samedi 11 août 2018

LE SOUJEU

JOSE GUADALUPE POSADA

 
    Même s’il a des accointances avec l’antijeu, le Soujeu n’est pas une nouvelle catégorie socioculturelle de jeu à glisser dans le livre Des jeux et des hommes de Roger Caillois. Le Soujeu (ou sous-jeu) se retrouve, en effet, dans toutes les activités de la vie sociale, et ce depuis la nuit des temps. Il est une forme de refus larvé de participer à la vie familiale et sociale, il reproduit, en quelque façon, la main de l’enfant qui tâtonne, hésite, manque sa cible avant de la reprendre : il est, en somme, une forme divine d’ignorance qui reprend l’expérience maïeutique de Socrate à sa source et rejoue l’étonnement devant ses maîtres : « C’était donc ça, c’était aussi simple que ça ? Pourquoi ne l’ai-je donc pas compris plus tôt ? »      

   On commence à parler de jeu, à la façon d’un philosophe comme Caillois ou d’un Huizinga, quand on conçoit qu’il y a des temps spécifiques, qu’une frontière s’établit, au sein d’une culture donnée, entre le temps du travail et le temps du jeu. Le jeu bien compris, c’est la parole qui devient fluide pour se faire entendre et comprendre sans heurts, c’est le texte de la loi inscrit sur le corps de l’enfant devenant adulte au moyen d’un couteau non émoussé. Le jeu, conçu par l’adulte, est une période entre deux activités  nécessaires, après rituel d’initiation au monde adulte, pour sa propre subsistance et celle du groupe.  

    Vous soujouez, tout le monde soujoue, même si peu d’individus l’avouent, puisque le soujeu, s'il devient une habitude, peut mettre à mal l’organisation du groupe auquel on appartient. Au fond, tout le monde soujoue, puisque l’activité de se reprendre par dépit ou par fatigue, de reprendre sa tâche ou le fil de sa lecture après l’avoir perdu est un fait des plus ordinaires, qui, généralement, n’entraîne pas de commentaires. Le soujeu est le terrain, le terreau des pensées non formulées, non achevées, qui, s’il persiste, est généralement rabroué par les femmes, la famille ou ses pairs :« Ne fais pas l’enfant ! Ne fais pas d’histoires ! », car ne pas faire d’histoires, c’est ne pas faire l’enfant. Nous sommes, quoiqu’on en dise, et finalement depuis toujours, issus de sociétés sans histoires, de sociétés qui ne veulent pas d’histoires, de société qui luttent contre les histoires ; et ce qu’écrivait l’anthropologue Pierre Clastres, à propos des sociétés primitives amérindiennes dans La société contre l’État, se retrouve, encore de nos jours, au niveau de nos propres familles, dans ce qu’elles rêvent ou espèrent pour elles-mêmes : pas d’histoires ! Car une famille qui réussit encore de nos jours, et par miracle (si tant est qu’on croie encore aux miracles), à vivre sans histoires, c’est une famille qui n’a pas d'autres maîtres qu'elle-même pour lui imposer l’histoire du travail salarial, c’est une famille ou une communauté ayant trouvé sa niche, une niche au milieu des remous de l’Histoire des Etats ; c’est, surtout, hélas, un rêve d’autogestion qui a encore bien des chances de former, ici ou là, un ou deux prophètes en marche pour une nouvelle diaspora (et auraient-ils tort ?). Mais les prophètes, mystiques, révolutionnaires communistes ou anarchistes, sont bien loin, aux antipodes de ce qu’est le soujeu, non dans le jeu mais dans le surjeu.     

     Et, dans le fond, ce rêve d’une non-histoire, inscrite au cœur des familles modernes, cette aspiration au recueillement dans la nature, à l’orée des bois, qui nous anime tous, est calculée au centime près du budget familial, dans l’acceptation du travail salarial aliéné et dans le temps régulier millimétré des périodes d’activités professionnelles ou de vacances plus ou moins consenties, puisqu’imposées par les directions, par mesure d’économies. 

    Quelle différence entre un Indien d’Amazonie, qui vit pour son groupe, sans chef lui imposant un tribut, sans état, sans histoire ni histoires avec petit ou grand h, et l’Inca vivant pour sa propre subsistance et celle d’un chef de gouvernement, de ses ministres, soldats et fonctionnaires ? Dans La société contre l’Etat, Pierre Clastres avait fait le calcul : moins de quatre heures de travail par jour pour l’Indien primitif vivant hors civilisation, donc dans une société sans état (c’est ce qu’un Debord décrivait, pour notre condition sociale : une « survie raffinée », puisque relevant d’un état moderne). Est-ce que l’Indien d’Amazonie vivait alors plus mal que l’Inca ou nous-mêmes ? Non, bien au contraire ! Et, lorsque le missionnaire jésuite, ce parangon de la civilisation habillé de nos jours en Oxfam, débarqua, que découvrit-il ? De beaux Indiens, heureux, sains de corps et d’esprit, mangeant à leur faim, mais oisifs, mais paresseux, sans gouvernement leur imposant une dette à payer, sans chef ni grand ni petit, voilà ce qui fut pour le Jésuite, baigné par sa lecture d’Ignace de Loyola et son imitation d’un Christ exsangue, un objet de mépris. Non pas que l’Indien ne connût pas l’état, mais parce qu’il le connaissait trop bien, et qu’il avait fait son petit calcul dans sa tête, estimant les avantages et les inconvénients d’une vie dans un état : il n’en voulait pas. Pierre Clastres déclarait à ce sujet : « Les sociétés primitives sont bien, comme l’écrit J. Lizot à propos des Yanonami, des sociétés de refus du travail : " Le mépris des Yanonami pour le travail et leur désintérêt pour un progrès technologique est certain." Premières sociétés du loisir, premières sociétés d’abondance selon la juste et gaie expression de M. Sahlins. »     

    Comment se déroulait alors l’investiture d’un chef nouveau dans les sociétés primitives amérindiennes ? Comment le pouvoir d’un chef pouvait-il être restreint par la société qui lui donnait la première place ? Dans Indios, un essai politique sur le sujet, le génial écrivain allemand B. Traven nous l’apprend pour la société indienne Chiapas avec laquelle il a vécu, une société qui ressemble fort à celle actuelle du Chiapas, résistant à l’état mexicain :     

    « À l’occasion de la fête d’investiture, écrivait B. Traven, pendant que les cloches sonnent, on fait brûler des feux d’artifice. Il y a de la musique, les gens dansent dans un vacarme joyeux. Le nouveau chef élu est, devant le portail du cabildo, présenté par les délégués de sa tribu au chef sortant et à ses conseillers. Avec cette présentation est terminé l’examen des documents électoraux. 
 
    « Le chef sortant fait un discours, rédigé sous forme de poésie, en langue indienne vraisemblablement très ancienne. Le nouveau chef y répond avec modestie et courtoisie. Son discours est également formulé en langue indienne et utilise des rimes qui ont très probablement été prévues pour ce genre de cérémonie il y a mille ans ou davantage. 
 
    « Quand après de nombreux cérémonials le bâton lui est enfin remis, on apporte une chaise. Cette chaise est basse. Elle est faite d’un bois aux entrelacs multiples, ressemblant à du raphia. Le siège est percé à la dimension d’un postérieur d’homme. 
 
    « Au milieu des rires, des joyeux quolibets et des plaisanteries grivoises des hommes qui assistent en foule à la cérémonie, le nouveau chef abaisse à demi son pantalon de coton blanc et pose son derrière dénudé sur l’ouverture de la chaise. Il tient dans sa dextre le bâton d’ébène à pommeau d’argent représentatif de sa fonction et siège, plein de dignité, le visage tourné vers les hommes de la nation rassemblés devant lui. 
 
    « Il est assis, sérieux, majestueux, comme s’il allait procéder solennellement à son premier acte officiel. 
 
    « Les plaisanteries et les rires des hommes qui l’entourent se taisent un instant. On a l’impression que tous veulent écouter avec recueillement les premières paroles importantes de leur nouveau chef. 
 
    « À ce moment arrivent trois hommes envoyés à cette fête par la tribu qui aura à élire le cacique l’année suivante. Ces hommes portent un pot de terre dont les flancs sont percés de nombreux évents. Le pot est empli de braises qui rougeoient avec vivacité, attisées par le moindre souffle d’air. 
 
    « Dans un discours en langue indienne, dit en vers, l’un des hommes explique le but de l’acte qu’il va accomplir. Dès qu’il a terminé son discours, il place le pot plein de braises sous le postérieur dénudé du nouveau chef. Dans son discours, il a expliqué que ce feu placé sous le derrière du chef dignement assis sur son siège officiel doit lui rappeler qu’il n’y est pas installé pour s’y reposer, mais pour travailler pour le peuple. Il doit demeurer vif et zélé même lorsqu’il est installé officiellement. En outre, il ne doit pas oublier qui a glissé ce feu sous son séant, c’est-à-dire la tribu qui désignera le cacique de l’année à venir, et ceci pour lui mettre en mémoire qu’il ne doit pas se cramponner à sa place, mais la céder dès que son mandat sera écoulé, afin d’éviter un règne à vie ou une dictature qui serait néfaste au bien du peuple. S’il venait jamais à s’accrocher à son poste, on lui mettrait sous les fesses un feu si grand et si long qu’il ne resterait rien de lui ni du siège. 
 
    « Dès que le pot empli de braises ardentes a été glissé sous le siège, des maximes rimées sont dites par un homme de la tribu dont l’élu se retire, un homme de la tribu qui élira le jefe l’année suivante et un homme de la tribu dont est issu le cacique nouvellement investi. 
 
    « Tant que la récitation des sentences n’est pas terminée, le nouveau chef ne doit pas se lever de son siège. La durée de l’épreuve dépendra de la popularité ou de l’impopularité de l’élu parmi ses frères de race. Les récitants pourront soit psalmodier les rimes lentement et précautionneusement, ou bien les dire avec toute la hâte permise sans trahir ouvertement leur intention. Lorsque l’homme qui doit parler à son tour a l’impression que ceux qui l’ont précédé ont été trop rapides, il a le droit de réparer le dommage très largement par une lenteur redoublée de son discours. 
 
    « Le chef, quelles que soient ses sensations, ne doit manifester d’aucune manière, grimace ou geste, les effets de la chaleur sur sa personne. Bien au contraire, lorsque tous les aphorismes ont été récités, il ne se relève pas immédiatement, heureux d’en avoir terminé avec la séance de réchauffage ; il reste au contraire assis un bon moment pour bien montrer qu’il n’a pas l’intention de fuir devant les peines que l’exercice de ses fonctions pourraient lui préparer. Assez souvent il se met même à plaisanter, ce qui augmente la gaieté des hommes qui le regardent et attendent avec impatience qu’il laisse apparaître son inconfort pour pouvoir se moquer de lui. Mais plus les plaisanteries sont alertes, plus longtemps il reste assis et plus le respect et la confiance qu’il inspire grandissent. »      

    Voici ce que décrivait B. Traven à propos de la démocratie directe des Indiens du Chiapas, bien avant les travaux de l’anthropologue Pierre Clastres sur le sujet. Voici ce qu’une société doit faire pour ne pas avoir d’histoires : déprécier la valeur symbolique attachée au statut de chef politique, à tel point que le fait d’être chef ne puisse pas avoir davantage de dignité que celle attachée à un roi de carnaval ou au Pharmakon des Grecs : le nouveau chef chiapas est celui qui demeure le plus longtemps sur la chaise percée, le feu qu’il a au cul est là pour lui rappeler qu’un coup d’état igné n’est pas loin, que l’épée de Damoclès n’est pas au-dessus de sa tête mais bien à son derrière. Voilà ce qu’il en est de la science politique des sauvages. Par rapport à eux, nous avons tout perdu. 

      Que devient alors le soujeu ? Il n’est même pas là au sein de la communauté chiapas, ni aujourd’hui ni à l’époque de B. Traven. Car le soujeu est une forme d’activité que les hommes primitifs eux-mêmes ne peuvent apprécier. Le soujeu est une appréciation de ce qu’est la vie autarcique, on le trouve au passage de textes à propos du philosophe Diogène de Sinope ou de ce qu’un philosophe de l’antiquité chinoise comme Tchouang-tseu écrivait à propos des hommes célestes. Car un Diogène ou un homme céleste vont jusqu’à se poser telle question, qui ne paraîtra radicale qu’à un adulte policé, honnête homme et civilisé : « Ai-je besoin d’une société, même primitive, pour vivre ? » La réponse cynique est : « Nullement. » Personne n’a besoin d’être torturé dans un rituel d’initiation, par exemple, tel que celui décrit par Pierre Clastres pour la société des Indiens Guaraki, pour passer de l’enfance à l’âge adulte. Autrement dit, aucune société ne justifie qu’un homme y sacrifie son bonheur.       

   Que devient maintenant le soujeu dans les sociétés dites modernes ? Que devient le soujeu dans un système politique dont les membres passent corps et âmes sous les fourches caudines des familles, patrons et banquiers ? On le trouve peut-être ici et là, dans la façon dont des ouvriers freinent la machine à l’usine, dans telle ou telle résistance passive et poussive, dans les casses des Black Bloc mettant à mal les revendications syndicales, ou l’obstination de Bartleby. C’est tout et c’est bien peu. Car, maintenant que l’hypercapitalisme et la nouvelle gouvernance ont pris la place des anciens états, c’est aux peuples de passer sur la chaise percée, et le feu, qui est déposé sous leur cul par l’Europe, le FMI, l’OMC et Washington, chauffera leurs fesses plus longtemps et plus sérieusement que celui que le peuple chiapas est capable de déposer sous un prétendant au pouvoir.