samedi 17 novembre 2012

Sur l'ordalie


Il faudra bien admettre que nous parlons dans le désert.

Je ne pensais pas que le désert était si proche de nous.

Nous ne sommes pas les seuls à être dans le désert,

Il y en a des milliers autour de nous,

Il y en a des milliers qui se sont arrêtés de fonctionner.

Certains parlent à la cantonade

Dans le métro et sur les places publiques,

Et personne ne les écoute.

Ils n’ont jamais eu l’idée de faire de leur parole un travail,

Et leur parole est devenue un travail malgré eux.

Mais, comme ils n’ont sans doute jamais lu,

Comme leurs parents n’avaient probablement pas de bibliothèque,

Ils n’ont jamais su situer leur parole dans l’Histoire.

Aujourd’hui, la poésie en est là,

Et probablement plus proche d’eux que jamais,

Parce que tous les moyens établis pour la situer

Ont été stigmatisés par les médias.

Cela s’est passé malgré nous,

Nous avons perdu la mémoire

Et nous sommes trop seuls, trop isolés pour la retrouver.

Nous parlons alors tous sur un quai de métro à Paris,

entre station Belleville et station Télégraphe :

« Je n’ai pas pu prendre ma douche aujourd’hui,

Ils m’ont volé tous les sous que j’avais mendiés.

Estelle est partie il y a cinq ans,

Et, depuis, je n’ai plus envie de me battre,

Parce que les haut-parleurs au dessus de ma tête ont gagné ;

Les haut-parleurs dissertent sur ma banque et mon banquier,

Et des sous qu’il me faut gagner tous les mois

Pour payer le forfait de mon téléphone.

Chaque nation, semble-t-il, est comme moi

Et a son forfait à payer tous les mois ;

Chaque nation dit :

« Je n’ai plus d’argent, vois-tu,

Bientôt, je serai hors-forfait. »

Chaque nation dit aussi :

« Bientôt, je devrais payer plus cher pour te parler.

Je t’ai déjà dit cent fois cela, je crois,

Te l’ai-je déjà dit et quand ? 

Quand ? » »


Quelquefois aussi, pourtant, certains discours millénaristes

S’échappent de la voix de ces mendiants ;

Quelquefois, après leurs jérémiades et le décompte des heures,

Les mendiants se mettent à jouer,

Au milieu des haut-parleurs diffusant la radio,

Un chant diaphonique et paradoxal.

Et, pour qui connaît l’Histoire et passe dans le métro,

Pour qui écoute à ce moment-là,

Résonne la voix du prêcheur allemand Thomas Münzer,

Le premier communiste révolutionnaire,

Qui, en Allemagne, au seizième siècle, prit la tête

De la guerre des paysans contre les seigneurs,

Le clergé et Luther, le réformateur protestant.

Pour qui écoute,

Résonne,

Résonne

Résonne

L’hymne des millénarismes

Passés, présents et futurs :

« A l’œuvre ! A l’œuvre ! A l’œuvre !

Hurle la voix des mendiants des mots

Au milieu de la parole des grands communicants

Retransmis par la radio.

Il est temps ! Les coquins sont lâches comme des chiens.

Stimulez vos frères pour qu’ils se joignent à vous

Et portent leur témoignage.

A l’œuvre ! A l’œuvre ! A l’œuvre !

Ne vous laissez pas attendrir

Si l’Esaü vous dit de bonnes paroles.

Ne considérez point la désolation des impies,

Ils vous supplieront,

Ils pleurnicheront comme de petits enfants.

Soulevez villages et villes, il est temps. 

Dieu ne peut tarder davantage,

Vous devez vous dresser !

Mettez-vous en besogne, combattez le combat du Seigneur,

Les temps sont venus ! »


Et une rame de métro passe…
Et une rame de métro passe…
Et une rame de métro passe…
Et une rame de métro passe…
Et une rame de métro passe…
Et une rame de métro passe…