vendredi 21 octobre 2011

Solène



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Année 18 856, le 21 mars.

Commentaire audio au sujet de la biopuce I. 2858al.[1] de l’ancêtre Solène, une jeune fille ayant vécu au cinquantième siècle (datation à préciser ultérieurement), par l’archéologue en chef J.-C. Fox.


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« Solène est un récit éponyme, celui d’une enfant entre deux âges, de cet entre-deux qui n’est plus vraiment l’enfance et pas encore l’adolescence – un âge hybride, en quelque sorte : l’âge de rêver, de jouer, mais aussi d’en prendre conscience et de soupçonner que rêves et jeux d’enfants ont leur limite.

La biopuce de Solène a été retrouvée par l’une de nos équipes d’archéologues, il y a deux jours, après des fouilles dans une carrière, sur une colline qui domine les ruines de l’ancienne cité de Lyon, et ce que mon lecteur audio me fait maintenant entendre de la voix et des pensées de la jeune fille m’enchante au plus haut point. J’ai même le projet de chercher un producteur de biopuces historiques pour diffuser à grande échelle la voix de Solène plutôt que de seulement l’archiver sur mon ordinateur.

J’aurai, certes, des difficultés à trouver un producteur de biopuces pour la jeune fille, car son parcours de vie est des plus tragiques, mais le petit air, la comptine que sa biopuce émet est si simple et si beau, écoutez donc : « Lam, lim, lumi », écoutez cette voix d’enfant sortant de mon lecteur : « Lam, lim, lumi ». Qu’est-ce qui me frappe dans l’air que chante maintenant Solène ? Pourquoi est-ce que je m’arrête à sa biopuce, alors que j’en ai une cinquantaine à écouter et à archiver tous les jours ? Qu’est-ce qui peut bien me retenir chez cette enfant ?

« Lam, lim, lumi ». Ces trois notes fredonnées scandent son récit et avancent avec elle vers une mort inéluctable. J’ignore encore quel producteur acceptera de commercialiser le chant trouvé de ma petite ancêtre. S’il y a aujourd’hui un public friand de ce type de témoignages, celui-ci n’aime pas trop les sujets douloureux, et le thème de l’enfance aux prises à la mort physique est malheureusement tabou, de nos jours.

« Lam, lim, lumi », « Lam, lim, lumi » La voix de Solène avance vers la mort en chantant, quelques jours avant que le courant électrique ne s’arrête et ne rompe la bulle magnétique qui la protège, elle et sa famille : « Si l’électricité s’arrête, nous avertit Solène au début de son récit, plus de bulle magnétique autour des habitations, plus de protection ; c’est alors que les bêtes affamées afflueront, ainsi que les Ravagés ou les Blafards. »

Sa mort est donc inéluctable, et je l’attends, depuis deux jours, fasciné chaque fois. - Je sais bien aussi qu’il ne faut pas décrire la fin d’un récit, quand il s’agit de vous donner envie de l’écouter, mais, ici, le témoignage de Solène est authentique, ce n’est pas une histoire. Solène est un journal audio dans lesquels les pensées d’une enfant se mêlent aux bruits et aux voix extérieures jusqu’à sa mort annoncée ; ce n’est pas un roman. Et c’est une agonie authentique que décrit sa biopuce, de celle propagée par la maladie des ombres létales qui a ravagé notre planète deux mille ans durant. C’est une agonie horrible que celle de Solène, parce que la description, qu’elle nous fait des effets des ombres létales sur l'organisme humain, ressemble étrangement à une malédiction biblique. Il y a, chez Solène rongée par le mal noir, quelque chose de l’Host de dieu. Rappelez-vous, les anges exterminateurs que l’on trouve dans cet étrange ouvrage, la bible, et dont on sait maintenant qu’ils étaient une personnification de la peste noire qui a ravagé de nombreuses fois la civilisation méditerranéenne. Une petite fille, dont je n’ai pu encore dater avec précision l’existence, devient, malgré elle, le chantre d’une apocalypse. La fin du monde que fait entendre Solène me fait maintenant penser aux trompettes de Jéricho ou au mythe des paroles gelées de Rabelais, ce curieux écrivain ayant sévi au seizième siècle. Écoutez ici la voix de Solène : « La tempête soulève des tourbillons de paroles déchiquetées, les jette contre les murs, les rattrape et les jette à nouveau. Toutes ces phrases éperdues traînent derrière elles des plaques d’ombres qui cherchent à se fixer çà et là. Je ferme les yeux pour ne pas les voir ramper sur le plancher.»

Entendez-vous ici la voix de Solène, derrière la tempête qui s’est engouffrée dans sa maison, à la fin de son récit ? N’est-ce pas la destruction de Jéricho, le septième jour, après qu’ont retenti les trompettes de Josué, juste avant que dieu ne fasse intervenir ses anges exterminateurs ? N’est-ce pas aussi le mythe des paroles gelées de Rabelais, de ces paroles gelées dont Gargantua imaginait, dans le Quart-Livre, qu’elles tombaient du ciel sur la tête des hommes ? Si nous avions pu entendre l’agonie de la femme de Loth, lors de sa fuite de Sodome, s’il y avait eu des biopuces à l’époque d’Abraham, nous aurions pu aussi l’entendre se changer en statue.

Ecoutez Solène, ici : « Je regarde ma main gauche : l’index, le majeur et l’annulaire sont tombés, ma paume est gris plomb. La première phalange du pouce est en train de s’effriter ; l’ongle se détache, la peau se fendille ; au bord des fentes je vois des perles de sang qui n’ont pas le temps de couler car elles deviennent aussitôt grises et tombent en poussière. »

Les ombres létales, qui s’attaquent maintenant au corps de Solène, sont une forme de peste noire, de celle décrite Boccace dans son Décaméron, mais en pire. L’homme, qui est atteint par ce mal, se trouve très rapidement réduit en poussière, mais il n’en souffre pas. Par contre, il demeure conscient jusqu’au bout de sa déchéance physique, il observe, impuissant, son corps devenir pulvérulent, en quelques heures. Cela fait seulement mille ans que nous savons guérir cette maladie. Quel public voudrait écouter la grâce mourir d’une si infamante façon? Quel public voudrait entendre l’innocence réduite en poussière ?

Je sais bien ce que me diront les producteurs après avoir écouté la biopuce. Ils me répondront, un peu gênés, que la narration de Solène est très belle, mais qu’aucun musicien n’acceptera actuellement d’accompagner son agonie, et ils me conseilleront d’aller voir un éditeur de livres. Pour eux, il est préférable que son témoignage puisse être lu plutôt qu’entendu, il vaut donc mieux faire taire Solène.

Solène, voyez-vous, nous parle de son passé, elle nous prend à partie, nous, elle cherche à comprendre qui seront les destinataires des pensées que la biopuce greffée à son front enregistre d’elle. Et, comme elle cherche à nous saisir, nous, comme elle nous invoque et nous prie de l’aider de son lointain passé, sa voix et ses propos nous touchent dans notre intimité. Mes pensées, nous dit-elle, « attendent une oreille attentive pour se poser, et voilà… N’est-ce pas ce qui vient d’arriver ? »

Et, plus loin encore, écoutez Solène qui appelle : « Accordons nos antennes de fourmis et traversons ensemble les galeries du temps. » Ceci est dit après que la petite fille a observé le ballet des fourmis dans son jardin.

Or, tout au long de son récit, Solène invoque notre aide, dans la nuit des temps, telle une enfant parlant à des compagnons imaginaires, parce qu’elle se retrouve, avec sa famille, à devoir survivre, et que sa survie même est menacée à très court terme. Elle se replie donc sur cette biopuce que les hommes avaient de greffé à leur front, il y a cinq mille ans, et qui nous permet encore aujourd’hui de mieux connaître leur culture et leur mentalité. Elle recourt à cette biopuce afin qu’on vienne la sauver, elle et sa famille, et, dans le même temps, elle sait que cela ne sert à rien, parce que nous ne sommes pas encore nés ; elle sait donc que nous serons fatalement les témoins de sa mort. Alors, elle joue avec les mots, avec elle et avec nous-même, en poète et en musicienne ; elle joue, comme Blanchot, cet écrivain français du vingtième siècle, s’amusait à la description du dernier homme.

Je sais que je ne trouverai qu’un éditeur de livres pour un tel chant et c’est réellement dommage. Mais personne ne voudra entendre la terrible humanité de Solène ; le public préférera toujours mieux lire son récit plutôt que de l’écouter ; le public préférera toujours le roman à la vie.

− Curieuse époque que la nôtre ! et qui ressemble en certains points à celle du vingt-et-unième siècle que j’avais étudié durant mes années de fac. À cette époque, il était aussi scandaleux de montrer un film présentant, comme Solène, une jeune enfant aux prises à la mort physique de son père. J’ai ainsi vu, il y a peu, un très beau film de Terry Gilliam, un cinéaste anglais de la fin du vingtième siècle. Le film s’intitule Tideland et il raconte l’histoire d’une petite fille vivant dans une maison isolée à la campagne et dont le père est mort d’une overdose. La petite fille, encore trop jeune pour avoir une idée de ce qu’est la mort, vit donc avec le cadavre de son père, qui devient peu à peu une poupée pour elle. Eh bien, croyez-le, ce film a terrifié ma femme et mes enfants, alors qu’ils ont l’habitude que je leur montre des vieux films d’horreur de nos ancêtres et qu’ils en ont même pris goût.

Pourquoi donc un film comme Tideland peut-il nous scandaliser aujourd’hui, comme il a scandalisé la critique du vingtième siècle à sa sortie en salle, alors que la lecture de son scénario ne nous heurterait pas ? Pourquoi la biopuce de Solène peut-elle nous effarer, alors que, depuis trois mille ans, nous nous sommes débarrassés de notre corps physique et que nous ne savons plus ce qu’est la douleur ni la mort ? Pourquoi la question du deuil chez nos ancêtres nous embarrasse-t-elle encore, alors que nous ne mourons plus aujourd'hui et que nous ignorons tout de ce qu'est la mort ? Qu’est-ce qui nous fait encore peur ?

Ces questions, je me les pose depuis mes premières années d’archivage de biopuces, et je ne leur ai toujours pas trouvé de réponses. Mais, vous, vous qui m’écoutez maintenant, si vous avez une idée, dites-moi pourquoi nous avons aujourd’hui peur du deuil de nos ancêtres, dites-moi pourquoi nous ne voulons pas entendre Solène.»


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Solène est un roman de François Dominique paru aux éditions Verdier durant la rentrée littéraire 2011.

Prix : 14, 50 euros.





[1] Biopuce : boîte noire où sont conservées la voix, les sensations et les pensées d’un ancêtre issu d’une civilisation de l’ordre combiné simple, sur le continent eurasien. Les biopuces étaient greffées dans le front des hommes à leur naissance.

Datation d’une biopuce l. 2858 al. : de 5000 à 5150 après J.C.

lundi 17 octobre 2011

Allongé sur les eaux


Vishnu Nârâyana
l'une des multiples représentations de Vishnu,
allongé sur les anneaux du serpent Sesha, au réveil,
et flottant sur les eaux de l'Océan causal.
Sur son nombril apparaît Brahmâ assis sur un lotus
et se préparant à recréer le monde.




« Je joue une note par jour. »

La Monte Young



Allongé sur les eaux, comme Vénus sur son coquillage, Vishnu se réveille et porte les yeux à son nombril. Il ne se lève pas, le dieu est essentiellement paresseux. Il dormait sur les flots et se réveille là, en un souffle et sans un mot, son nombril, rose aux vents, sur lequel émerge un lotus à l’orée des mondes − Sans doute, un réseau de bébés univers reliés entre eux par des trous de ver, si l’on suit les travaux des cosmologistes actuels sur le sujet.

Le souffle de Vishnu est calme et harmonieux, il respire en rythme par le nez, l’anus contracté et l’œil rivé sur son lotus.

La larve originelle,

le pou divin du comte de Lautréamont,

un virus à l’origine de la vie,

tels m’apparaît Vishnu au creux de la vague.

L’image me fait maintenant penser à un fœtus dans un bocal sur les rayonnages d’une fac. de médecine.


− C’est le fond du fond, voyez-vous ? La singularité initiale et hors du temps ;

le Sul & le Phur de Jacob Boehm,

mais un Sul & un Phur au pas cadencé et qui imprime sa marque au monde ;

l’Inspir & l’Expir d’Allah.

(Le nom d’Allah ou de Vishnu en Trade Marked, maintenant, aux quatre points de l’univers ; leur bâillement au réveil fait craquer les murs de la Maison initiale !)

L’instant où toute la masse de l’univers a été comprimée en un état de densité infinie.

On estime désormais la singularité initiale, à l’origine du Bing Bang, à quinze milliards d’année de nous.


Nul ne peut décrire la singularité initiale, aucune science ne peut en découler,

seuls un dieu, un enfant, un poète ou un fou peuvent en découdre avec elle.

Ils exhibent, pour ce faire, leur nombril en public, comme paupières battant en plein vent, dessillement des yeux chassieux au réveil.

Seuls un dieu, un enfant, un poète ou un fou exhibent sans honte l’ombre d’un ombilic à la face du monde !


Ainsi, le poète Jacques Rigaut avertit dès son premier texte : « Mon ventre est intact. Je n’ai pas de nombril, pas plus qu’Adam. Sans origine. »

Et Ghérasim Luca dans Quelques machines agricoles, en 1942 : « Ce personnage sorti du ventre maternel non pas avec la vague tendance d’y retourner, mais avec une réalité utérine si forte qu’on se tromperait moins en pensant qu’il ne l’a jamais quitté, seul l’œil de cyclope aveugle du rationalisme contemporain se permet encore de le confondre avec les gens des bureaux et des champs. »

Il est bien évident que nos mères ne nous ont jamais vraiment mis au monde.


Présence, absence du nombril rose de Rigaut et de Luca ;

lotus, dans les deux cas ;

le jeu à la vie à la mort pour sortir des eaux du Léthé.

Lotus roses de Jacques Rigaut et de Ghérasim Luca.


− « Je vais bientôt mourir d’un cancer. », annonce, dans les années 80, le comique américain Andy Kaufman aux médias, une fois, « Je vais bientôt mourir d’un cancer. », annonce, dans les années 80, le comique américain Andy Kaufman aux médias, deux fois, « Je vais bientôt mourir d’un cancer. », annonce, dans les années 80, le comique américain Andy Kaufman aux médias, trois fois, « Je vais bientôt mourir d’un cancer. », annonce, dans les années 80, le comique américain Andy Kaufman aux médias, quatre fois.

Le jeu canulars à la vie à la mort pour sortir des eaux du Léthé.

Un lotus émerge aussi sur le nombril du comique américain Andy Kaufman.


− Un lotus émerge :

battement des yeux, les paupières closes, puis dessillées ;

le lotus se devine en un flash, mais nul ne peut le toucher ;

l’immédiateté, l’hui, la présence au grand jour, la singularité initiale, le passage d’un ange ne peuvent être compris, le souffle est coupé dans les gorges, jusqu’à

donc, se jeter la tête la première dans un puits ou tomber par mégarde dans un volcan, recommencer plusieurs fois l’opération ou ne rien faire du tout, affirmer le pire à ce propos, dire que l’on se donne la mort pour rire, jusqu’à –

Apparition d’un lotus sur le nombril d’un dieu, pour rire


apparition d’un lotus.


« J’ai enfin trouvé l’épitaphe que j’écrirai sur ma stèle ! », me dit au téléphone un ami, l’artiste contemporain Eric Madeleine, « Sur ma stèle, je veux qu’on écrive : « Merci d’être venus aussi nombreux à mon enterrement. ». »

Battement des yeux, les paupières closes puis dessillées : un enterrement vrai, pour rire !


Autre exemple :

Mort parce que bête, le plus beau titre n’ayant jamais été écrit de main d’homme.

« J’ai publié Mort parce que bête qui compilait les derniers aphorismes de Nietzsche, dont la phrase : « Je veux mon chocolat Van Hooten ! », m’avoue l’écrivain et éditeur John Gelder chez lui à Paris, « mais certains aphorismes étaient de moi. Je suis assez fier que ce vrai-faux Nietzsche passe maintenant pour un vrai dans les bibliographies des universitaires du monde entier. »

Mort parce que bête ! Aussi con, bête, pathétique et idiot que Vishnu sur sa vague en train de contempler son nombril !


Autre exemple :

Je me suis marié, il y a de cela, six ans. Sur le carton d’invitation du mariage, j’avais dessiné deux jeunes mariés qui formaient des glaçons dans un verre, et j’ai divorcé, dès que la glace s’est brisée, deux ans plus tard.

« Merci d’être venus aussi nombreux à mon mariage ! », écrirai-je demain, sur le carton du prochain tir, « Merci ! »

– « Merci ! »


Rare est le jeu de la vie, de l’amour et de la mort que l’on se donne pour rire ; ce jeu-là est un lotus singulier, une idiotie absolue, quelque chose qu’il ne faudrait voir qu’une fois tous les mille ans derrière le champ de rayonnement cosmique ; et le jeu fait terriblement souffrir. Mais la vie, telle que la société nous l’impose, est si lamentable, son conformisme si pitoyable que certains sont prêts à payer le prix fort. Ils sont même probablement de plus en plus nombreux, aujourd’hui, à regarder un lotus pousser au milieu de leur nombril ; que voulez-vous ?


− « - Une singularité survient quand la trajectoire à travers l’espace et le temps de tout rayon lumineux s’interrompt et ne peut continuer plus loin.

- Le point est donc excisé de l’univers et la trajectoire du rayon lumineux s’interrompt également. »


Point excisé de la course du temps, ligaturé, coupé, nombril ou lotus, présents, absents, lune verticale au sommet du ventre, apparaissant nue, loin des hommes, à l’abri de la chambre close ;

quelque chose qui marche dans l’instant et dont on ne peut parler sous peine d’en rire.

Le jeu de la vie, de l’amour et de la mort dans l’instant, difficile de garder son sérieux en l’évoquant.


Le sacré est l’absolu pathétique, le sacré est le « Bon ! femme qui pète n’est pas morte ! » que lance à Rousseau la comtesse de Vercellis sur son lit de mort.

Seul le monde du travail, le monde profane, le monde rationnel, est sérieux et hygiénique, seul il distingue, fait des projets, suit les programmes, fabrique des lieux, des livres et des hommes pour les lire et y vivre.

Le monde du sacré, quant lui, est l’œil de Vishnu contemplant le lotus sur lequel est posé Brahmâ qui crée et recrée un monde totalement singulier, neuf, donc idiot et pathétique.

Le monde du sacré est le kitsch, grotesque, idiot et pathétique intégral des images hindoues, le nombre incalculable de leurs dieux, la complexité de leurs mythes.

Le monde du sacré est réel, le monde du sacré est absolument idiot.

Vive l'idiotie !


– Régression et dispersion, à l’image des bas-reliefs de dieux hindous pullulant sur les murs des temples, en Inde, tels des poupées sur le sol dans une chambre de petite fille.

La petite fille me montre son nombril, maintenant, pour que je l’admire : « Admire mon soleil », me dit-elle alors dans un sourire, « Admire mon soleil ! »

Et moi, je ferme les yeux et la chambre, avec l’enfant et ses poupées, dedans.


Je laisse la petite fille au milieu de ses poupées, dans la chambre,

je laisse une vieille femme au milieu de ses souvenirs, dans la nuit.


Je ferme les yeux et le drap de la vieille femme sur ses souvenirs.


Deux pièces sont alors disposées sur mes yeux : chambre de petite fille, dans l’une, chambre de vieille femme, dans l’autre ;

Lotus dans les deux cas.

samedi 15 octobre 2011

Extrait d'une lettre de John Keats à Richard Woodhouse

Masque mortuaire de Keats


En ce qui concerne le personnage poétique lui-même (je veux dire de ce genre, si je suis quelque chose, je suis - distinct du personnage wordworthien ou du sublime égotique - qui est per se et existe par lui-même) - il n'est pas lui-même - il n'a pas de moi - il est tout chose et aucune - il n'a pas de personnalité - il aime la lumière et l'ombre - il vit in gusto, dément ou raisonnable, tout en haut ou tout en bas de l'échelle, riche ou pauvre, mesquin ou élevé - il éprouve le même bonheur à concevoir un Iago ou une Imogène. Ce qui choque le philosophe vertueux enchante le poète caméléon. Il ne blesse personne de sa joie en la partie obscure, pas plus que de son goût pour le côté lumineux - car tous deux se résolvent dans la spéculation. Un poète est la moins poétique des choses qui existe, car il n'a pas d'identité - il est continuellement présent pour l'autre - et envahissant un autre corps - le soleil, la lune, la mer, l'Homme et la Femme qui sont eux mêmes des créatures issues de l'impulsion, donc poétiques, et qui portent en eux un attribut invariant - le poète n'en a pas - pas d'identité - il est à coup sûr la moins poétique des créatures de Dieu. Si donc le poète n'a pas de moi et si je suis un poète, où réside l'étonnement si je déclare que je n'écrirai plus jamais ? N'aurais-je donc pas, à l'instant-même, réfléchi sur les personnages de Saturne et de Ops ?

.../...

Quand je suis dans une pièce avec des gens, si jamais je suis libre de spéculer sur des créations de mon propre esprit, alors ce n'est pas mon moi qui retrouve la maison de mon être ; mais l'identité de chacun dans la pièce commence à faire pression sur moi, de sorte que je suis en très peu de temps annihilé - pas seulement parmi les êtres humains - il en serait de même dans une crèche emplie d'enfants. Je ne sais pas si je me fais complètement comprendre.

.../...

Mais même en cet instant je ne suis pas en train de parler de moi-même, mais de quelque être en l'âme duquel je vis.



(Traduction : Céline Faure)

mercredi 12 octobre 2011

Film à venir

Roman Opalka

Demain, les hommes chineront aux puces de vieux films de famille. Ils vous regarderont devenir enfants, puis vieillards. Ils vous visionneront le soir, lors de leurs heures d'insomnie ; ils sauront vos amours et les enfants que vous avez eus. Ils n'auront pas peur de voir votre agonie dans votre dernière chambre, les sourires et les pleurs de votre dernière femme. Ils se diront qu'eux-mêmes seront vus comme ils vous voient et que leur mort sera aussi belle que la vôtre.

Les cd-rom, où sont numérisés vos films de vacances et de vos amours, traîneront sur les étals des brocanteurs, les jours de marché, au milieu de collections de cartes postales et de vieilles photographies, noir et blanc ou couleur, du passé. Il n’y aura sur les étiquettes de vos cd-rom qu’une indication de lieu, quelquefois une date, et vos derniers spectateurs ne chercheront pas nécessairement à connaître votre identité ; mais, vous regardant vivre et mourir après votre achat aux puces, ils voudront deviner dans quel grenier le brocanteur vous a trouvé et le temps passé de vous à eux. Ils mesureront ainsi l’écoulement du temps et ils penseront, en vous visionnant, le CD-Rom tant, le film tant, les photos tant.

Ils souhaiteront connaître les trajets possibles de vos cd-roms dans les malles et les greniers des maisons, puis les noms de vos enfants et de vos petits enfants. Ils se serviront alors de logiciels de reconnaissance d’images qui chercheront votre identité, votre récit de vie ou votre arbre généalogique, à partir de vos traces laissées sur Internet et des banques de données privées ou publiques, glanées sur le web. Votre vie, votre intimité, votre destin s’écouleront alors de vous à eux, de vous à eux, au final, telle l’ombre d’une marionnette balinaise sur un mur blanc.

Vie tant, intimité tant, destin tant, vie tant, intimité tant, destin tant, vie tant, intimité tant, destin tant, ombres planant sur les murs blancs des maisons, demain.

Vous serez nus alors, nus sur l’écran des murs des maisons futures, nus comme jamais vous pensiez l’être, car votre intimité sera comptée, critiquée, jaugée, jugée, disséquée par un inconnu qui affirmera, en vous regardant vivre et mourir : « Ce film est beau ou laid, ces personnes ont quelque chose ou elles n’ont rien, cet homme, cette femme et ces enfants ont du charme ou ils sont ennuyeux, ce personnage a l’air heureux ou il est triste. »

Vous ne serez plus une vie, un souvenir, mais un film, un journal filmé et le décompte de vos jours sera apprécié par un lecteur de journaux filmés, de journaux intimes.

Votre trace prise par les caméras de vidéosurveillance dans l’ascenseur, dans la rue, un parking ou dans un magasin, participeront aussi de ce concert. Les commentaires et les billets que vous publiez sur Internet, le caddie de vos courses en ligne formeront la trame-vie que votre dernier spectateur appréciera, comme il appréciera peut-être le journal de Kafka, d'Anne Franck ou les films de Jonas Mekas.

Vie tant, intimité tant, destin tant, lus et visionnés par les hommes, dans vingt ans, dans cinquante ou cent ans, malgré vos dernières volontés et les leurs propres, malgré votre souhait de préserver votre intimité jusqu’au bout et la leur propre. Votre intimité comme une vieille photographie achetée aujourd'hui dans un vide-grenier.

Nos dernières volontés balayées par le temps et pesées sur la balance d’un Anubis de passage qui se sera arrêté devant l'étal d'un brocanteur.

Alors, certaines personnes comprendront qu’ils ne peuvent échapper aux miroirs et ils chercheront à jouer avec leurs reflets, leur vie durant. Certains hommes saisiront que, derrière leur film de famille, ils sont les comédiens d’une pièce qui se jouera demain pour un inconnu et ils voudront lui parler dans la nuit : « Bonjour, diront-ils à leur dernier spectateur. Comment vas-tu ? Qui es-tu ? J’ai cherché à échapper à ton regard, comprends-tu ? J’ai travaillé à retarder le moment où tu me verras dans ce film, comme tu peux te voir toi-même dans la glace, matin et soir. Alors, j’ai enregistré des images pures de moi et de mon entourage, de ces images que mon entourage ou moi-même aperçoivent ou devinent au bord du regard, quand notre esprit ne travaille plus, quand nous nous libérons de lui. J’ai cherché à échapper à ton regard, le plus souvent possible...»

Certains hommes filmeront des images pures d’eux-mêmes pour se dérober au regard de leur dernier spectateur.

Alors, dans la nuit, peut-être, des images pures des temps anciens formeront le goût du spectateur de demain. Dans la nuit, un ou deux hommes diront : Cherche le couple, cherche l’enfant, cherche l’oncle et la tante dans les images pures de nos films. Cherche notre vie passée à nous libérer de ton regard… Cherche maintenant qui nous sommes, diront certains films de famille, cherche, dans la nuit, notre regard, car nous jouons avec toi !