dimanche 6 mai 2012

Ni vivant ni mort, de Faraj Bayrakdar


Ni vivant ni mort, Faraj Bayrakdar
éditions al dante, Marseille



En guise d'avant-propos à Ni vivant ni mort sorti dernièrement aux éditions Al dante, le lecteur pourra lire ces mots de la main du poète syrien Faraj Bayrakdar : "Initialement écrit sur du papier à cigarette, ce recueil de poèmes a été publié cinq ans après sa sortie clandestine des geôles syriennes..." 

En novembre dernier, le poète marocain Abdellatif Laâbi, qui a traduit en français Ni vivant ni mort il y a plus de dix ans, affirmait à la Maison d'Europe et d'Orient à propos de Bayrakdar : "Cet homme est un miraculé." Miraculé : un homme ayant été arrêté pour son engagement politique en Syrie en 1987 et jeté en prison par le régime du président Hafez-el-Assad, puis les tortures, la chaise allemande deux années de suite, enfin des poèmes sortis clandestinement de Syrie à la fin des années 90 et arrivant à Paris "écrit sur du papier à cigarettes". De misérables feuillets, donc, des lambeaux de mots parvenus, on ne sait trop comment, sur le bureau du poète Abdellatif Laâbi qui a, lui aussi, connu la prison au Maroc. La libération de Bayrakdar des geôles syriennes en 2000 tient effectivement du miracle.

Bayrakdar, qui vit actuellement à Stockholm, était à Paris à la Maison d'Europe et d'Orient en novembre dernier. J'avais réussi à le faire venir grâce à la générosité de la comédienne Garance Clavel à qui j'avais fait lire Ni vivant ni mort, qui avait aimé le texte et voulait le lire lors d'une soirée qu'elle m'a proposé d'organiser avec elle. Qu'elle en soit remerciée ici, de même que le musicien Serge Teyssot-Gay qui a accompagné Bayrakdar à la guitare. Dommage, vraiment, qu'il n'y ait pas eu d'enregistrement de l’évènement ; rares, en effet, sont les comédiens et les musiciens, même de grand talent, capables d'accompagner un poète - et, qui plus est, un poète arabe.

En 1977, à l'âge de 28 ans, Faraj Bayrakdar est rédacteur en chef d’une revue littéraire qui travaille à promouvoir les oeuvres de jeunes écrivains syriens. En tant que responsable de la revue, il est arrêté deux fois par la police. En 1979, il publie son premier recueil de poèmes, Tu n'es pas seul, l'année suivante, publication d'un autre volume qui rend hommage à un poète iranien prisonnier sous le régime du Shah. Un an plus tard, son troisième volume, Nouvelle Danse dans la Cours du Cœur, paraît.  Durant cette période, Bayrakdar est membre du parti Baas, puis il adhère à un parti d'opposition, Action Communiste.                   
Cet engagement provoque son arrestation en 1987. Bayrakdar restera en prison treize ans durant

Bayrakdar est d'abord détenu en prison sans procès jusqu'en 1993 où il est condamné par la cour suprême syrienne à 15 ans d'emprisonnement pour "appartenance à une organisation politique illégale". Au cours de son procès, il affirmera : 
« Je déclare, en tant qu’être humain, qu'un poète est un politicien, que la liberté est la valeur suprême dans la philosophie de l'histoire humaine et que je suis contre toute personne qui s'y oppose, même s’il est de mon parti.
Messieurs, ces paroles que vous êtes en train d'entendre ou de lire ne sont pas une déclaration pour la presse, préparée ou répétée non plus. Ce sont les blessures de mon âme et de celles des centaines d’hommes honnêtes que sont les prisonniers politiques. Ce sont mes sanglots et mes lamentations, couchants dans ces berceaux des souvenirs du passé et des rêves du futur.
Vous n'avez pas vu les lumières brillantes dans les yeux des mères qui rendent visite à leurs fils emprisonnés depuis plus de cinq ans. Vous ne pouvez pas comprendre les larmes des mères quand elles rendent visite à leurs fils après dix ans d'emprisonnement... Ces mots sont ceux du chagrin et maudit soit  celui qui doit le supporter.
Nous n'écrivons pas avec l'encre, mais avec le sang, celui qui fut versé par les lois de la dictature.
Je remercie ma mère, parce qu'elle m'a appris que la liberté à l'intérieur de nous est plus profonde que les prisons qui nous entourent. C'est la raison pour laquelle la liberté vaincra et que les murs des prisons tomberont. »
La même année, l'écrivain François Dominique apprend l'existence du poète Faraj Bayrakdar et oeuvre avec le Comité International Contre la Répression (C.I.C.R.)  pour sa libération. Une campagne internationale est lancée par le C.I.C.R., qui rassemblera des écrivains, des artistes, des démocrates et des syndicalistes de tous les continents. Cette campagne durera sept ans jusqu'en 2000, année de la libération de Bayrakdar.  En 1998, les éditions al dante publient Ni vivant ni mort une première fois, alors que l'ambassade syrienne à Paris affirme que "Bayrakdar n'existe pas". Blanchot écrit alors dans la Quinzaine littéraire :  "L'intolérable répression policière voudrait qu'un nom ne soit pas prononcé, que le poète Faraj Bayrakdar incarcéré pour ses opinions depuis 1987, demeure interdit de parole, pour que nous ne puissions pas l'entendre. Nous voulons l'entendre." 

En 1999, publication par le C.I.C.R. d'un hommage collectif rendu au poète Bayrakdar par Blanchot, Yves Bonnefoy, Michel Deguy, Mahmoud Darwish, Jacques Dupin, Abdellatif Laâbi, Bernard Noël... Le poète libano-syrien Adonis refusera quant à lui de signer une pétition demandant la libération de Bayrakdar en expliquant que la poésie de son compatriote est d'ordre mineur...  -- C'est dire !... Refuser d'être solidaire d'un homme sous prétexte qu'il n'est pas un "grand" poète. Avoir, en somme  -- oui, suivons le poète Adonis sur cette pente... digressons carrément ! Depuis l'année 1999, de l'eau a coulé sous les ponts, semble-t-il... -- Avoir, en somme, une échelle de valeur qui déterminerait ce qu'il en est d'une quelconque "grandeur" poétique (comme certains discours dans notre pays parlent encore en 2012 de la "grandeur de la France"), mais ici d'une grandeur qui influerait aussi sur la vie ou la mort d'un homme. -- Le lecteur pourra juger par lui-même, en lisant Ni vivant ni mort, du talent poétique de Bayrakdar par delà des questions de poésie, de poésie comme de basse politique, de ces questions qui (touchons du bois) n'ont plus cours en France depuis, disons, depuis la révolte poétique d'un Tristan Tzara et du courant dada... depuis, surtout, la fin du contrôle par le PCF de ce que les écrivains français publient. A ce sujet, je ne résiste pas à citer ici les propos du poète Armand Robin qui demandait à la Libération d'être inscrit sur la liste noire du Comité national des écrivains dirigée par Aragon : "Je vous écris cette lettre pour vous dire que j'exige de rester sur cette liste noire ; même si vous désiriez en retirer tous les noms, j'exige d'y rester, seul, je prendrai toutes mesures pour que cet honneur, que vous m'avez inconsciemment fait, reste un acquis pour tout le reste de ma vie." Si Adonis, un jour, écrit une liste noire des poètes mineurs ou des petits poètes à envoyer aux oubliettes de l'Histoire, qu'il inscrive mon nom dessus avec celui de Bayrakdar. 


Voilà pour l'histoire de la libération de Bayrakdar des prisons syriennes.    

Ce qui me réjouit maintenant, dans la nouvelle publication de Ni vivant ni mort aux éditions Al dante, c'est de voir, dans le catalogue Al dante, les textes de prison d'un poète syrien a priori lyrique et écrivant une poésie carrément gnomique à côté de noms de poètes contemporains pour la plupart français et habitués des textes formalistes n'ayant résolument rien ou pas grand chose à voir avec la mystique. Cela m'amuse, parce que je n'ai jamais vraiment compris cette querelle entre formalistes et lyriques, sacrés et profanes (je dois être ici complètement à côté de la plaque) ; cela me fait penser à ce poème de Rimbaud, Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs... de fleurs (rhétoriques) et de courants, de formes littéraires et de chapelles. Or, s'il y a des différences de mondes, ou de paradigmes, dans le domaine poétique français (pour faire très court : les formalistes et les lyriques (1)), les différences culturelles et poétiques entre le domaine poétique arabe et le nôtre devraient nous sembler, en proportion, incommensurables. Et cela, non pas pour des raisons de paradigme poétique, mais essentiellement pour des raisons de diffusion et de traduction. A ce propos, il y a quelques mois, le poète Saïd Nourine, qui a revu et coordonné la présente édition de               Ni vivant ni mort et traduit un ou deux textes qui n'avaient pas trouvé leur place en 1998 dans le recueil, Saïd Nourine me disait que, chaque année, 500 à  600 textes d'auteurs occidentaux, tous domaines confondus, étaient traduits en arabe, contre 5000 à 6000 auteurs, rien que pour le France. 500 à 600 textes d'auteurs occidentaux pour tout le monde arabe ! La première publication du Coup de dés de Mallarmé en arabe date de 2007, soit cent dix ans après sa première publication dans la revue Cosmopolis, et elle est due au poète marocain Mohamed Bennis. Il n'y a pas ou très peu de réseaux de diffusion culturelle entre le Nord et le Sud ; il y a surtout une fracture humaine et culturelle, un manque saisissant de dialogue interculturel du Nord vers le monde arabe. 

Aujourd'hui, Faraj Bayrakdar est en exil à Stockholm et il se bat comme journaliste et comme poète contre les atrocités commises par le le gouvernement de Bachar El-Assad. En juillet 2011, je demandais à Laurent Cauwet, le responsable des éditions al dante, de publier à nouveau Ni vivant ni mort (ce dont j'aimerais le remercier encore une fois ici), et cela, non seulement par solidarité avec le combat du peuple syrien contre l'oppression terrible qu'il subit actuellement, mais aussi, dans mon cas, par conviction révolutionnaire. Et cette conviction, comme l'écrivait justement, dès 1955, Dionys Mascolo dans un court essai politique, Sur le sens et l'usage du mot "gauche", cette conviction qu'une action révolutionnaire est possible à l'échelle internationale n'a rien à voir avec le fait d'être de gauche ni de droite : 
" Que reprochent les hommes de gauche aux révolutionnaires, au fond ? se demandait Mascolo. De n'être pas de gauche, sans doute, mais ils entendent par là : de ne pas être vraiment révolutionnaire. Et que reprochent les révolutionnaires aux hommes de gauche ? De n'être pas révolutionnaires, oui, mais surtout de n'être pas vraiment de gauche. Or il est vrai qu'être de gauche n'a pas grand sens pour le révolutionnaire : lui, par exemple, ne se sent pas de gauche." 
Pourquoi ? Pourquoi Mascolo énonçait-il en 1955 une vérité qui nous semble être, encore aujourd'hui, d'avantage qu'un paradoxe, une contradiction dans les termes ? Parce que le révolutionnaire veut la révolution, et que, pour l'obtenir, il sait qu'il devra traiter avec des hommes de gauche comme avec des hommes de droite ; il lui faudra frayer. Un révolutionnaire sait surtout aujourd'hui qu'il n'y a pas plus, actuellement, de révolution arabe qu'il n'y a eu, sous Staline, de "socialisme dans un seul pays". Un courant révolutionnaire est international et il n'est pas une simple "phase de transition", contrairement à ce que ne cessent de nous rabâcher les médias depuis plus d'un an. La situation révolutionnaire se trouve aujourd'hui dans le Wisconsin, en Tunisie, en Egypte, en Grèce, en Islande, en Syrie, en Espagne, en somme partout où les hommes se battent pour survivre, et cela non pas depuis Marx, mais depuis que les peuples cherchent à dégager une solution leur permettant simplement de vivre

En Afrique, les peuples qui se battent actuellement pour arracher le pouvoir et devenir autonomes, sont confrontés à deux dangers : non seulement ils doivent lutter contre les Etats qui les oppriment, mais il doivent aussi lutter contre l'ingérence impérialiste dont le peuple libyen a fait les frais il y a quelques mois. La Libye est aujourd'hui un pays disloqué, soumis aux milices religieuses et tribales ; elle est un pays, en somme, plus mal en point encore que sous Kadhafi . 
Les peuples d'Afrique entrés en lutte pour obtenir leur autonomie se retrouvent donc à devoir combattre entre un ennemi intérieur, mais aussi un ennemi extérieur ; ils se retrouvent donc à naviguer entre Charybde et Scylla. 

En Syrie, Charybde : les violences militaires, les cruautés perpétrées par le gouvernement de Bachar el-Assad ; mais aussi Scylla : l'ingérence dite "humanitaire", c'est à dire le Conseil National Syrien dont les principaux chefs sont liés aux Frères musulmans, à l'Arabie saoudite et au Qatar (voir, à ce sujet, l'article du 1° avril 2012 sur Globalnet "Turquie, les amis de la Syrie reconnaissent le Conseil national syrien" et le comparer à l'article sur le site de TF1 du 24 août 2011, "Conférence des amis de la Lybie, le premier septembre à  Paris", pour se faire une idée de ce qu'est l'"ingérence humanitaire"...). L'on ne rêve pas alors d'un Ulysse suffisamment adroit pour faire éviter au navire syrien les deux monstres marins, Charybde et Scylla, on veut une solution, afin que le peuple syrien en sorte libre et indépendant. Il ne s'agit pas pour ce peuple d'une utopie, ni même d'une "utopie concrète", pour reprendre ce terme au philosophe allemand Ernst Bloch, il s'agit pour lui de survivre concrètement. On sait que le dénouement de la crise syrienne et l'établissement d'un Etat réellement démocratique dans ce pays serait un point d’achoppement, une réponse à la crise que traverse l'Europe et le monde. 


En novembre 2011, nous parlions, Bayrakdar et moi-même, dans un café à Paris, de la situation résolument critique que traverse l'Europe. So far away so close, si loin si proche : la crise du système financier mondial ne nous a jamais rendus plus proches de la lutte du peuple syrien pour une république démocratique que maintenant, leur problème est bien notre problème. Puis, Bayrakdar et moi,  nous avons cherché ce qui pouvait rassembler l'Europe et le monde arabe, alors nous avons évoqué le soufisme, Al-Andalus et la philosophie d'Ibn'Arabi. Je lui ai alors parlé de Rituel des renversements, ces poèmes soufis de Serge Pey écrits pour le danseur Michel Raji et qui ont été publiés il y a quelques mois aux éditions La part commune... Oui, peut-être aussi cela, inventer de nouveaux dikhr, comme Serge Pey, trouver des liens, des ponts reliant les deux rives de la Méditerranée... La recherche d'une part commune entre le monde arabe et le nôtre.


Faraj Bayrakdar
Al Dante, Marseille : 2012






(1) Un auteur français devrait choisir entre tel ou tel rayon des librairies, telle ligne éditoriale et telle revue littéraire, plutôt que de se laisser aller à l'invention. Ecrire un texte serait en somme une question de dispositio plutôt que d'inventio, bref une sorte d'ethnométhode et de recettes pour être inséré à un champ du domaine poétique (On s'inclut dans un groupe en prenant les poses, le style et le ton de ce groupe), alors qu'il s'agit plutôt de voler, de piller, non seulement nos contemporains, mais aussi tous les auteurs et toutes les formes poétiques, depuis les prières que les premiers hommes ont écrites pour qu'il pleuve jusqu'à Gertrude Stein, Gherasim Luca, Michel Deguy ou Nathalie Quintane, par exemple. Voir à ce sujet les polémiques critiques faites par Michel Deguy appelant à une poésie d'inspiration baudelairienne contre la performance en poésie, celles de Roubaud dans le Monde diplomatique d'il y a deux ans et la réponse du poète Jean-Pierre Bobillot à Roubaud sur le site de poésie contemporaine Sitaudis