que rien de tout ce qui y est proposé ne sera satisfaisant et l’on en ressort avec un sentiment de déception. Ce que je raconte là n’est pas aussi dramatique que ce qui s’est produit pendant le tournage du film, mais c’est tout de même un sentiment très étrange, une forme de désespoir et de frustration. D’où les larmes d’épuisement, à la fin, dues à toute cette artificialité, ce monde d’apparences dont la réalité est totalement absente. »[9]

    La marque du cinéma de Dwoskin se trouve peut-être dans ces très gros plans de visages dont la tension se lit et dont il semble qu’on puisse les toucher : visages, en un sens, comme des pleines lunes immenses (de celles que l’on peut observer en hiver au Nord du cercle polaire), mais dont les regards, souvent, sont déchirants.

 

    Entre Qui a peur de Virginia Woolf ? et Central Bazaar, il y a le cinéma underground à New York, où le jeune Stephen Dwoskin (qui est américain) montrait ses premiers films avant que le Code Hays ne disparaisse. Underground, d’ailleurs, signifie « de façon clandestine ». Dwoskin expliquait ainsi à la revue Dérives : « Nous étions obligés d’annoncer tout ce qu’on faisait de façon clandestine : spectacle de danse, exposition, lecture de poèmes… On collait des affichettes sur les lampadaires, on communiquait un peu à la manière des réseaux clandestins pendant la guerre, par codes. C’est de là que vient l’expression : ̎ Ils opèrent par réseaux clandestins. ̎ C’est le magazine Time qui l’a utilisée pour la première fois. »[10]

 

    Le génie de Dwoskin, pour moi : le fait d’avoir remis en cause de façon radicale le premier principe du théâtre et du cinéma : celui de la fiction. Cela n’a donc pas vraiment à voir avec le thème du handicap ou de la sexualité, même si cela en participe. Dwoskin interroge le statut de l’acteur : selon lui un scénario, un script ou un texte de théâtre n’ont pas de raison d’être par eux-mêmes. Laisser plutôt libres l’actrice et l’acteur et voir ce qui en résulte. C’est en ce sens que le cinéma de Dwoskin dérive sur New Babylon : il ouvre les possibles. Le loup n’est alors plus celui de Wall Street, mais celui logé dans notre propre conscience et la façon dont nous apprenons à vivre avec lui. En somme, en termes freudiens, non pas tuer le Ça, ce qui est on ne peut plus dangereux, mais apprendre à l’aimer (Lire, à ce sujet, Le Livre du Ça de Georg Groddeck).

    Quant à Jeanne, comme on sait, sa dérive est bien loin de cet univers-là. Dans les romans de Celia Levi, la seule personnage à être résolument hédoniste se nomme Renée, son récit se trouve dans Les Insoumises, le premier texte de l’autrice. Comme on verra, le Capital fera payer bien cher à Renée ses désirs : le coût pour nos envies a entretemps augmenté, après les années 80, l’insoumission, de nos jours, est hors de prix, mais cela, vous le savez déjà.

    Tout se termine alors avec la fin du film, lorsque George ramène Martha, hagarde, à la maison, ou quand CFT revient avec la cortisone de GPO ; tout se termine, bien sûr, un jour, que la fugue soit ou non réussie.

 

 



[1] L’économie psychique : feuilleton théorique n°4, Alain Deneault. Editions Lux, Canada. 2021. P. 71. Les autres feuilletons théoriques sur l’économie d’Alain Deneault ayant été publiés chez Lux sont 1 – L’économie de la nature (2019), 2 – L’économie de la foi (2019) et 3 – L’économie esthétique (2020). Ce « feuilleton théorique » a été édité dans le cadre de son engagement en tant que directeur de programme Canada au Collège International de Philosophie de Paris. Deneault a publié de nombreux ouvrages portant sur les désastres du capitalisme, notamment une étude sur la puissance souveraine des multinationales au vingtième siècle, à partir du cas du pétrolier Total : De quoi Total est-elle la somme ? Multinationales et perversion du droit (Rue de l’échiquier/Ed. Ecosociété – 2017). Le philosophe s’est fait connaître au Québec pour un essai, Noir Canada : Pillage, corruption et criminalité en Afrique, publié avec Delphine Abadie et William Sacher aux éditions Ecosociété, en 2008. A la sortie du livre, Deneault, ses collaborateurs et son éditeur ont fait l’objet d’une poursuite judiciaire des compagnies minières Barrick gold et Banro, pour diffamation, comme on verra.

[2] « La gestion historique de l’espérance, donc de l’attente, change après Paul parce que lui pensait que cet accomplissement final était imminent et qu’il le verrait. Mais, au fil des siècles, l’institution ecclésiastique est confrontée à la procrastination millénaire de cet accomplissement et donc à la nécessité de gérer et d’administrer l’histoire de cette attente. » -- L’économie devient alors, pour la théologie catholique, la gestion de l’attente millénariste et de son récit. In Le commerce des regards, Marie-José Monzdain. Ed. Seuil, coll. « L’ordre philosophique ». 2003. P. 104.

[3] « L’argent comme préconscient culturel », Deneault. Revue Le Coq-héron, 2005/4, n°183. Pp. 59-74. & 65. Sur le site CAIRN.INFO, url. https://www.cairn.info/revue-le-coq-heron-2005-4-page-59.htm

 

[4]  On peut trouver le texte de Freud sur le site Internet Psych.ru dédié à la psychanalyse. url. http://psycha.ru/fr/freud/1911/formulations.html#ftn1

 

[6] Lire, à ce propos, La nature est un champ de bataille. Essai d’écologie politique du sociologue Razmig Keucheyan, notamment le chapitre 2 « Financiariser la nature : l’assurance des risques climatiques » et le chapitre 3 « Les guerres vertes ou la militarisation de l’écologie ». Razmig Keucheyan, La nature est un champ de bataille. Essai d’écologie politique. Editions Zone/La Découverte, 2014.

[7] Stephen Dwoskin, « Film is ». Entretien de Stephen Dwoskin pour la revue Dérives. Revue Dérives n°3. Sur Stephen Dwoskin. Lyon, 2015. Pp. 21 à 35. Revue, Dvd & site Internet : https://derives.tv/

 

[8] Carola Regnier qui était la seule actrice professionnelle durant le tournage de Central bazaar.

[9] « Central bazaar », Stephen Dwoskin. Revue Dérives n°3. Pp. 53 à 61. On peut voir Cental bazaar et lire l’entretien de Dwoskin sur son film, sur le site de la revue Dérives, à l’adresse suivante : 

[10] Ibid. p. 12.