mardi 27 octobre 2020

Règle du Ringolevio n°5 : se reconnaître, ne pas se reconnaître

 



 Règle du Ringolevio n°5 est la suite de mon texte sur la vie de l'artiste américain Emmett Grogan. 

On peut trouver, sur ce Blog, les règles du Ringolevio 1, 2, 3 et 4. La règle du Ringolevio n° 4 a été publiée en mars.

On peut aussi trouver Ringolevio, l'autobiographie "authentique" d'Emmett Grogan ici.


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    De retour en Italie après le meurtre de l’homme de paille l’ayant dénoncé à la police, Kenny Wisdom réussit le concours d’une école de cinéma importante à Rome, et il réalise un court-métrage qui gagne un prix lors d’un festival, Un dimanche après-midi de Billy Brown, dans lequel il joue le rôle d’un jeune psychopathe mêlant sa vie à des actions violentes, commises, dans des films célèbres, par des personnages désaxés. Or, se découvrir ainsi à l’écran jouer le rôle d’un fou furieux le perturbe : « À un moment donné, raconte Grogan, totalement obnubilé par l’une de ses compositions, il [à savoir, ici, Billy Brown, le personnage que Grogan joue dans son film]… il croise un promeneur solitaire sur la rive du lac du parc. Intimement convaincu que la scène fait partie intégrante de l’histoire qu’il est en train de se raconter, il agresse sauvagement l’homme, le laisse sur le carreau et fait rouler le corps dans le lac. Puis il reste planté là, à contempler le cadavre qui surnage encore, à le narguer en mimant caricaturalement des poses de Marlon Brando, James Dean, Richard Widmark ou Montgomery Clift. » 

    Le court-métrage se termine enfin sur une course-poursuite en voitures entre Billy Brown et la police.

    Se découvrir ainsi nu, mis à l’écran, traumatise profondément Emmett Grogan, tandis que le film est projeté durant le festival de cinéma. Il comprend peut-être alors – sait-on  jamais ? – que la vie n’est pas qu’un rôle que l’on joue. Le lendemain, le directeur du centre de cinéma, ayant appris que Kenny Wisdom, ou Emmett Grogan, ou… (?)…, a un casier judiciaire, l’enjoint à quitter fissa son école, et son prix, tout juste obtenu, lui est retiré. Billy Brown, ou Eugen, ou Emmett Grogan, ou Kenny Wisdom ou Johnny Mullane ou même « algue libre », mais toujours en état de choc, décide alors de partir, sur un coup de tête, en Irlande à Dublin, la terre de ses ancêtres, pour essayer de se retaper, se mettre au vert et retrouver ses sources. Là, ses péripéties se poursuivent, puisqu’il rencontre des membres de l’IRA, avec lesquels il sympathise, et il participe même carrément à des attentats terroristes…

 

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ENTRACTE : BILLY BROWN


    Huit ans plus tard, en 1972, Billy Brown est invité sur CBS pour participer au jeu télévisé To Tell The Truth présenté par Garry Moore. Billy Brown a accepté de venir à ce jeu télévisé pour promouvoir Ringolevio, son autobiographie. To Tell The Truth est une émission à succès où il faut découvrir un personnage singulier parmi trois individus qui revendiquent son identité. Un jury de quatre membres est chargé de poser des questions aux trois protagonistes, afin de déterminer lequel est le vrai[1].

    Le présentateur Garry Moore (ton emphatique)Rencontrons maintenant un homme de l'apogée du Flower Power, écoutons la chronique sur la contre-culture de Billy Brown. Il dit : « Je suis Billy Brown. J'ai passé une grande partie de ma vie à nager contre le courant culturel dominant en Amérique. Je vis dans le quartier Haight-Ashbury de San Francisco. À l’apogée du mouvement hippie, j’ai été responsable de la mise en place du mouvement des Diggers. Les Diggers étaient un groupe épris de liberté dont les magasins et le théâtre gratuits sont devenus légendaires. J'ai écrit un livre racontant ma vie, l'époque et le contexte du mouvement hippie avec ses héros et ses anti-héros, qui s’intitule Ringolevio. Le livre a été nommé ainsi à cause d’un jeu de rue célèbre à New York, qui permet aux enfants de cette ville de tester leur capacité à lutter pour durer et gagner. Signé Billy Brown. »

    Trois Billy Brown entrent alors sur le plateau du jeu sous un gimmick. Leur silhouette est d’abord dans l’ombre, puis gros-plan caméra sur leur visage en pleine lumière. Chacun d’eux affirme naturellement être Billy Brown. L’animateur les convie ensuite à s’installer à des pupitres devant les quatre membres du jury, et To Tell The Truth peut commencer…

 

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    Le court-métrage Un après-midi de Billy Brown, qu’Emmett Grogan déclare avoir jeté à Rome dans le Tibre avant son départ pour Dublin, fonctionne ici comme une mise en abyme, non seulement de Ringolevio, le livre, mais de la vie même de Grogan. Si B. Traven et Georges Devereux ont pu jouer, eux aussi, avec leur identité, mais considéraient leur œuvre littéraire comme essentielle, là, au contraire, la vie prend le pas sur l’œuvre. Un jeu-télé comme To Tell The Truth a, probablement, ici autant de valeur qu’Un après-midi de Billy Brown, le premier film réalisé d'Emmett, et peut, tout autant, être jeté dans l’eau du Tibre, lorsque le besoin de changer d’air se fait sentir. Que montrent Un après-midi de Billy Brown avec le show To Tell The Truth ? Un être aliéné et, dans le même temps, maîtrisant la société du spectacle et l’industrie du cinéma -- aliéné et, simultanément, en pleine possession de ses moyens et des codes du spectacle.

    L’un et l’autre, algue libre.

    A-t-on besoin alors de savoir si le film de Grogan Un après-midi de Billy Brown a bel et bien existé ? 

Bien sûr que non :

    - Billy Brown est l’ombre d’Emmett Grogan, de celle qu’il a besoin d’exorciser pour devenir autre, encore et toujours : adorcisme et exorcisme.

    - Billy Brown fait penser aux hybrides monstrueux d’Ambroise Paré.

    - Il fait penser au Change now hippie, au « Je est un autre » de Rimbaud, aux hétéronymes de Pessoa, au Christ du dadaïste berlinois Johannes Baader, à Lord Patchogue, le reflet dans le miroir de Jacques Rigaut, au Pandrogyne Genesis Breyer P. Orridge comme au Serpent à plumes de D.H. Lawrence.

    - Billy Brown fait aussi penser, a contrario, au personnage et narrateur de Cinéma, le récit de l’écrivain Tanguy Viel.

    Dans Cinéma, un homme, dont on ignore à peu près tout, est obsédé par Le limier, un film de Mankiewicz sorti en salle en 1972, au moment où Ringolevio est publié. Le narrateur de Cinéma de Tanguy Viel, tout autant que Billy Brown, est aliéné par l’industrie du cinéma ; la seule différence, c’est que le personnage de Cinéma ne rejoue pour lui qu’un seul film, Le Limier de Mankiewicz ; Billy Brown rejoue, quant à lui, tous les films américains ayant présenté à l’écran des désaxés, marginaux, ratés, forcenés, frontaliers, fous, schizos, détraqués de l’histoire du cinéma US.

    - On peut ainsi lire Ringolevio comme le négatif du film Cinéma de Tanguy Viel.

    - On peut aussi lire la vie de Grogan comme une filmographie inédite jetée dans l’eau du Tibre ou du Nil, tels Romulus et Rémus ou Moïse, et échappant ainsi, à chaque fois, au fleuve comme au rituel judiciaire de l’ordalie : ici le fleuve jugera si l’enfant, qui lui a été jeté en offrande, est digne ou non de survivre.

    Qu’est-ce qu’une filmographie ? C’est l’inventaire des films réalisés par un acteur. Or Billy Brown, comme nom multiple[2], présente, quant à lui, un seuil, le passage de la carrière cinématographique de l’acteur américain d’avant-guerre, qui cherchait à être reconnu d’un film à l’autre –  comme le cigare pour Groucho Marx ou le clou de cercueil d’Humphrey Bogart collé au visage de l’acteur –, à l’impermanence des rôles de la star après les années 60, passant – algue libre – d’un personnage à l’autre, d’une interprétation à la suivante, sans lien logique, et mimant, singeant, doublant et redoublant ainsi la vie ondulatoire, ballottée, atomisée et recomposée de ses contemporains.

     Il y a ainsi eu, à partir des années 60, un passage du cinéma de papa au film mainstream propre à la société de consommation, et un cinéma underground, contre-culturel, que Billy Brown ne cherche même pas à connaître ni à apprécier, puisqu’il court, puisque la vie, les accidents de la vie le font courir, comme un Buster Keaton éprouvant sa résilience sur des routes qui le mènent de Hollywood à New York puis à San Francisco, un Buster Brown dans le rôle de l’anarchiste courant après les révolutions, un Billy Keaton dont le visage changerait d’un plan-séquence à l’autre : il s’était vu à Rome devenir Billy Brown, mais a couru à temps contre cette annihilation de son moi, s’est fait virer de l’école de cinéma où il était étudiant, a jeté, après ça, son film dans le fleuve du Tibre, puis il est parti à Dublin, rencontrer ses ancêtres irlandais pour retrouver ses origines, a été intégré après ça dans un groupe de terroristes de l’Ira et a fait sauter des ponts : l’art de la feinte est « une seconde nature pour [Billy Brown], et, en conséquence, il décida d’adopter une nouvelle identité avant d’aller battre les sentiers de la contre-culture. », écrira-t-il plus loin[3].

     Où trouve alors à crécher Emmett Grogan, après avoir atterri à Dublin en Irlande ? A la pension The Brozen Head, l’une des plus vieilles auberges de la ville, celle-là même où a dormi, avant d’être arrêté par les Anglais, l’insurgé irlandais Robert Emmet, en août 1803. Un mois plus tard Robert Emmet fut exécuté par le gouvernement britannique : « Le discours qu’il prononça lors de son arrestation contribua à forger une aura romantique, écrit à ce propos Agnès Maillot qui est historienne du mouvement de l’IRA. " Lorsque mon pays prendra sa place parmi les nations de la terre, alors, et seulement alors, mon épitaphe pourra-t-il être inscrit.", déclara-t-il. À ce jour, le site de la tombe d’Emmet reste encore inconnu. »[4]

 

    Le dernier attentat qu’"Emmett" (avec deux t) Grogan prétend avoir commis, est celui de la « Tour Nelson » sur O’Connell Street, afin de faire sauter la statue du britannique Lord Nelson. Or, de Tour Nelson, il n’y en a jamais eu à Dublin, en revanche une colonne Nelson, oui. Une colonne sur laquelle trônait un amiral Nelson, héros à Trafalgar contre Napoléon. L’IRA a bien fait exploser cette statue sur sa colonne en 1966, alors qu’Emmett Grogan était à San Francisco, sur Haight Ashburry, en plein dans des actions de rue avec son groupe, les Diggers. Mais Billy Brown, alias Emmett Grogan, n’en est pas à une feinte ni même à une supercherie près.



[1] On peut voir l’émission To Tell The Truth à laquelle Emmett Grogan a participé à l’adresse url suivante : https://www.youtube.com/watch?v=uPE7cnUey4E&feature=player_embedded

 

[2] « Un nom multiple est " un nom que quiconque peut utiliser " : ceux qui l'ont inventé, qu'ils soient connus ou inconnus, des individus ou des groupes, ne prétendent ni au monopole de son usage ni à un type quelconque de droits de propriété intellectuelle. Or de tels noms peuvent être plus que la simple expression du désir des usagers de préserver leur anonymat : le nom, en tant qu'expression d'anonymat, a beau n'être qu'une lacune, un signe sans signification en lui-même, il peut encore devenir un puissant signifiant s'il est relié avec une praxis reconnaissable et identifiable. Il désigne alors non seulement cette praxis (artistique, politique, religieuse), mais lie celle-ci simultanément à la figure d'une personne imaginaire. Lorsque la praxis devient reconnaissable et se remplit de vie, la personne prend également vie. La figure prend des contours, elle atteint une histoire, un mythe. Dans la mesure où les gens rentrent dans cette histoire et prennent part aux pratiques reliées aux noms multiples, elles deviennent réellement parties intégrantes de la personne imaginaire et collective : la praxis individuelle est imprégnée de pouvoir par le biais du mythe collectif et simultanément reproduit celui-ci. Et inversement, si la praxis perd ses contours et son pouvoir de signification, la personne collective dans laquelle cette praxis est incarnée meurt également. » Autonome A.f.r.i.k.a. Gruppe, collectif d’activistes et d’artistes internationaux. Article « Tous ou personne ? Noms multiples, personnes imaginaires et mythes collectifs » Décembre 2002. Site Transversal Text, url https://transversal.at/transversal/1202/aag2/fr

[22 juin 2019]

[3] Ringolevio, p. 329.

[4] L’IRA et le conflit nord irlandais, Agnès Maillot. Presses universitaires de Caen, « Quaestiones ». 2018.


[1] Ibid. P. 249.

vendredi 23 octobre 2020

Ar Xudi, nouvelles d'un futur probable

 



    Je suis très heureux de voir mon texte publié, dans Ar Xudi, nouvelles d'un futur probable, un recueil de nouvelles d'anticipation édité par le réseau des Alliances Françaises, une organisation qui cherche à promouvoir la langue et la culture françaises dans le monde.

    Ce projet littéraire a été initié par l'Alliance française de Quétéraro au Mexique. 

   Ar Xudi, dans une langue parlée au Mexique, le hñahñu, signifie "demain". Dans une période telle que la nôtre, aux prises avec le covid-19, "Ar Xudi" ou "Demain" sont des mots chargés d'incertitudes ; d'où le besoin, que l'on a, d'imaginer une suite ou des suites possibles. Je dois dire que, pour demain ou Ar Xudi, j'ai pris quelques libertés, puisque ma nouvelle d'anticipation ne se déroule pas dans vingt-cinq ni même dans cinquante ans, comme il se doit, mais dans quatre mille ans... Cette nouvelle s'intitule Loving 2 et elle raconte comment des hommes du futur verront notre histoire récente, non celle du Covid-19, mais l'affaire Loving contre l'Etat de Virginie qui s'est déroulée en 1967 devant la Cour suprême des Etats-Unis. La Cour suprême d'alors affirmait, à nouveau, la légalité des mariages mixtes, de quelque couleur, culture ou communauté qu'on soit.

Cette nouvelle a été publiée en français et en anglais par les soins de l'Alliance française de Bahrain. Une interview en podcast ainsi que la participation d'un musicien électro devraient suivre. Je remercie ici Saïd Nourine, le directeur de cette Alliance Française.

On peut lire Ar Xudi, ici, sur le site de l'Alliance française de Bahrain, en cliquant sur le lien.

Bonne lecture.