lundi 24 janvier 2022

DEUX TANNERIES - suite 17 : la Tannerie & Dériville




« Quel sphinx de ciment et d’aluminium a défoncé leurs crânes et dévoré

    leurs cervelles et leur imagination ?

Moloch ! Solitude ! Saleté ! Laideur ! Poubelles et dollars impossibles à obtenir !

    Enfants hurlant sous les escaliers ! Garçons sanglotant sous les drapeaux !

    Vieillard pleurant dans les parcs !

Moloch ! Moloch ! Cauchemar de Moloch ! Moloch le sans-amour ! Moloch

    mental ! Moloch le lourd juge des hommes ! »

 

Howl, Allen Ginsberg




                    Los Angeles, Tiny homes (quartier de Tarzana, 9/07/21) - afp.com/Robyn Beck


    Le New Moloch du roman La Tannerie, pour être envisagé comme vraisemblable et réaliste, est circonscrit en un lieu et des murs situés en bords de Seine à Pantin, mais, en lui, plusieurs couches se superposent. Décrypté autant que faire se peut, il désigne, tels une poupée russe ou les cercles infernaux dans La Divine comédie de Dante, non seulement la gouvernance actuelle de la culture, mais aussi celle qui forme les mégalopoles modernes de la fin du vingtième siècle, après Los Angeles. Comme le montre le philosophe Bruce Bégout dans sa phénoménologie des grandes villes contemporaines, Los Angeles, comme une autre Tannerie, est notre New Moloch[1]. Voilà même le projet urbanistique du XXème siècle, selon Bégout : New Molloch est la réalité éclatée, suburbienne, de nos mégalopoles depuis Los Angeles ; des villes géantes composées de parcs à thèmes, motels, parkings, centres commerciaux et îlots résidentiels bunkerisés, et cela hors ligne d’horizon, à l’infini. Pour Bruce Bégout, Los Angeles est le cauchemar climatisé de Guy Debord et de JG Ballard. Ainsi, comme New Babylon pour l’artiste Constant, la ville des anges se donne pour modèle le parc d’attraction, à travers la multiplication des espaces de loisir et des images publicitaires qui bordent les axes routiers et défilent non-stop au-dessus des yeux des automobilistes. À ce sujet, Bruce Bégout écrit dans Los Angeles, capitale du XXème siècle : « Ce qui n’était au départ que le thème majeur des publicités géantes, s’affichant en panneaux 12/8 dans la ville, a peu à peu conquis l’espace urbain lui-même, lui conférant son esthétique toc et puérile. Le parc d’attractions ne constitue donc pas seulement le lieu de loisir le plus important des grandes cités mondiales qui toutes s’en emparent à leur périphérie, mais le modèle de développement urbain le plus puissant. Il serait en effet naïf de croire que le parc d’attractions n’a pour vocation que l’amusement des citadins. Il leur présente en réalité une alternative totale à leur espace habituel de vie et leur laisse entrevoir par là, in concreto, de nouvelles possibilités de pratiques urbaines, rendant plus douloureux encore le retour à une réalité si proche. »[2]

    Entre société des loisirs et société de consommation, quelle différence pour la Cité des Anges ? semble demander Bruce Bégout. Quelle différence entre l’utopie psychogéographique de Ralph Rumney, Guy Debord & Constant, et le New Moloch Los Angeles ayant servi de moules aux mégalopoles déterritorialisées que nous connaissons ? La même que celle ayant lieu entre playing et game : le parc d’attraction Los Angeles est tout entier dans le game, à aucun moment le citoyen ne peut remettre en cause les règles sacrées du jeu et du fric. Pour la société de consommation, le choix du playing, comme mode ludique privilégié, plutôt que du game, serait même complètement suicidaire : « Si le néolibéralisme jouait à fond la carte de l’autonomie ludique, il serait ipso facto renversé. », observe Bruce Bégout dans Dériville, son précédent essai sur les conceptions urbanistiques des situationnistes[3]. Dès lors, New Molloch ne peut que chercher à pervertir le playing, et il cherchera toujours à jouer le playing sur un mode perverti ; dès lors, Jeanne est ce personnage naïf qui, comme un avatar raté d’Alice au pays des merveilles, se laisse attirer, amuser, fasciner par les miroitements d’un playing pauvre et perverti derrière le game et le fric. Jouant le rôle du naïf dans le roman de Celia Levi, la personnage ne comprend pas que son emploi d’accompagnante est un job de merde, contrairement à Léa, vingt-quatre ans, qui a été une hôtesse d’accueil pour les palaces et les marques de luxe : « Pendant cinq ans, j’ai été hôtesse d’accueil, déclare Léa dans Boulots de merde !, un essai, des journalistes Julien Brygo et Olivier Cyran, paru il y a trois ans. Pour faire ça il faut parler trois langues, avoir la taille S, mesurer 1 mètre 75. Ils te le disent bien : le plus important, c’est que tu te taises, que tu sois bien coiffée, que tu portes une minijupe et acceptes les remarques des gros lourdauds toute la journée. Tu es payée pour ta capacité à te taire, en fait c’est ça que les agences rémunèrent. Notre rôle est de mettre en valeur les objets, c’est du packaging. »[4]

    Sauf que, si Jeanne a bien un job de merde, Léa, quant à elle, a plutôt un job à la con. Une telle différence était essentielle dans Bullshit jobs, l’essai économique de David Graeber auquel se réfèrent, dans leur livre Boulots de merde !, les journalistes Julien Brygo et Olivier Cyran. Pour Graeber, un « job de merde » a une utilité sociale souvent essentielle, contrairement au job à la con qui, lui, n’en a aucune. Et Jeanne, en tant qu’accompagnante à la Tannerie, a bien un rôle utile, elle qui cherche guider le public (et a fortiori le lecteur) dans un centre d’art gigantesque. Dans Bullshit jobs, son célèbre essai, David Graeber montrait ainsi que, depuis les années 80, il y a une augmentation importante, dans nos pays dits modernes, des jobs inutiles voire nuisibles, et qu’une telle augmentation, de plus de 30 % environ, correspond à une évolution des progrès technologiques en matière d’automation. Des cinq grands types de jobs à la con défini par Graeber dans sa classification « Bullshit », le métier d’hôtesse d’accueil est même le premier ; Léa, cinq ans durant, est classée larbin : « Les jobs de larbin sont ceux qui ont pour seul but – ou pour but premier – de permettre à quelqu’un d’autre de paraître ou de se sentir important. », écrivait l’économiste anarchiste à ce sujet.[5] Léa avait, en l’occurrence, pour rôle que se sente important le mâle phallocrate français et friqué, ce qui n’est évidemment pas vraiment ce dont nous avons besoin actuellement. Selon Graeber, un tel métier de larbin, correspondant à celui de valet de pied de l’ère victorienne, montre à quel point nous sommes entrés dans une forme moderne de féodalisme. Même si les jobs de Jeanne et de Léa se ressemblent, puisque Jeanne, en tant qu’accompagnante à la Tannerie, fait aussi, souvent, figure de potiche, d’un point de vue graeberien, leur valeur est différente : Jeanne, quant à elle, s’efforce de guider les visiteurs dans une dystopie qui, comme Los Angeles, est une coquille vide, sur laquelle on projette des images de parc de loisirs. Jeanne, en somme, est le dernier seuil avant la disparition de toute urbanité qui, selon Bruce Bégout, caractérise aujourd’hui la poétique d’une ville comme Los Angeles. Dans Los Angeles, capitale du XXème siècle de Bégout, le voile culturel propre aux habitants des villes est ainsi rompu, chaque citadin, face au vide sidéral de l’alignement des parkings, quartiers résidentiels surprotégés, motels sériés, centres commerciaux monstres et autres autoroutes, se retrouve seul et intranquille, reclus volontaire, éprouvant, chaque heure, « la terreur de l’impossible accord avec les autres. »[6] 

    Dans New Molloch, il n’y a donc même plus de Jeanne pour nous accompagner, Jeanne n’existe même plus. Il n’y a que des Léa, soit des larbins réservés à ceux qui en ont les moyens financiers. Face à une telle dystopie, l’aliénation ne peut être que totale et la femmanimalité, de souveraine qu’elle était à New Babylon, réduite à une domestication proche de l’élevage en batterie. C’est ce qu’a, sans doute, voulu montrer, en 2002, Cosey Fanni Tutti, dans une action artistique, Selflessness One, aussi belle que tragique. Selflessness (le « self » est souligné par CFT) signifie, en anglais, l’abandon de soi, le don de sa part intime.



Cosey Fanni Tutti. Selflessness one, 2002


    Selflessness One a été réalisé au pied du "C" de 4 mètres de haut du "California adventure", situé dans le Disneyland de Los Angeles. À propos de cette action, elle écrit dans Art Sexe Musique : « Je m'infiltrais dans la trame du site [de Disneyland]. J'avais préparé une solution homéopathique à partir d'une eau de source distillée et des derniers tampons de ma vie, que j'avais réduits en cendre et laissé décanter dans une bouteille en plastique. J'ai versé la solution en dessinant le "4" que je m'étais fait tatouer. En ruisselant sur la pente du trottoir sec, elle a formé, de façon assez appropriée, le symbole de l'anarchie. C'était déjà fini, et nous sommes partis vers les attractions comme de vrais touristes. Pour garder une trace de cette action et lui ajouter un élément essentiel, j’ai acheté un pavé souvenir hexagonal sur lequel j’ai fait graver mon nom et la date de "Selflessness One". Il se trouve aujourd’hui, parmi tant d’autres, dans le hall d’entrée pavé du Disney California Adventure Park. »[7]

    CFT témoigne ici, non seulement du passage du temps et de sa ménopause, mais aussi, probablement, de l’abandon des idéaux de sa jeunesse. Le 4 est son chiffre fétiche, qu’elle abandonne aux pieds de Disneyland.

    That’s all folks !





 





[1] Lire, à ce sujet, Bruce Bégout, Dériville. Les situationnistes et la question urbaine, 2017, et Los Angeles, capitale du XXème siècle, 2019. Editions Inculte, collection « barnum », pour ces deux essais.

[2] Bruce Bégout, Los Angeles, capitale du XXème siècle. P. 108.

[3] Ici, la différence entre playing et game, société de loisir et société de consommation, est même essentielle. Bruce Bégout, Dériville, p. 64.

[4] « Léa, 24 ans, plante verte dans un palace parisien » In Boulots de merde ! Du cireur au trader. Enquête sur l’utilité et la nuisance sociale des métiers. Julien Brygo et Olivier Cyran. Ed. La Découverte, 2018. P. 51.

[5] David Graeber, Bullshit jobs, p. 67.

[6] Bruce Bégout, Los Angeles, capitale du vingtième siècle. P. 86.

[7] Cosey Fanni Tutti, Art Sexe Musique, p. 342.

samedi 22 janvier 2022

Politique de l'auteur -3-

 


Publié très prochainement, grâce aux soins du poète et éditeur Philippe Blanchon, mon texte le plus fouriériste. Vous y apprendrez (peut-être) à quel point les années 60-70 ont été proches du Nouveau Monde amoureux de Charles Fourier, mais aussi pourquoi une telle utopie n'a pas vu le jour.


samedi 15 janvier 2022

DEUX TANNERIES - suite 16 : le timonier du 9.3

 


Andy Warhol, Mao


    Dans son roman, Celia Levi nomme, au début, celui qui a créé le centre d’art La Tannerie à Pantin « le timonier du 9.3 ». Ce rapprochement entre Mao et un homme à l’origine d’une dystopie néolibérale est cocasse, et cela d’autant plus quand on sait que l’autrice est une Française d’origine chinoise. Pour son troisième roman, Dix yuans un kilo de concombres, elle suivait, dans ses déambulations à Shangaï, Xiao Fei, un Chinois dont l’appartement vétuste était convoité par des promoteurs immobiliers[1] ; et il y aurait, sans doute, beaucoup à dire sur ce qu’il y a de Xiao Fei dans Jeanne, ou sur la façon dont l’autrice décrit Shangaï ou Paris. Quelque chose de Far away, so close ou de fractal, aujourd’hui, entre la Chine contemporaine et Paris. Comme si le 9.3, malgré tout, pouvait se laisser entraîner, lui aussi, dans un « grand bond en avant », comme si « l’enfer était pavé de bonnes intentions », non seulement ce que la Chine de Mao a été, et les tragédies historiques qu’elle a encore à nous révéler aujourd’hui, mais aussi dans ce qu’une banlieue de Paris, battant des records de chômage, pourrait devenir, si elle suivait les projets sociétaux d’un homme voué aux méthodes du management entrepreneurial. Comme si toutes les dystopies se ressemblaient ou que l’Histoire pouvait se répéter, malgré les antagonismes des systèmes au pouvoir, d’un côté ou de l’autre de l’échiquier politique. Il reste que le terme de « timonier du 9.3 » est le titre d’un article que Jeanne lit, lorsqu’elle s’intéresse, au début du roman, aux origines du centre culturel dans lequel elle se retrouve à travailler comme accompagnante[2].

    Entre la politique de Mao et celle du responsable de la Tannerie, le fossé est, évidemment, énorme – raison pour laquelle celui-ci n’est pas placardé comme étant « Grand timonier » au début du roman, ni même « petit timonier », mais simplement « timonier », un timonier sis au département du 9.3, Seine-Saint-Denis. D’abord, dans le cours du récit de Celia Levi, on ne sait rien de lui, pas même son nom. L’autrice le fait pourtant apparaître au loin, ainsi qu’une personnalité historique, une ombre, comme celle de Napoléon, par exemple, dans un roman réaliste de Stendhal ou de Hugo. Le directeur de la Tannerie offre, certes, un horizon politique à son centre d'art, il en est la perspective, celui qui semble tirer des ficelles, tout au moins dans la ville de Pantin (et peut-être que Pantin, en tant que ville, n’a été choisie par Celia Levi que par ce que ce nom évoque et connote) ; ce timonier-ci tire, certes, les ficelles du pantin mais, cette fois, de façon totalement déconnectée des sphères politiques traditionnelles. Le timonier du 9.3 n’a pas de médaille à son effigie, ni parti ni programme politique, ni affiche ou slogan à quoi accoler son nom. Timonier du 9.3 est, dès lors, un anonyme parmi d'autres, responsable d’un centre d’art de 60 000 m² qui, dans le cours du roman de Levi, devient pépinière de talents, incubateur d’entreprises et centre d’insertion pour jeunes, en lien avec la Mission locale. Plus de culte de la personnalité comme à l’Est ou en Chine, puisque, sous nos climats, propagande et communication externe sont réduites à portion congrue. Nous ne sommes plus là dans le gouvernement de la culture, mais dans sa gouvernance, de celle que le philosophe canadien Alain Deneault a épinglée, en 2016, dans un essai politique, Médiocratie. Pour Celia Levi, le timonier du 9.3 pourrait bien être ce qu’a été, au Canada, selon le philosophe Alain Deneault, le multimilliardaire Paul Desmarais, l'administrateur du pétrolier Total et le PDG de la firme Power Corporation[3]. La comparaison, tout au moins ici, est à creuser.

    Qui est Paul Desmarais ? Il est à peu près certain qu’une telle personnalité canadienne, morte à 83 ans en 2013, est assez mal connue dans son propre pays. Pour son portrait, le philosophe Alain Deneault part, dans Médiocratie, d’une vidéo, produite par la dynastie Desmarais, ayant été piratée par la constellation Anonymous, et dans laquelle on découvre une réception donnée par le milliardaire, dans son château de Sagard à Québec, pour l’anniversaire de sa femme Jacqueline Desmarais en 2008 [4]. Des personnalités comme George W. Bush, Bill Clinton, Nicolas Sarkozy, Juan Carlos, Lucien Bouchard, Brian Mulroney, Jean Charest, Adrienne Clarkson, Robert Charlebois, Luc Plamondon et Jean Chrétien ont été invitées. Selon le journal satirique québécois Le Couac, le coût de cette réception oscillait entre 12 et 14 millions de dollars.

DVD Gouverne(mental) « Anonymous Quebec », 2012.

   

     Ici, il faut en venir un peu à ce qu’est le domaine Sagard, un territoire de la province de Charleroi, au Nord Est de la ville de Québec. Paul Desmarais semble en avoir fait l’acquisition à la fin des années 80. Fin des années 90, il y a fait construire une réplique de la villa Foscari, bâtie près de Venise au milieu du seizième siècle, le modèle de la bâtisse seigneuriale classique et des jardins à la française. Là, dans son petit Versailles, M. Desmarais jouait à Louis XIV comme un enfant dans son parc. Le problème, c’est qu’il n’était ni Louis XIV ni un enfant. Et le philosophe canadien Alain Deneault, de commenter l’anniversaire que Paul a donné à son épouse Jacqueline Desmarais au milieu des puissants de ce monde :

    « Voyant graviter autour du couple [composé de Paul et Jacqueline, donc] des figures de premier plan de la politique, de la finance ou de la culture, on comprend alors :

     1 – Qu’il existe un ordre de pouvoir bien réel qui n’est toutefois traduisible dans aucune forme constitutionnelle ni institution publiquement admise et reconnue. Ni élection, ni tribunal, ni structure, ni contre-pouvoir ne viennent formellement dire et encadrer cette puissance qui se célèbre.

    2 – Que cet ordre élitiste, étranger aux formes constitutionnelles du pouvoir, digère toutefois les formes traditionnellement admises du pouvoir. Il le fait, pour preuve, en admettant en son sein des personnalités politiques et autres personnages associés aux institutions formelles, lesquels arborent même des insignes, médailles et décorations conférés par des institutions de droit, ce toutefois dans un cercle où, soudainement, la hiérarchie se fait tout autrement… »[5]

    Naturellement, cette royauté « hors-sol » n’a pas lieu dans une ville défavorisée comme Pantin, mais dans un pays riche comme le Canada. Pourtant, entre la dynastie Desmarais et le timonier du 9.3 du roman de Celia Levi, on peut trouver nombre de points communs, mais aussi des différences, en premier lieu en matière d’art. Si l’un et l’autre personnages sont inconnus du grand public, ils jouent pourtant, l’un et l’autre, un rôle important dans la promotion d’un art institué (au sens de Castoriadis). D’abord, pour le fondateur de la Tannerie, « L’art est organique », c’est même le premier slogan que Jeanne lit de lui : « L’art est organique » Autrement dit « L’art, c’est la vie », comme il l’était pour Marcel Duchamp et Joseph Beuys. Les Desmarais sont ici d’accord avec le directeur de la Tannerie sur le fond politique, mais pas sur la forme esthétique. Il suffit de lire, à propos de Paul Desmarais, un article du poète Richard Martel, ayant créé à Québec, en 1982, un centre dédié à l’art contemporain et à la poésie, le Lieu : 

    « Lorsque les affaires le permettent, M. Desmarais fait du ski au Mont Gabriel et taquine le saumon, ce qu'il adore, écrivait alors ironiquement le poète Richard Martel à son sujet. Il chérit aussi la peinture où sa réputation semble aussi grande qu'en affaires.     

     — J'ai débuté avec un antiquaire d'Ottawa en 1955. Le premier achat fut un Borduas payé par chèques mensuels de 50 dollars pour un total de 650 dollars.

    Sa femme ne l'aimait pas au début mais elle a appris à l'apprécier depuis. Ce fut ensuite Riopelle, Fortin, Suzor-Côté, le Group of Seven, Lemieux, Pellan. Il a toujours acheté des tableaux par goût, même avant de prendre le contrôle de Power.

    Avec de l'aide, j'ai essayé d'acheter la meilleure période de chacun.

    Mais toutes ces activités ne l’empêchent pas de s'occuper ces jours-ci de trois campagnes de souscription d'universités canadiennes...»[6] 

    Ce qui lie donc Desmarais au timonier du 9.3, mis à part leur manque patent de connaissances de l’art contemporain (ils n'en ont pas le temps) : financer la culture, c’est de l’art, puisque l’argent n’a pas d’odeur, qu’il absorbe « en soi les contenus de la vie » (G. Simmel), il n’y a aucune différence : tout est dans tout. Pour les timoniers du monde actuel : créer un incubateur d’entreprise, miser sur les NTIC ou des start-up c’est de l’art ; travailler dans le champ de l’insertion professionnelle des jeunes ou miser sur des projets professionnels, voire faire du microcrédit, c’est de l’art. L’art n’est pas une tautologie, l’art est partout, même le soutien financier à la candidature présidentielle de Nicolas Sarkozy, pour la dynastie Desmarais, était de l’art [7]. L’art est partout, quand on a l’argent. Il suffit de s’intéresser à la carrière, au Canada, d’Hélène Desmarais, la belle-fille de Paul, pour comprendre à quel point l’art est lié aux créations d’entreprises petites et grandes [8]. On apprend ainsi qu’Hélène Desmarais est présidente du CA d’HEC de Montréal, du Centre d’entreprises et d’innovation de Montréal, mais aussi de l’Institut économique de Montréal. La belle-fille de Paul Desmarais a « depuis plus de 25 ans, fondé, réorganisé ou appuyé plusieurs institutions importantes, dans des secteurs aussi diversifiés que le développement économique, l’éducation, la santé, la culture et les politiques publiques. »

      De même, la Tannerie est un centre culturel qui organise des salons de l’emploi pour les séniors, mais elle fait aussi des travaux de bâtiment pour intégrer à son édifice historique des espaces de location qui abriteront des start-up, « travaillant sur des modèles de type horizontal, citoyen. »[9] ; et le poste d’accompagnante de Jeanne évoluera lui aussi, puisqu’elle se retrouvera à faire de la coordination pédagogique dans le domaine de l’insertion professionnelle pour des jeunes de Pantin, en stage in situ. La Tannerie n’est évidemment pas une mission locale, mais une mission locale est un centre d’art, puisque « l’art est organique ».

    Et les artistes en résidence à la Tannerie, qui sont-ils ? Certainement ont-ils suivi les cours en « gestion des arts et de la culture » d’HEC Montréal d’Hélène Desmarais, puisque l’artiste est, aujourd’hui, un auto-entrepreneur comme un autre. Tiré du plan de cours de gestion des arts d’HEC Montréal, cette note élevant l’ignorance de l’artiste au rang de savoir-être : « Il est important que les gestionnaires des arts et de la culture aient une connaissance minimale de la question des politiques culturelles. Il leur faut être en mesure d’aller au-delà des idées préconçues et des discours de revendications traditionnelles des gens du milieu. »[10] Dans La domestication de l’art, une analyse des politiques publiques françaises en matière d’art, Laurent Cauwet, le responsable des éditions al dante, inclut même la poésie française comme domaine nouveau du management culturel : « L’artiste, le poète, écrit-il, doivent accepter que leur temps ne leur appartienne plus, soit dévolu à leur métier d’employé-artiste, d’employé-poète ; que l’agenda de l’entreprise culture devienne leur agenda. »[11] Correctif : le poète n’est plus un employé, mais un auto-entrepreneur (dont le statut est proche de l’ouvrier spécialisé au XIXème siècle, mais dont le salaire est dorénavant ubérisé). Comme un séminariste doit être rompu à la théologie comme à la basse intendance, s’il veut accéder à la prêtrise, l’artiste &/ou poète de l’ère néolibérale est un auto-entrepreneur employant le jargon des ressources humaines, en somme un petit chef : « Converti aux modalités des HEC, tout artiste-entrepreneur qui se respecte pérore désormais sur "la culture organisationnelle, la gouvernance, l’affection des ressources et les relations entre artistes et dirigeants, et les dynamiques de pouvoir en place au sein et autour de ces organismes", en voyant dans les approches "expérientielles" en vogue les clés de l’exercice de ce pouvoir. », écrit à ce propos Alain Deneault [12]

     Et ce petit chef de l’art aura tout, aujourd’hui, de ce qui a fait Paul Desmarais ou le timonier du 9.3, qu’il réside à New York, Toronto, Paris, Pantin, Pierrefaite, Quiberon ou Shangaï, et il pourra exiger qu’on le reconnaisse à ce titre. 

    À la Tannerie, « il n’y eut aucun remous lorsque David [un accompagnateur, comme Jeanne] fut licencié pour faute grave. Il avait plaisanté un artiste qui portait un kilt, lui avait demandé si c’était bien vrai que les Écossais ne portaient pas de sous-vêtements sous le kilt, et si c’était le cas pour lui. Cela avait été demandé avec élégance, dans le cadre d’une longue discussion sur l’art. »[13]

    Les artistes, de nos jours, n’ont pas d’humour.   

 



[1] Dix yuans un kilo de concombres, Auch, Tristram, janvier 2014.

[2] La Tannerie, p. 53.

[3] Alain Deneault, La médiocratie. Chapitre 3, « Culture et civilisation ». Pages 147 à 178. La médiocratie, Alain Deneault. Editions Lux. Canada : 2016.

[4] Ibid., pp. 153-154. « Le Domaine Sagard - Le Domaine de l'Élite au Québec - illuminati 2014 »,

url. https://www.youtube.com/watch?v=70av501Qhv8

[5] La médiocratie, Alain Deneault. Editions Lux, 2016. P. 154.

[6] « L’art du sens conventionnel », article de 1983 de Richard Martel, au sujet des choix de Paul Desmarais en matière d’art, qui laissait déjà augurer de ce qu’il allait devenir. In Revue Inter Art actuel. Les éditions Intervention, 1983. Canada, Québec, numéro 21. url.https://www.erudit.org/fr/revues/intervention/1983n21intervention1078708/57324ac.pdf?fbclid=IwAR1MPep4_i23H2rKT8Q5sdkNiIL3LbNrjRSEFezEiZU61_GakAjLlwZe-s 

  

[7] Nicolas Sarkozy dira ainsi de Paul Desmarais en 2008 : « Si je suis aujourd'hui président, je le dois en partie aux conseils, à l'amitié et à la fidélité de Paul Desmarais. ». Desmarais recevra en 2008 la légion d’honneur de la main de Nicolas Sarkozy. Lire l’article du Monde « Mort de l'homme d'affaires canadien Paul Desmarais, ami de Sarkozy et d'Albert Frère », publié le 09 octobre 2013 à 20h57 - Mis à jour le 10 octobre 2013 à 18h29 – url. https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2013/10/09/mort-de-l-homme-d-affaires-canadien-paul desmarais-ami-de-sarkozy-et-d-albert-frere_3492845_3382.html

 

[8] Voir « NOTES BIOGRAPHIQUES – HÉLÈNE DESMARAIS, C.M., O.Q., LL.D. », sur le site du CEIM (Centre d’entreprises et d’innovation de Montréal), un incubateur & accélérateur d’entreprise fondé, en 1996. Ces notes commencent ainsi : « Hélène Desmarais est l’une des personnalités les plus influentes dans le milieu québécois des affaires. Depuis les années 1990, son nom est intimement lié aux mondes de l'entrepreneuriat et de l'innovation, dont elle fait ardemment la promotion et où elle est devenue une figure dominante. Elle s’est particulièrement illustrée par son engagement auprès des jeunes entrepreneurs. Elle a de plus, depuis plus de 25 ans, fondé, réorganisé ou appuyé plusieurs institutions importantes, dans des secteurs aussi diversifiés que le développement économique, l’éducation, la santé, la culture et les politiques publiques. »

https://www.ceim.org/wpcontent/uploads/2018/04/Biographie_helene_desmarais.pdf?fbclid=IwAR1w5DkmzyRloLOoSfrbg7bp5PLUeWn3Lm4OPaVEsvmnnEShf6zGYBCi45E

 

[9] La Tannerie, p. 165.

[10] Citation reprise à Alain Deneault. In La médiocratie, p. 159.

[11] La domestication de l’art. Politique et mécénat. Laurent Cauwet. La fabrique éditions : 2017. P. 44.

[12] La médiocratie, p. 160.

[13] La Tannerie, p. 233.



vendredi 14 janvier 2022

DEUX TANNERIES - suite 15 : l’air de rien

 



« Tout homme et toute femme est une star. »

 

Aleister Crowley

 

    Comment Jeanne, dans La Tannerie, peut-elle avoir cette « manière de ne pas être là » typique des employés modernes que l’Europe fabrique à partir des années 20 du vingtième siècle ? Comment peut-elle être un « multidividu », sadique à la petite semaine et victime du sadisme de son employeur, dans le même temps ? Comment Jeanne a-t-elle l’air de rien ?

    Si on se penche sur l’expression d’un peu plus près, celle-ci nous embarrasse rapidement. Comment peut-on ressembler à rien ? « On ressemble toujours à quelque chose. », affirme l’opinion, certaine ici d’avoir raison. « L’air de rien » heurte la logique, comme la condition d’esclaves heurtait l’humanité des Grecs de l’antiquité. « Comment, se demandaient les Grecs, peut-on tant ressembler à un homme et être cependant dépourvu de toute liberté ? Pourquoi l’esclave ne dit jamais "pouce", comment accepte-t-il sa servitude ? », et ils s’empêtraient dans cette contradiction, entre la forme humaine, qui devait être pleine de vie et libre, et le fond vide des vies esclaves. Le problème concerne ici l’ontologie du rien que l’Europe, deux mille ans durant, n’a jamais cessé de nier après le philosophe Parménide. Car le fond de l’homme n’est rien, ce que le philosophe Jean-Paul Galibert appelle « l’inexistence », et qu’il développe dans ses textes : l’origine-même de nos vies est RIEN, RIEN est notre part commune[1]. Pourtant, aujourd’hui encore, nombre d’hommes, très sensés, diront que « l’air de rien » est une expression qui ne se rapporte à rien de concret, alors même qu’ils sont les premiers à concevoir l’univers comme poussière de Cantor. Pour eux, notre univers est essentiellement formé de vide, mais l’air de rien n’existe pas. De même, la notion de multivers peut s’entendre en astrophysique, mais pas chez l’homme. Alors que cette manière de ne pas être là, ou de devoir changer sans cesse, se retrouve partout, maintenant, dans le monde du travail, avec la montée en flèche du secteur tertiaire, à partir des années 50. Alors que l’air de rien est devenu l’air le plus commun de notre humanité, celui que l’on retrouve aux quatre coins du monde. Alors qu’elle est le b.a.-ba du savoir-être que les écoles enseignent, de la maternelle au Supérieur. L’air de rien est notre minima moralia.

    L’air de rien a même toujours existé, depuis que l’homme est homme, et même avant ; elle nous est l’attitude la plus familière que les sociétés humaines ont charriée, depuis l’invention du patronyme comme nom de famille : « Au nom du Père » se signent encore gravement les catholiques aux quatre coins du monde, et les autres religions du Livre leur emboitent le pas. Au nom du Père, au nom du mâle alpha, au nom de la force physique, en somme. Car, avant même le nom du Père, force et violence physiques sont les vecteurs privilégiés des Humanités. Ainsi, le mot famille vient du latin familius qui désignait le serviteur de la maison, et tout ce qui n’était pas le maître de maison ou ses amis, durant l’Antiquité, étaient les familiers : mères, femmes, enfants, esclaves au service du père qui avait droit de vie et de mort sur son troupeau. La famille est, aux sources, l’ensemble des esclaves d’une maison. L’air de rien est donc universel, il est l’universalité-même, qui fait de l’esclave ce qu’il est, pour la prospérité de son maître. Et si Jeanne nous est si familière, c’est qu’elle partage, au fond, cette inexistence coutumière à l’origine de l’intendance de nos fermes et maisons, depuis les siècles des siècles.

    Le problème actuellement, c’est que, si, au vingtième siècle, l’émancipation des femmes (soit de la moitié de l’humanité) a émergé, les réflexes ataviques sont toujours demeurés manifestes comme force des habitudes et inertie. Témoin de cette montée en flèche de la cause politique des femmes à travers le monde, la lutte pour les droits des Afro-américains aux Etats-Unis, dans les années 60-70. Dans Black America, l’historienne Caroline-Rolland Diamond montre combien les femmes noires américaines ont été le ciment de ces luttes contre le système raciste américain mis en place avec la ségrégation. On peut même dire que, sans le travail des femmes aux Etats-Unis dans les luttes pour les droits civiques, il n’y aurait pas eu de révolution culturelle. Mais, comme Lénine avec Alexandra Kollontaï, la ministre chargée des affaires féminines durant la révolution russe, les militantes américaines des années 60 n’ont alors jamais été considérées que comme le ciment sur lequel l’homme pose ses briques. Ainsi, des militantes noires dans le Student Nonviolent Coordinating Committee (SNCC), l’un des principaux organismes du mouvement afro-américain des droits civiques dans les années 1960. Au sein du SNCC, le ratio homme-femme était alors équivalent, ce qui marquait un progrès complétement inédit aux Etats-Unis, par rapport aux années 50 : les femmes noires américaines accédaient alors à la parole publique[2]. -- Il faut ici marquer un temps d’arrêt : dans le pays le plus puissant du monde, la femme noire, celle la plus réprimée par des siècles de guerres coloniales, accédait au statut réservé à l’homme. L’essentiel de la révolution culturelle se trouve là : dans la Rome moderne, le pays le plus puissant au monde, l’AmeriKKKe comme la désignaient alors les Black Panthers, c’est l’esclave la moins visible, celle qui a été la plus niée par des siècles de culture, qui se bat pour ses droits et sa dignité. Et, à travers la femme africaine-américaine des années 60, c’est alors la moitié de l’humanité qui se bat. Le moment où l’humanité accède véritablement à la démocratie se situe là, pas avant ni après, mais là. Et, qu’ont dit les hommes militants noirs du SNCC, qu’a dit aussi Martin Luther King ? Qu’elles n’ont l’air de rien, mais qu’elles sont le ciment des luttes, sur lequel les hommes mettent leurs pierres pour construire leurs maisons. Toute la gauche américaine d’alors, toute l’avant-garde politique, jusque dans les rangs du Black Power, malgré des déclarations humanistes de circonstance, en est alors au même point que la droite : « L’invisibilité des militantes noires, écrit ainsi Caroline Rolland-Diamond dans Black Amerika, à de très rares exceptions comme Ella Becker ou Gloria Richardson, n’était pas l’apanage du Sud. Alors que les luttes dans les centres urbains du Nord et de l’Ouest se concentraient sur les questions essentielles du logement, de la santé et de l’éducation qui étaient au cœur de l’activisme féminin noir depuis la fin du XIXème siècle, la couverture médiatique des actions de protestation continuait comme au Sud de mettre l’accent sur les faits et gestes et les déclarations des dirigeants hommes. Ce dédain caractérisait aussi les organisations blanches de la Nouvelle Gauche et, plus largement, l’ensemble de la société. »[3]

    Dans les pays de l’Est, durant la guerre froide, Kristen Ghodsee montre, dans Pourquoi les femmes ont une meilleure vie sexuelle sous le socialisme, que les Etats ont généralement assuré le plein emploi aux femmes et l’égalité de traitement entre femmes et hommes en matière de salaire et d’éducation. Les femmes avaient alors, en général, autant de droits d’accéder aux appareils de direction que les hommes… sauf lorsqu’il s’agissait de siéger dans les hautes sphères politiques[4]… La biologiste hongroise Katalin Kariko, à l’origine des thérapies géniques ARN actuelles et d’un vaccin contre le Covid, a largement bénéficié de ce type d’éducation, dans les années 70. Et, si elle émigre aux Etats-Unis dans les années 80, c’est que la Hongrie manquait alors de moyens financiers et technologiques permettant de favoriser ses recherches scientifiques. Un tel modèle de parité entre hommes et femmes a sans doute contribué, durant les Trente Glorieuses, aux efforts, à l’Ouest, en matière d’égalité entre femmes et hommes, chaque bloc, durant la guerre froide, cherchant à promouvoir son « modèle » de femme libre et voulant faire mieux que l’ « ennemi ».

    Par la suite, avec la chute du mur de Berlin, le modèle phallocratique revient en force avec la mondialisation, « l’air de rien » réinvestit les corps, à l’Est comme à l’Ouest. Jeanne, en tant que travailleuse socio-culturelle et précaire d’une dystopie, est largement héritière des conséquences de cette chute. Elle est, comme on verra, les petites mains du secteur socio-culturel capitaliste, celles qui travaillent pour la promotion de la culture, sa transmission, et pour l’insertion professionnelle des jeunes ; elle est aussi l’air de rien actuel du militantisme à gauche. Mais cet air de rien, comme on s’en doute maintenant, n’est rien ni ne donne rien.  


 



[1] Lire, à ce sujet, Invitations philosophiques à la pensée du rien de Jean-Paul Galibert. Invitations philosophiques à la pensée du rien, éditions Léo Scheer, coll. « Manifeste ». 2004.

[2] A propos du rôle des femmes afro-américaines dans le SNCC durant les années 60, lire « Les femmes noires, petites mains du mouvement ». Black America. Une histoire des luttes pour l’égalité et la justice (XIXè-XXIè siècle), Caroline Rolland-Diamond. Ed. La Découverte, 2019. Pp. 332-336.

[3] Ibid. P. 334.

[4] Pourquoi les femmes ont une meilleure vie sexuelle sous le socialisme. Pp. 68-77. Pp. 74-75, Kristen Ghodsee s’appuie sur les statistiques de l’Organisation Internationale du Travail de 1985 en matière d’emploi entre les hommes et les femmes dans les pays de l’Est et de l’Ouest, des années 50 à 70.  

samedi 8 janvier 2022

DEUX TANNERIES - suite 14 : … retour au game ? Surf & take-off. Jeu de sexe et jeu d’argent

 


Genesis P-Orridge and Cosey Fanni Tutti en 1969. Photographie: John Krivine


   Tout est jeu et ouverture chez David Graeber, un peu comme cela l’était déjà chez Deleuze. Il y a même, chez l’anthropologue anarchiste, une pente métaphysique proche de la deleuzienne dans son approche du monde : pour lui, jamais rien ne se réduit ni à une logique ni à un sens, même l’Histoire et la politique. D’où l’humour de ses textes et ce qu’ils ont d’irrésistible au lecteur. Il lui semble alors qu’il n’ait nul besoin d’une connaissance de fond des sciences de l’économie ou de l’anthropologie pour le lire ; Graeber se laisse approcher, il va même jusqu’à provoquer le contact, puis il cherche à convaincre non pas seulement par ses arguments, non par le verbe seul, mais par un engagement politique qui, lui-même, joue et se joue. Car tout joue chez lui, il faut là se répéter, il y a du jeu-même dans la machine-univers, il n’y a même que cela.  

     Un peu comme le jeu des vagues déterminé par les éléments marins pour le surfeur sur son spot. Ce que recherche un surfeur, c’est la vague, c’est-à-dire le jeu-même, le playing. Et donc, tôt le matin, sur la plage qu’il s’est choisi à Honolua Beach ou à First Point Malibu, il est sur les hauteurs et il étudie les rouleaux. Il cherche le take-off, soit le départ de la mère des vagues, devant lui, celle qui plie à ses caprices toutes les autres. C’est ce take-off, la reine des vagues devant lesquelles il se trouve, et il lui faudra approcher d’elle, dans l’eau avec sa planche, s’il veut glisser sur l’eau pour un voyage de quelques secondes ou de quelques minutes. Le take-off est, pour lui à ce moment-là, la respiration d’Isis, la mère des mères. Le portrait de Saïs n’est plus figé, mais dynamique et tubulaire. Et le playing détermine ce départ de ride, le jeu des rouleaux sur le spot où le surfeur se trouve.

     Playing (ou Isis) semble donc être, avant tout, un mot. On peut même dire qu’il n’y a jamais eu d’improvisation absolument libre des éléments. Après tout, la plus grande vague à l’horizon semble approcher sans qu’il n’y ait de hasard ni de transcendance divine à sa venue, même si elle-même est sujette aux forces marines qui la font être là sans motif divin, à quelques centaines de mètres de lui. Mais le surfeur ne voit ni Neptune ni Protée, ni forces motrices ni cartes des courants marins ; ce qu’il voit c’est la vague, soit le playing, ce que Deleuze appelait la « différence sans concept ». Le playing est toujours là comme étant la neutralité du réel, son indifférence concrète. Le playing est un mur aveugle et sans conscience, sa cruauté est pure, parce qu’aucun esprit ne l’habite. Vous pouvez vous briser contre une vague de dix mètres, elle ne vous pleurera pas. Le jeu se passe donc dans la tête du surfeur qui va jouer avec les vagues, il est, avant tout, un vertige, le vertige du constat entre la contingence des éléments qu’il cherche à maîtriser et le vertige de la dérive qui l’anime. « Et ce jeu-là vaut bien la vie », se dit-il parfois avant de rentrer dans l’eau.

    Pour le surfeur, généralement, il n’y a pas de frontière nette et précise entre playing et game, et pourtant tout est clair pour lui. Au début, il y a le réel, le take-off, sur lequel il lui faudra avancer pour son drop, soit le moment où il lui faudra se lever sur sa planche. Tout se passe entre Inspir et Expir, et celui-ci, pour lui, vient d’Isis. Qui n’est ni déesse ni hasard pur, mais le jeu libre des contingences. Et, si nous savons que tout est donné par ce playing, s’il est le sel de la vie, nous savons aussi qu’il nous échappe toujours. Mais l’important n’est pas Isis, ou playing, mais le drop. L’essentiel est de savoir se lever sur la planche au moment voulu. L’essentiel est ce game déterminé par le playing. Ce qui ne signifie pas que tout le monde est surfeur, artiste ou compositeur de musique improvisée ; en fait, pour un John Cage et un Morton Feldman, il y a des centaines de musiciens médiocres. Et combien de surfeurs pour un Kelly Slater ?

    Le playing, ou take-off, est ce que les Grecs appelaient le Kaïros. Le Kaïros est le moment unique, celui où vous devez attraper le diable par la queue. Cosey est le nom de celle qui a su attraper ce moment. Il y a des moments pour le drop, certains ont la chance de le saisir, d’autres non. Rien n’est écrit à l’avance. Vous pouvez vous exercer toute votre vie pour la vague et ne jamais l’atteindre. Cosey Fanni Tutti, elle, l’a atteinte.

    Cosey, dans COUM, sera d’abord Cosmosis pour Genesis P-Orridge – P-Orridge, comme le porridge qu’il mangeait constamment dans les squats à Hull ; telle anecdote est importante ici pour la suite des événements. Cosmosis est un mot-valise, une hybridation de cosmos avec osmose ; le lien, tissé par GPO, entre Genesis & Cosmosis, serait de l’ordre de la hiérogamie, s’il n’était contrebalancé par ce porridge, sorte de bouillie d’avoine, proche du mastic, qu’on fait avaler aux enfants, et dont l’aspect frustre & frugal détonne pour le moins dans la bouche d’un Gourou. La Genèse, ici, est et n’est pas sérieuse ; autrement dit, comme toute genèse authentique, elle est proprement déceptive. Il n’y a pas de chœurs des anges offrant ses lustres au moment, rien de solennel ne vient, sauf un rire particulier, celui du Fripon ou du Trickster, ce personnage ludique à l’origine de toutes les misères du monde, et que l’on retrouve, sur terre, dans nombre de mythes originels. Le porridge de GPO est le take-off sur lequel se noue et se dénoue tout jeu sérieux, son évocation provoque un rire libérateur, proche de celui du dadaïsme et du bouddhisme zen.

    Par la suite, Cosmosis devient Cosey, puis Cosey Fanni Tutti, pseudonyme que l’artiste et galeriste anglais Robin Klassnik lui donne dans une lettre et qu’elle adoptera. Car Cosey Fanni Tutti fait entendre l’expression italienne Cosi Fan Tutte, signifiant « ainsi soient-elles », variante féministe du mot hébreu Amen qui conclut toutes les prières de la Bible et dont Mozart a donné le titre à un opéra buffa. Cosey Fanni Tutti est la variante punk & trash de l’opéra de Mozart, dont le thème est celui des jeux de l’amour et du hasard. CFT est un marivaudage punk.

    Le prétexte de l’opéra Cosi Fan Tutte de Mozart ? À Naples, deux jeunes hommes épris de leurs fiancés, donc fermement convaincus de la sincérité et de l’honnêteté de celles-ci, se lancent dans un pari d’argent avec Don Alfonso, homme cynique et dans la force de l’âge. Selon Don Alfonso, « La fidélité des femmes est comme le Phénix arabe : chacun dit qu’il existe, mais personne ne sait où il est. »

    Pour le cynique, la fidélité des femmes ressemble au Phénix arabe ou au serpent de mer, comme la BTP de Marx pour certains économistes. Et sa passion – car le cynisme est une passion morbide, comme l’avarice ou le blasement – le pousse à apporter la preuve que l’un et l’autre sont des chimères : il n’y a pas plus de fidélité à attendre d’un homme ou d’une femme en amour qu’il n’y a d’émancipation du modèle capitaliste pour les peuples. Pour le cynique, chaque femme et chaque homme sont soumis à l’économie sexuelle dont l’anthropologue féministe Kristen Ghodsee a présenté la théorie dans Pourquoi les femmes ont une meilleure vie sexuelle sous le socialisme (Kristen Ghodsee, éditions Lux, 2020). Don Alfonso est persuadé que l’amour est une variable économique. Mais, contrairement à Kristen Ghodsee, la question d’une société idéale favorisant le bonheur amoureux lui est indifférent ; pour lui, qu’une société soit capitaliste ou socialiste ne change rien à l’affaire : toutes les femmes sont inconstantes, l’ont toujours été et le seront toujours. Nous sommes dans une comédie napolitaine, nous sommes dans un Naples imaginaire, comme l’est, de nos jours en Inde, Chamonix et le Mont-Blanc pour les amateurs de films Bollywood.  

    Et CFT, quant à elle ?

    CFT est une groupie de vingt ans qui mise sur un énergumène, comme Gala, de voyage à Figueras avec André Breton et son mari Paul Eluard, mise sur Dali. L’une et l’autre ont sorti leur Joker. Lorsque Gala, accompagnée d’Eluard, arrive à Cadaqués chez Dali, elle est déjà nue derrière la porte. Tout de suite, Dali se forme une espèce de mélange d’excréments de chèvres, d’alcool de poisson et d’aspic dont il s’enduit le corps pour sa ronde amoureuse. Genesis, lui, rapporte que sa première rencontre avec CFT a eu lieu avant un acid test où, déjà passablement défait, il s’amusait à traverser l’université de Hull en tirant une énorme branche de vingt pieds de long[1]. Dali & Genesis ont cela de commun qu’ils ont toujours été, au sens large et étymologique du terme, des énergumènes, soit des exaltés capables de se prendre pour Dieu[2] ; en somme des pervers (du verbe latin « pervertere » qui signifie sens dessus-dessous) pouvant gêner non seulement la liturgie des messes des premiers chrétiens à Rome, dans les catacombes sous Néron, mais de mettre en danger la vie de leur communauté religieuse par leurs cris extatiques. CFT et Gala ont, toutes les deux, parié leur vie sur des énergumènes, toutes les deux ont tiré le diable par la queue. Sauf que Dali a eu le coup de foudre pour Gala dès leur première rencontre et, en bon catholique espagnol, il a toujours affirmé lui avoir été fidèle. Sauf que le peintre surréaliste est devenu quasi aussi célèbre et riche que les Beatles… pas GPO. GPO, lui, s’il a craqué pour CFT, n’est jamais devenu ni riche ni célèbre ; il a même fait le serment à CFT d’être toujours infidèle et pauvre. Parce que, contrairement à CFT & GPO, ni Gala ni Dali n’ont mêlé jusqu’au bout l’art et la vie, comme on sait : tous deux savaient arrêter le jeu au moment où il était question d’argent. Gala, en bonne intendante, remettait les pendules à l’heure et faisait bonne figure, quand les intérêts de son couple étaient en jeu. Pas CFT. CFT savait s’arrêter pour elle-même, appuyer sur le bouton « pause » quand elle le souhaitait ; elle n’a jamais tiré aucun cordon de bourse et faisait entendre sa voix. CFT n’a jamais sacrifié son intégrité, même lorsqu’elle n’avait rien, même lorsqu’elle était dépendante de GPO. Et GPO ne lui a jamais pardonné qu’elle soit, à sa façon, mendiante et orgueilleuse.

     Qu’est-ce qui fait qu’un jeu n’est plus un jeu ? Quand est-ce que l’utopie devient une dystopie ? Graeber répond à ces questions à la fin de Bullshit jobs et dans L’anarchie pour ainsi dire. L’anthropologue reprenait en politique les propos du philosophe Michel Foucault sur le sado-masochisme. Selon Graeber, un peuple est libre par rapport à son Etat lorsqu’il peut lui intimer l’ordre d’arrêter, comme la victime SM peut signifier « orange » afin que les sévices de son dominant s’arrêtent. Comme l’enfant dit « pouce » quand il a assez joué. CFT n’a jamais dit ni « orange » ni « pouce » à GPO, mais « pause » ; elle marquait un temps d’arrêt lui permettant de souffler, quand les exigences de GPO devenaient insupportables. En tant que mendiante et orgueilleuse, elle a, en somme, toujours accepté son jeu. Pour COUM, Throbbing Gristle et sa propre carrière, CFT n’a eu de cesse de freiner la machine GPO. De sorte que CFT, par un certain côté, ressemble à Jeanne, dans La Tannerie de Celia Levi : Jeanne est, elle aussi, la groupie d’un homme qui la mène en bateau dans son centre culturel : un homme que les journalistes appellent « le grand timonier du 93 » et qu’elle n’a jamais approché. Parce que l’on ne peut approcher vraiment un pervers que lorsqu’on acquiesce totalement à ses règles : c’est ce qu’a fait Gala avec Dali, c’est ce que, trente ans plus tard, Lady Jaye fera avec GPO – raison pour laquelle celui-ci la considérait comme son âme véritable. Pourtant l’histoire d’amour entre CFT et GPO est plus intéressante que celle entre Gala et Dali, ou celle de GPO avec Lady Jaye. Parce qu’elle montre combien les corps et les sentiments peuvent résister à une soif d’absolu, cette forme d’insatiabilité romantique et morbide, que la marotte du Joker (et du pervers) figure sur les cartes.



[1] Genesis P-Orridge, Nonbinary, A memoir. Ed. Abram Press, New York. 2021. P. 153.

[2] Du latin energumenus (« possédé du démon »), lui-même issu du grec ancien ἐνεργούμενος, energoúmenos, dérivé du verbe ἐνεργέω, energéô (« influencer »).