samedi 30 juillet 2022

suite 26 : Jules et Jim – Second round

 


Jeanne Moreau dans Jules et Jim de Truffaut


« … et ne me veut pas non plus la désirant comme il voit, de ses yeux furieux dont le khôl gris huilé renforce l’humanimalité, que, même et peut-être parce que menacés elle et moi, de tous mes muscles, de celui qui de lui faillit, je la désire : la lame est nue devant les plis de son short si léger qu’on lui voit le pli de la cuisse… »

 

Idiotie, Pierre Guyotat

 

 

 

 

    Dans Jules et Jim, Jeanne Moreau est Catherine, une professeure qui enseigne Shakespeare. Lorsque le film de François Truffaut sort sur les écrans en 1962, celui-ci fait scandale et il est interdit en salle. Jules et Jim était l’adaptation du roman d’un vieil écrivain inconnu, Henri-Pierre Roché. Celui-ci, mort trois ans avant la réalisation du film, y racontait, en filigrane, son amitié pour l’écrivain allemand Franz Hessel, ainsi que son amour pour la femme de ce dernier, la journaliste Helen Hessel. Jules et Jim décrivait Catherine alias Helen Hessel, soit une forme de game amoureux joué à trois, avant et après la première guerre mondiale, entre Henri-Pierre Roché, Helen et Franz Hessel, qui se termine, chez Truffaut, en tragédie par le suicide de Catherine (alias Jeanne Moreau, alias Helen), entraînant avec elle Jim dans un accident de voiture. Dans Jules et Jim, Jeanne Moreau est la dynamique emportant avec elle les deux amis en quête de femmes et d’art. Sans le playing incarné de Jeanne Moreau, pas de Jules et Jim, pas de cet éloge au cinéma de l’amour libre, célébré dans le monde entier.  

    Que fait François Truffaut dans le film ? Il accepte le roman qu’Henri-Pierre Roché a fait de sa vie, en simplifiant jusqu’à l’épure le jeu amoureux que Roché avait initié avec le couple Hessel, de sorte que l’ensemble évoque aujourd’hui la ligne claire des albums de Tintin. Tout nous semble beau, clair et lumineux dans le film de Truffaut, à tel point qu’on en oublie la fin. Ce qu’il reste du film est un éloge cinématographique remarquable de l’amour libre, et même la chute mortelle de la voiture de Jeanne Moreau participe de cet éloge. – « Mais la chute de Jules et Jim, répliquait alors Jeanne Moreau chaque fois qu’un spectateur lui déclarait tout le bien qu’il pensait du film ; mais la chute du pont du film ! », renchérissait-elle encore. Non seulement le film Jules et Jim, par sa forme, fait oublier qu’il est tragique, mais il masque aussi l’amour vache que Liz Taylor et Richard Burton n’ont eu de cesse de montrer dans Qui a peur de Virginia Woolf. Jules et Jim, c’est une idylle débarrassée de l’humanimal et de la femmanimale, c’est un conte.   

    Parce qu'Henri-Pierre Roché, en devenant Jim dans le roman qu’il a écrit de sa vie, fait oublier l’instigateur qu’il a été dans cette expérience amoureuse à trois, entre lui et le couple Hessel. Henri-Pierre Roché s’efface pour mettre en avant l’amitié qui le lie à Franz Hessel, afin qu’advienne Jules et Jim. Pour découvrir ce que Roché a été sa vie durant et son histoire entre Franz (ou Jules) et sa femme Helen (ou Catherine), il faut alors faire un détour vers ses Cahiers, de ceux qu’il a rédigés tout au long de son existence et qui forment le contrepoint choral à Jules et Jim. La véritable œuvre de Roché, ce sont ces cahiers, dans lesquels l’écrivain se laissait conduire par ses masques, comme Fernando Pessoa, à la même époque, laissait écrire ses hétéronymes. Jules et Jim est le roman de l’un des hétéronymes d’Henri-Pierre Roché. Le jeu, qui lie des auteurs aussi différents qu’Henri-Pierre Roché, Fernando Pessoa et Genesis P-Orridge, est une forme d’hétérotélie, de ce jeu qu’énonçait Rimbaud dans sa lettre du Voyant : « Je est un autre ». Et une hétérotélie, qui est une métamorphose, est toujours un chant d’amour, même chez le poète Pessoa qui a été lié, de son vivant, au mage sexuel Aleister Crowley, est rentré dans l’Ordo Templis Orientis (OTO) en partie dirigé par Crowley, et a traduit en portugais son hymne à Pan[1].

 

    Roché a été, de son vivant, un grand collectionneur d’art moderne, de celui qui découvre Picasso et qui est l’ami de Marcel Duchamp[2]. Mais c’est surtout comme parangon de l’amour libre que l’écrivain cherche l’amor fati. Le 4 octobre 1902, à Londres, il écrit, à vingt-trois ans, sa profession de foi, tandis qu’il souhaite épouser Margaret, une jeune anglaise : « renonciation au bonheur, déclare-t-il. – renonciation à une vie pour connaître beaucoup de vies. »[3] Le mariage entre l’anglaise et lui ne se fera évidemment pas, mais Margaret, troublée par la sincérité de Roché, restera l’une de ses proches. Lors de son séjour à Londres avec elle, le jeune homme lit non seulement Nietzsche, mais il découvre aussi Le Nouveau Monde amoureux de Charles Fourier, puis le socialiste et féministe allemand August Bebel, dont la pensée réformatrice influencera Alexandra Kollontaï lors de la révolution russe. C’est surtout l’essai L’Amour libre de l’écrivain anarchiste Charles-Albert qui le retiendra ; Charles-Albert y prônait déjà l’émancipation sexuelle de la femme et de l’homme[4]. De retour à Paris, le jeune Pierre-Henri Roché se lance dans son premier projet littéraire : un essai ayant pour titre « Polygamie expérimentale » Il décrit ainsi sa démarche dans ses notes : « Je constaterai les événements et les sentiments qui naissent en elles et en moi, sans aucun cadre a priori, sans aucune idée utilitaire, morale, sans théorie préconçue. Ainsi m’intéressera beaucoup en octobre le fait suivant : pourrai-je quand Lecepte sera ma maîtresse, continuer à coucher avec Henriette ?  Aimerais-je à le faire ?  La Polygamie décroîtra-t-elle par l’expérience, ou bien trouvant des qualités diverses chez des femmes diverses les conserverai-je toutes ?  [...] Je n’ai aucune idée de ce qu’il sera.  Je serai d’une positivité totale. »[5] Le 14 juillet 1902, Henri-Pierre Roché, pour commencer son enquête sociologique, fait paraître l’annonce matrimoniale suivante dans le Journal : « Je désire mariage, déclare-t-il, pour savoir si la vie peut être douce, pour être deux – pour, ensemble, dans la solitude d’une loge, aller au théâtre (Antoine, Wagner, Louise, Pelléas) – pour, ensemble, d’un sixième étage, contempler le Soleil Couchant sur Paris, pour causer ensuite dans l’ombre, à la seule lueur du feu, avec des silences pleins – pour ramer au clair de lune sur des lacs, pour errer dans la neige – pour lire parfois du Laforgue ou du Nietzsche.

    « Il faudrait s’étudier avec réserve et avec ferveur avant de se découvrir. Après une vie hardie et rocailleuse, je souhaite des mains amies. J’ai 25 ans, je suis timide, tendre et dur. – « Elle », qu’elle soit « très elle-même », soit avec des yeux qui parlent, soit avec des lèvres qui causent, avec des idées, ou seulement avec des charmes. Qu’elle soit libre dans la vie, gênée ni de trop de principes, ni de famille oppressante [...] »

     Une semaine plus tard, le jeune écrivain reçoit soixante réponses de femmes, qui lui permettront de commencer ses recherches. Ce qu’il souhaite surtout, à travers la multiplication de ses expériences amoureuses, c’est explorer la multiplicité de ses « moi ». Roché est alors parfaitement conscient que l’âme de l’homme n’est pas une mais plurielle, comme elle l’était pour nombre de sociétés premières ou chez Nietzsche[6]. Quelques mois plus tard, il écrit à Margaret Hart, l’Anglaise qu’il a failli épouser : « Cela ne fait rien que vous ne me compreniez pas maintenant - il faudrait pour cela vivre avec moi - j'ai au moins 4 "moi" différents, que je travaille et que je change. »[7] Plus tard, à New-York en 1918, Man Ray fait d’Henri-Pierre Roché ce portrait multiple :




    En matière d’hétérotélie amoureuse, la photographie de Roché par Man Ray évoque aussi, par un concours de circonstance heureux, celles accompagnant l’expérience du Pandrogyne que Genesis P-Orridge a mené, au début des années 2000, avec Lady Jaye, sa compagne de l’époque :





Genesis Breyer P-Orridge & Lady Jaye, The Pandrogeny Project, 1993-2009, série d’interventions chirurgicales, photo © Laure Leber


    On peut aussi penser aux cubomanies du poète Gherasim Luca, l’auteur de L’inventeur de l’amour, son texte, à mon sens, le plus remarquable. Il s’agissait, par des collages, de déconstruire la notion unaire de l’identité et celle des catégories héritées de Descartes :

 




Madeleine. Sans date, manuscrit autographe, images découpées dans des magazines avec poème autographe.

 

Cubomanies de Gherasim Luca

 

    L’amour libre, ici, correspond à une recherche heuristique et poétique. Quoiqu’on en pense, et même si, sur ce point, il faudrait écrire un ouvrage complet qui explicite notamment les raisons pour lesquelles la critique ne s’est jamais penchée sérieusement sur l’hétérotélie de nombres d’écrivains de la modernité, Gherasim Luca, comme Henri-Pierre Roché, Fernando Pessoa et Genesis P-Orridge désiraient bel et bien inventer des vies nouvelles et des amours nouvelles : pour eux, l’existence est en devenir toujours. Il faut donc aussi porter des masques, qui sont autant de peaux d’oignons, les cernes de la psyché humaine, non seulement pour survivre mais aussi pour jouir[1]. L’expérience humaine correspondrait alors à une multiplication des rôles que l’homme dérobe ; il faut donc, hélas, aussi souvent tricher. Difficile donc d’imaginer qu’une société puisse accepter, un jour, un tel game, s'il devient une pratique courante.

 

* 

 

    Comme Henri-Pierre Roché, Genesis P-Orridge cherchera à être le playing à l’œuvre avec les femmes qu’il a connues et dans les groupes qu’il a formés, et, comme Henri-Pierre Roché avec Helen Hessel, ce jeu entraînera sa rupture avec Cosey Fanni Tutti. Non que GPO ait totalement manqué de loyauté envers CFT, contrairement à Henri-Pierre Roché qui, lui, a fait preuve de lâcheté, comme on va voir. Helen Hessel savait, elle aussi, que Roché son amant côtoyait d’autres femmes, ce qui, en partie, ne lui posait pas de problème, puisqu’elle-même était libre de fréquenter qui bon lui semblait, comme Franz Hessel son mari. Tous ces amants étaient libres de sortir au gré de leurs envies. En revanche, Roché, qu’elle a passionnément aimé, ne lui avait jamais avoué qu’il avait eu un enfant d’une autre maîtresse, alors même qu’elle avait cherché à en avoir deux de lui (j'en reparlerai bientôt). Lorsqu’Helen Hessel a appris que Roché était père, elle a rompu définitivement avec lui et elle a demandé à son mari, l’écrivain Franz Hessel, d’en faire autant : le nom de Roché est alors devenu tabou. Fin de Jules et Jim.

    Le mensonge sur ses aventures amoureuses ne faisait, par contre, pas vraiment partie du playing amoureux de GPO, puisque dès le départ, comme on l’a vu, il a averti CFT qu’il demeurerait libre de sortir et de fréquenter qui il souhaitait. En revanche, comme nombre de tyrans et de gourous avant lui, il avait tendance à ne pas se plier aux règles du jeu qu’il initiait, puisqu’il voulait justement être playing et game dans le même temps, puisque l’ordre, qui lui semblait être le sien, était celui du sacré. Ce qui pose naturellement un problème, lorsqu’on est à la tête d’un mouvement de la contre-culture prônant l’émancipation de ses membres. Justifiant son exclusion de l’Internationale Situationnisme, le peintre anglais Ralph Rumney évoquait ainsi à propos de Guy Debord : « l’égalité proclamée [des situationnistes] qui cachait le fait que Guy se savait plus égal que les autres. »[2] Il y a donc maldonne dès le départ, dès le départ la partie est truquée, même dans la contre-culture. Au début d’Art Sexe Musique, CFT résume, à ce sujet, sa relation amoureuse avec GPO en termes lapidaires : « Comme d’autres en de pareilles circonstances, je me suis débrouillée pour gérer les situations difficiles, explique-t-elle. J’avais identifié, dès le plus jeune âge, les ressorts du pouvoir et du contrôle, qui font de la désobéissance et du questionnement des péchés méritant punition tandis qu’ils érigent en vertu le respect docile de la ̎ parole ̎ . Gen m’a fait découvrir la vie et l’œuvre d’Aleister Crowley. ̎ Fais ce que voudras sera le tout de la loi ̎ et ̎ L’amour est la loi, l’amour sous la volonté ̎ . Vendu. Je croyais que nous avions tous un moi spirituel profond, que nous avions tous le droit de nous trouver, d’être nous-mêmes et de faire notre vie en fonction. J’ai fini par comprendre, cependant, que la liberté que cela impliquait était celle de Gen, mais pas la mienne ni celle d’autres amis proches : ce qu’ils faisaient pour découvrir leur Véritable Volonté venait moins souvent d’eux-mêmes que de Gen, qui les ̎ guidait ̎ et se réservait le droit d’approuver ou non. Il donnait un nouveau tour, inattendu, à la loi qui régnait chez mon père ̎ Fais ce que je dis, pas ce que je fais.̎ »[3]  

    Avec les couples Helen + Roché & CFT + GPO, il semble donc que nous soyons dans une forme de jeu amoureux que David Graeber et Mehdi Belhaj Kacem auraient pu qualifier de « fasciste » dans L’anarchie – pour ainsi dire, parce que les règles ne sont pas claires. Pourtant, on voit qu’Helen et CFT acceptent, tout au moins en partie, un tel état de fait, comme le peintre Ralph Rumney a accepté le jeu mis en place par Debord avec le situationnisme. Malgré elle, CFT consent, en quelque façon, aux règles de son amant, dès son entrée dans COUM, parce qu’elle ne pouvait pas ignorer que celui-ci, en usant du Magick (soit le système mystique d’Aleister Crowley), pouvait aussi reprendre, à sa manière, l’attitude tyrannique du mage envers les femmes qu’il initiait. Comme Debord avec le situationnisme, l’égalité était officiellement de mise dans COUM, mais, officieusement, GPO était plus égal que les autres ; officieusement, en tant que mage, GPO pouvait aussi considérer qu’il était au-dessus des mœurs profanes des hommes, même avec ses proches ou CFT.

    Plaidant en faveur de la souveraineté sacrée des mages, le poète Fernando Pessoa écrivait quant à lui, en tant qu’initié à l’Ordre du Temple du Portugal, dans « Atrium », un court texte de sa main : « Les chemins du symbolisme, surtout dès qu’on accède à la voie mystique ou interprétative, sont pleins d’illusions, de divagations et de fraudes. Le profane ne trouve rien sur quoi se fonder dans ce qu’il lit chez les auteurs de la spécialité tant est grande, dans presque toutes leurs œuvres, la confusion entre le sens véritable, la fantaisie délirante et la fraude consciente ou semi-consciente. Et la même confusion règne en ce qui concerne les personnages des mythes et des mystères anciens et modernes. Il n’y a pas l’ombre d’un doute que Cagliostro était un charlatan ; mais il n’en est pas moins certain qu’il était également et parallèlement un initié d’un haut grade. Personne ne doute que madame Blavatsky ait été un esprit confus et frauduleux ; mais personne ne met en cause qu’elle ait reçu un message ou une mission de Supérieurs inconnus. Il y a, de nos jours, un exemple éclatant de cette même confusion ; je ne puis le citer pour des raisons facilement compréhensibles. » Ce Mage, que Pessoa ne peut citer, est, bien sûr, Aleister Crowley[4].

   Il y aurait donc un domaine sacré, dont les initiés « vivent le rite des acides, jouent l’être à oui et à non et jouissent dans le sexe de leurs anges » (Ghérasim Luca, L'extrême-occidentale) et un domaine profane. Dès le départ, CFT accepte d’être une adepte de la Thelema réformée de GPO, mais elle considère cela comme on achète un produit dans un supermarché : « Gen m’a fait découvrir la vie et l’œuvre d’Aleister Crowley. ̎ Fais ce que voudras sera le tout de la loi ̎ et  ̎ L’amour est la loi, l’amour sous la volonté ̎ . Vendu. », écrit-elle dans son autobiographie. Ses intentions sont donc libérales et, même, libéralistes au sens économique du terme (le « Vendu » à la fin de la citation le prouve), a fortiori à mille lieues des conceptions élitistes de Pessoa comme de quiconque envisage, de nos jours, une initiation ésotérique – ce qui ne pouvait déplaire à GPO qui voulait démocratiser (« occulturer » dirait-il plus tard[5]) la doctrine de Thelema de Crowley, à partir la pratique du cut-up que William Burroughs et Brion Gysin lui avaient, semble-t-il, apprise. En outre, CFT compare GPO à son père, dont on sait combien son manque d’affection lui a pesé : GPO, écrit-elle, « donnait un nouveau tour, inattendu, à la loi qui régnait chez mon père ̎ Fais ce que je dis, pas ce que je fais.̎ » Son ex-compagnon était, en l’occurrence, un despote qui dissimulait sa tyrannie sous le masque de l’onction, soit le créateur d’une religion dont il était le premier à se jouer des règles, un charlatan, en somme. Et elle n’est, bien sûr, pas la seule à le penser.

     Ici, il reste un point à élucider, avant de poursuivre sur les griefs de CFT envers GPO : est-ce que CFT ou GPO croyaient alors en Dieu et en une église réelle ou virtuelle comme l’Ordo Templi ? Espéraient-ils aussi qu’il y ait une vie après la mort ? Pas du tout. CFT comme GPO sont athées, GPO ne s’est jamais qualifié de prêtre mais d’ingénieur culturel au service de la Révolution électronique de Burroughs. Et l’on peut aussi supposer que Pessoa, de son vivant, pût être athée. Ce qui fascine ces trois auteurs malgré la distance et le temps qui les séparent, c’est la dynamique des croyances émergeant dans l’esprit, lorsque celui-ci se laisse captiver par des symboles occultes ou mystiques, et le passage de ces symboles en dia-boles ; soit ce que Pessoa appelait le Chemin du serpent : « Il traverse tous les mystères et n’en connaît cependant aucun, écrit Pessoa du serpent gnostique, car il en connaît l’illusion et la loi. Il ne prend plusieurs formes que pour se nier lui-même en elles et par elles, car comme son passage ne laisse aucune piste en ligne droite, il peut cesser d’être ce qu’il a été puisqu’il ne l’a pas véritablement été. Il quitte le Serpent de l’Eden comme une mue, il quitte Saturne et Satan comme une mue, toutes les formes qu’il prend ne sont que ses mues. »[6] 

    L’important est la mue elle-même, soit le passage d’une figure reconnue de la culture à une autre et la transformation qui s’opère dans l’esprit de l’homme qui l’accueille. L’humanimalité cérébrale de Pessoa se trouvait là, dans le serpent gnostique poursuivant perpétuellement ses mues, d’un hétéronyme, d’un courant de la poésie, d’une culture et d’une philosophie à l’autre. « The Process is the Product » dira, de façon analogue, GPO ; ce sera même un leitmotiv de son groupe magique, the temple ov psychic youth : le moyen est la fin. L’important n’est donc pas de croire en une religion, ou un fétiche, ou de parvenir à un style d’homme pour l’être, mais le chemin qui mène vers telle religion, vers tel style d’homme, de le prendre pour en sortir, et de poursuivre sa route.

    Cependant, être Janus ne va pas sans poser de problème, quand on décide de le vivre, non plus in petto, à part soi, comme le poète Pessoa, mais en société ou dans son couple, et celui qui y consent sait aussi qu’il devra probablement payer un jour : la fiction, le mythe doivent demeurer dans les livres, à moins que l’hétérotélie ne soit instituée ou tolérée dans des rites de passage, comme carnaval ou dans l’usage, admis à mi-mot, de l’alcool, des médicaments et des drogues : l’oisiveté est mère de tous les vices, on le sait. Pessoa avait résolu un tel problème en demeurant seul et célibataire, sa vie durant : « Mon destin, écrit-il à Ophélia, la seule femme qu’on lui ait connue, relève d’une autre Loi, dont vous ignorez jusqu’à l’existence, et il est de plus en plus soumis à des Maîtres qui ne consentent ni ne pardonnent. » Cette loi, c’est, selon moi, non pas l’Ordo Templis ou la gnose, mais l’hétérotélie dont parle Rimbaud dans sa lettre du Voyant. Or, ni Roché ni GPO n’ont pu accepter pour eux-mêmes le sacrifice que Pessoa s’est infligé, comme on peut voir, il leur était même insupportable. Ils ont donc dû composer avec les griefs de leurs partenaires, bon gré mal gré. Et les griefs de CFT contre GPO sont nombreux, on s’en doute, et ils sont, bien sûr, fondés, comme l’étaient ceux d’Helen Hessel contre Roché.

    D’abord, GPO enfreignait ses propres règles aux dépens des femmes et des hommes qui acceptaient de faire partie de sa communauté – il faut ici se répéter puisque le différend avec CFT commence là, dans une forme de souveraineté que l’homme prend le plus souvent aux frais de son entourage. Puis GPO tirait sur soi la couverture. Il a ainsi tout fait pour minorer le travail artistique de CFT, tant au sein du collectif COUM que plus tard. Lorsque, dans ses mémoires, GPO décrit, sur quelques lignes seulement, l’œuvre pornographique que CFT a commencé à Londres au sein de COUM puis de Throbbing Gristle, il ne l’interprète pas selon des critères artistiques, mais par rapport aux manques éprouvés de CFT enfant et pour la vertu heuristique que le porno a eue sur elle : « J’avais l’impression que c’était une forme de rébellion contre son père autoritaire qui l’avait réprimée, harcelée et chassée de la maison quand elle avait dix-neuf ans, écrit à ce sujet GPO dans Nonbinary. Chaque fois qu’elle me demandait : ̎ Eh bien, qu’en penses-tu ? ̎, je lui répondais : ̎ Si c’est ce que tu veux faire, alors fais-le. Ne construis pas de nouvelles barrières ou ne renforce pas les anciennes. Va où tu sens que tu veux vraiment aller. C’est ton corps. ̎ »[7]

    Le travail de CFT ne lui semble donc pas vraiment de l’art, mais plutôt un travail sur soi, une sorte de développement personnel que CFT a produit afin de se soulager de la souffrance accumulée au contact d’un père tyrannique. En stigmatisant la production de sa partenaire, GPO montre ainsi qu’il est la véritable tête pensante de COUM et de Throbbing Gristle ; ce qui est, somme toute, contradictoire avec la philosophie anartiste et l’égalité qu’il prônait. En outre, le travail de CFT, dans une industrie du porno encore interdite en Angleterre, comportait des risques certains que GPO ne prend pas en compte : à aucun moment il n’en parle dans ses mémoires, et à aucun moment, dans Art Sexe Musique, CFT ne montre que son ex-compagnon a été un tant soit peu inquiet des prédateurs qu’elle pouvait rencontrer en s’effeuillant devant des hommes. En revanche, que GPO ait été excité, tandis qu’elle lui déclarait qu’elle avait la possibilité de jouer à Londres dans des films X, qu’il l’ait poussée à aller plus avant dans son exploration sexuelle, on l’imagine aisément : « J’en ai parlé à Gen, écrit-elle à ce sujet. Ça l’excitait, c’était bien payé et il était entièrement pour. J’ai pris le temps de la réflexion et j’ai décidé de me lancer ; pour moi, cela faisait partie de mon infiltration dans l’industrie du sexe. J’allais voir à quel point le métier était dur, et que je m’en demandais beaucoup. »[8]

    Sans son projet de COUM & Throbbing Gristle, en un mot, il n’y a pas de CFT selon GPO : pas de travail d’investigation risquée, et d’œuvre, encore moins. Que l’art et la musique de CFT puissent émouvoir pour ce qu’ils sont, loin de sa griffe, ne lui a, sans doute, même pas traversé l’esprit. Pourtant, comme GPO, CFT recherchait une forme de pureté dans la transgression des valeurs de l’époque : « J’exploitais l’industrie du sexe à mes propres fins, pour la subvertir et en faire la matière de mes propres œuvres, déclare-t-elle dans Art Sexe Musique. C’était mon choix. Je voulais connaître l’industrie du porno de l’intérieur, en parler d’expérience. Je cherchais une forme de pureté dans mon travail, je voulais prendre les normes à contre-courant, aller contre mes inhibitions personnelles et comprendre toutes les complications et les épreuves que cette industrie imposait à tous les niveaux, de la main-d’œuvre au client ciblé. »[9]

    Ici, CFT est pourtant très proche des revendications qui seront celles de GPO, lorsqu’il se lancera avec sa compagne Lady Jaye dans l’expérimentation du Pandrogyne, qui consistait en une forme de fusion esthétique, par la chirurgie, des détails anatomiques de l’un et l’autre amants[10]. Le Pandrogyne est une forme de cubomanie vivante, un collage pratiqué non plus sur le papier, comme chez Gherasim Luca, mais à même le corps[11]. CFT, avec son investigation dans le porno, comme GPO avec le Pandrogyne, affirment tous les deux que leurs motivations procèdent d’un choix personnel, pris librement, et que, en tant que tel, leurs intentions ne peuvent être catégorisés par quelque discours que ce soit, même marxiste, féministe ou queer : leurs intentions à tous deux sont iconoclastes, prise à même leur vie, par un mouvement libre qui n’admet, pour soi, aucun discours théorique et social convenu. CFT invente là, elle aussi, une forme d’amour paradoxal, tirée de la souillure-même du monde, de celle qui nous semble la plus sale ou la moins appropriée à une œuvre d’art ou à la vie.   

    Comme Henri-Pierre Roché avec Jules et Jim, GPO s’est donc efforcé de gommer ses propres faiblesses, puisqu’elles auraient pu, selon lui, gêner la lecture de son œuvre. Comme si personne ne faisait la différence entre un auteur et son œuvre… si tel était le cas, on ne lirait plus, aujourd’hui, Sade ou Céline ; on pourrait même ainsi aller jusqu’à censurer Van Gogh, parce qu’il s’est coupé l’oreille. Je laisse au lecteur le soin de consulter les écrits d’Helen Hessel ou de CFT pour l’inventaire des griefs, que je ne peux développer ici, afin de garder à Deux Tanneries un semblant de cohérence. Je ne ferai mention que d’un point commun de l’un et l’autre amants en matière de lâcheté, mais qui est éclairant : pas plus Pierre-Henri Roché que GPO ne sont capables d’avouer, dans le roman qu’ils ont produit de leur vie, que leur compagne a dû avorter. CFT l’a fait par nécessité à dix-neuf ans, à une époque où l’interruption volontaire de grossesse venait d’être légalisée en Angleterre ; Helen Hessel, elle, ne voulait pas comprendre que Roché était incapable d’assumer une paternité – tout au moins avec elle – à une époque où l’avortement se faisait de façon clandestine et dans des conditions atroces pour les femmes. On comprend, après cela, que sa rupture avec lui ait été définitive.  

     Comme on le voit, l’hétérotélie, même si le cas est pour le moins rare, peut dépasser le cadre de l’expérience de pensée. Ce qui entraîne leurs auteurs à un ou plusieurs différends qui, selon moi, sont d’ordre ontologique autant que moral et poétique. Nombre de questions demeurent ici en suspens : Si « Je est un autre », comme l’affirmait Rimbaud, y a-t-il une continuité effective entre Je et cet autre que Je devient ? Si notre moi peut changer, après un accident ou simplement avec le temps, que deviennent les actions réalisées par nos précédents « moi », lorsqu’on a délibérément voulu changer, au nom de ce que Georges Bataille appelait, dans La littérature et le mal, une hypermorale ? Sommes-nous toujours responsables de ces actions commises par nos anciens « moi » ? La quête de CFT est d’ordre nietzschéen : « Deviens ce que tu es. », ce qui signifie que la femme et l’homme sont des ébauches qui attendent de parvenir à leur forme définitive par un travail personnel. Entre l’un et l’autre « moi », il y a donc une continuité effective, tel un pont reliant deux rives. CFT est donc toujours responsable de ce qu’elle a été et de ce qu’elle est devenue : CFT est devenue, par son travail, ce mélange de son art et de sa vie, et elle l’a voulue ainsi, par choix personnel. En conséquence, Je peut devenir, dans son existence, un-e autre chez CFT, mais pas plusieurs autres à l’envi, contrairement à ce qu’ont pu affirmer GPO, Burroughs & Brion Gysin (avec le cut-up), Roché, Pessoa, et nombre d’autres qui, certainement, viendront après eux. L’hétérotélie, chez CFT, reste donc morale, au sens commun du terme : la femme et l’homme demeurent toujours responsables de ce qu’ils ont été, même s’ils sont devenus, par choix, autrement qu’ils ont été.

    Et pourtant, si la mutation se faisait par saut quantique ? Si entre l’étape d’un moi à un autre, il y avait autant de différences que dans le passage d’une île à une autre sur l’océan ? Et si, comme Alcibiade, nous pouvions être athéniens tout autant que spartiates, sans que la folie ne nous guette ? Est-ce vraiment du solipsisme, comme l’affirmait Descartes avec le Cogito, que de penser que l’homme puisse passer d’une culture à une autre, radicalement différente, sans déraisonner ou, pire, perdre son humanité ? Comme nous ne pouvons pas donner une définition a priori de ce qu’est l’homme ni de ce qu’est le « moi », ces questions restent ouvertes.

    Entre CFT et GPO, le différend se trouve précisément là, à mon sens. Il y a ainsi un détail qui me semble curieux à propos de la façon dont CFT, dans son autobiographie, envisage GPO. Dans Art Sexe Musique, CFT décrit, de façon détaillée, les débuts et les principes de COUM, montrant que la quête de leur identité propre était un facteur essentiel pour les membres du groupe, et surtout pour GPO. CFT explique ainsi, au sujet de son ex-compagnon : « De même, je ne connaissais Gen que sous le nom de Genesis, mais découvrirais qu’il avait choisi de remplacer Neil Megson par celui-ci, même si Spydee lui avait déjà signalé qu’il était déjà pris par un autre groupe. La ̎ genèse ̎ d’une chose étant plus ou moins sa  ̎ naissance ̎ , ce surnom semble aujourd’hui grandement révélateur. Le nom de famille qu’il avait adopté, P-Orridge, lui venait des remarques sur son amour du porridge que tout le monde lui faisait, et il est allé jusqu’à faire modifier son patronyme en 1971. », écrit-elle[12]. Il ne s’agissait donc pas, pour le musicien poète, d’une coquetterie de sa part, mais d’un choix profond et, oui, « révélateur ». En revanche, quelques lignes plus loin, CFT rapporte, à propos de son ex-compagnon, sur un ton plus acerbe : « Gen, un bonimenteur charismatique avec un côté intello, avait pour grand principe de dire aux autres qu’ils devaient se découvrir et être eux-mêmes… alors qu’il ne suivait pas son propre évangile. Je crois qu’il ne savait pas qui il était, mais il m’a fallu du temps pour en prendre conscience. Il se campait en gourou, de sorte qu’il n’était pas envisageable que lui, en tant que gourou, puisse ne pas être  ̎ lui-même ̎ . »[13]. Le problème ici, c’est que GPO a toujours affirmé qu’il n’était pas lui-même, c’était même, de sa part, une antienne, un long chant monotone. GPO rapportait, à ce sujet, cette anecdote du poète Brion Gysin à propos de ses premiers instants. D’après GPO, Gysin lui avait affirmé se rappeler de son premier cri à la naissance, mais aussi de ce que ce cri signifiait : « Mauvaise place, mauvaise adresse, renvoyez-moi ! »[14] Comme Brion Gysin, qu’il considérait comme son mentor, GPO pensait qu’il n’était pas à sa place dans ce monde, mais aussi que son corps physique était une prison dont il fallait qu’il s’évade. Et toutes les tentatives artistiques de GPO ont été commises pour se libérer de sa prison biologique, considérant même que le Pandrogyne était sa tentative d’évasion la plus réussie. En somme, comme Fernando Pessoa, il s’envisageait comme un Serpent qui ne peut se découvrir qu’à travers ses mues. Je pense qu’un tel sentiment de soi recèle une vérité que CFT ne pouvait entendre, et qui pourrait lui en vouloir ? 

 

    Autre chose enfin, dont CFT ne pouvait pas avoir une conscience claire dans les années 70, et dont GPO n’aurait certes pas supporté l’étiquette : le poète anglais faisait bien partie de ce que des chercheurs en sciences humaines appellent, de nos jours, après l’ethnologue canadien Bernard Saladin d’Anglure, le troisième sexe social (les mémoires de GPO s’intitulent bien Nonbinary, donc ni mâle ni femelle). Par contre, dans le cas de GPO, si l’on veut respecter son esprit, il faut prendre le terme de « troisième sexe social » dans un sens bien spécifique : GPO n’est ni hétéro, ni homo, ni bi, ni cisgenre ni même transgenre, et lui-même l’affirmait couramment. Dans « Briser le sexe », GPO écrit ainsi : « L’un des thèmes centraux de notre travail est sur la malléabilité de l’identité physique et comportementale. Le corps est utilisé par l’esprit comme un logo, un hiéroglyphe de SOI avant que nous ne soyons en mesure de parler et d’utiliser le langage. C’est presque une poupée holographique construite par les attentes extérieures avant que notre corps ne soit né. Même le nom qui nous est assigné est un autre programme holographique dans l’histoire holographique que nous allons devenir. »[15]

    De prison, le corps biologique devient, en l’occurrence, la matière d’une œuvre que son propriétaire réalise d’abord pour lui-même. GPO, si on accepte de le suivre ici, ne fait donc pas non plus partie des cinq sexes dont parlait, dans un essai, la biologiste Anne-Fausto Sterling, puisque le vivant fait, selon lui, intégralement partie de la prison dont il faut qu’on s’évade. Le troisième sexe social de GPO est, selon moi, proche du Corps sans Organe (CsO) que décrivaient les philosophes Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux, soit un corps que l’individu se construit au gré de sa vie, et qui n’est pas une prothèse ni un corps de substitution (telles les Lares du foyer qui simulaient, à Rome, l’esprit des ancêtres), mais une autopoïese, à savoir un organisme capable de se régénérer lui-même et qui peut être de l’ordre de l’imaginal comme du biologique. Ici,

GPO = CsO/GPO. 

    Il ne sert donc à rien d’employer quelque écriture inclusive pour parler de lui. Il faudrait plutôt une quatrième personne du singulier, et celle-ci manquera toujours. En revanche, dans les années 80, quand l’ethnologue Bernard Saladin d’Anglure a découvert chez les Inuits la notion de troisième sexe social, il a aussi compris qu’une telle notion ethnologique avait un rapport étroit avec le chamanisme, donc avec le domaine des morts, des esprits et du sacré. On a ensuite relevé que cette notion culturelle pouvait décrire nombre de comportements des chamanes en Sibérie, mais aussi en Amérique latine. Après cela, des chercheurs intéressés par les études de Saladin d’Anglure, ont montré qu’elles avaient une portée universelle, puisqu’on les retrouvait aussi au Québec et en Europe dans les rapports familiaux[16]. Pour GPO, il y a aussi, évidemment, ce côté chamane… (et, sans doute, la première chose que Donald Trump ait faite en entrant à la Maison Blanche, est de détruire les toilettes réservées aux trans. qu’Obama, avant lui, avait installées…) 

    On peut enfin tout autant relever qu’il y a du troisième sexe social dans les rapports de CFT avec son père que dans ceux de GPO avec ses parents. CFT est un garçon manqué, puisque dès son enfance elle ne craint pas de se battre, puisqu’elle est élevée inconsciemment par son père comme le garçon qu’il n’a jamais eu. GPO, lui, est une fille. Comme sa mère avait manqué de mourir des suites de ses précédents accouchements, elle a sans doute reporté ses angoisses sur le puiné, lui portant de ces attentions que les mères ont ordinairement pour les petites filles ; d’autant plus que « Neil Megson » enfant est sujet à de violentes crises d’asthmes qui l’empêchent souvent d’aller à l’école, ce qui l’obligera à prendre de la cortisone toute sa vie.  – CFT apportera donc souvent l’argent nécessaire au COUMménage, tandis que GPO cherchera à rendre son COUMfoyer harmonieux pour elle et ses COUMmensaux...  

 

*

 

    Commentant Jules et Jim dans un documentaire réalisé cinquante ans après le film de Truffaut, Jeanne Moreau :


    … Aujourd’hui, le spectateur voit davantage les sentiments homosexuels, qu’il y avait sans doute, et bien inconsciemment, entre Jules et Jim, que dans les années 60. On en oublie l’amour à force, l’amour a moins d’importance qu’il n’en avait alors. C’est un peu triste. Nos sociétés subissent une grande mutation, on en arrive au troisième sexe. C’est quelque chose de nouveau, dans le même temps cela fait aussi un peu peur, les mutations. Comme toutes choses nouvelles.

    C’est dommage qu’on soit moins sensible à l’amour, de nos jours. C’est important, l’amour. Se poser la question, est-ce qu’elle m’aime ? C’est essentiel. Jules et Jim, c’est ça. Cela parle de ça. Est-ce qu’il m’aime ? Est-ce qu’elle m’aime ? Est-elle heureuse ? C’est important de mettre cette question au cœur du couple. Et on voit ça dans le film de Truffaut. Même quand Catherine n'est pas là, elle y est. Jules et Jim se posent la question de ses sentiments pour eux et de son bonheur, mais avec des mots simples. C'est magnifique !...

 




[1] Pour avoir des précisions sur le Fernando Pessoa occultiste, lire la préface de Robert Bréchon, à propos du recueil de textes de Fernando Pessoa, Le chemin du serpent. Le chemin du serpent, Fernando Pessoa. Editions Christian Bourgois, 1991. 

[2] Roché « fait la connaissance de Picasso alors que celui-ci habite Montmartre, écrit Xavier Rockenstrocly dans sa thèse sur l’œuvre de ce dernier. Après avoir tenté d’apprendre à faire de la peinture, il apprend à la voir, à la reconnaître. Il achète sa première toile en 1900, à un savetier qui a représenté son échoppe sur la place du Tertre. Il écoute les artistes parler, les regarde peindre, il assiste en temps réel à l’éclosion de l’art contemporain. Cette passion pour la peinture ne quittera jamais Roché : il s’imposera pour son flair artistique, pour sa collection personnelle. Le dernier texte publié de son vivant Adieu, brave petite collection est consacré au bilan de cette aventure de plus d’un demi-siècle. C’est à ce titre qu’il sera connu, davantage que comme écrivain. C’est à ce titre aussi qu’il réussit à gagner sa vie. ». Xavier Rockenstrocly, Henri-Pierre Roché. Profession : écrivain. Thèse présentée par Xavier Rockenstrocly, sous la direction du Professeur Claude MARTIN. Université Lumière-Lyon II, 1996.  P. 24. L’auteur de Jules et Jim a aussi laissé un roman inachevé sur son amitié avec Marcel Duchamp, intitulé Victor.

[3] Henri-Pierre Roché, 4 octobre 1902.

[4] Les influences socialistes sur l’amour de Henri-Pierre Roché sont étudiées dans la thèse de Catherine Du Toit, Henri-Pierre Roché. À la recherche de l’unité perdue. Pp. 57-74. Catherine Du Toit, Henri-Pierre Roché. À la recherche de l’unité perdue. Université de Pretoria. 2005.

[5] Henri-Pierre Roché, Notes diverses 1902, le 31 juillet.

[6] “Notre corps n’est pas autre chose qu’un édifice d’âmes multiples.” Nietzsche, Par-delà bien et mal, “Des préjugés des philosophes”, §19 (in OPC, VII, trad. C. Heim, Paris, Gallimard, 1971) Il faudrait ici plusieurs livres pour étudier ce que les philosophes et les cultures ont appelé l’âme. Pour Nietzsche, l’âme est l’organisation de nos instincts dans notre corps. Pour les cultures premières, à toutes fins utiles, un séminaire de Claude Lévi-Strauss sur l’identité peut être consulté : L’identité, Lévi-Strauss. Ed. PUF, « Quadrige ». 1977.

[7] Lettre à Margaret Hart du 22 novembre 1902. Lire aussi, à ce propos, l’introduction de Catherine du Toit à sa thèse Henri-Pierre Roché. À la recherche de l’unité perdue.  



[1] Pour Gherasim Luca, on peut lire, à ce propos, Gherasim Luca, la biographie que Petre Raileanu a consacrée au poète roumain (ed. Oxus, 2004), mais surtout L’inventeur de l’amour (G. Luca. Editions José Corti, 2010). Aussi, de Gherasim Luca, chez le même éditeur, L’extrême-occidentale. Dans l’avant-propos de ce recueil, Luca s’exclamait : « Etrange Extrême-Occident dont les ermites vivent le rite des acides, jouent l’être à oui et à non et jouissent dans le sexe de leurs anges ! » - manière de dire que, en poésie, la question ontologique de l’être et le débat sur le sexe des anges a toujours cours. En matière d’hétérotélie amoureuse, on peut aussi se pencher avec intérêt sur l’œuvre de l’écrivain DH Lawrence, ses essais, ses textes prophétiques et notamment son roman mexicain Le serpent à plumes. Pour avoir une idée des œillères que la critique littéraire, stylistique et esthète peut avoir à propos de l’hétérotélie, on peut consulter DH Lawrence, le feu au cœur, la biographie qu’Anthony Burgess a consacrée à Lawrence (éd. Grasset, 1990) : évidemment, dans sa biographie, A. Burgess, l’auteur d’Orange mécanique, a du mal avec le ton prophétique de Lawrence comme avec son Serpent à plumes. On peut dès lors imaginer ce que Burgess aurait écrit sur les textes de Pessoa traitant d’occultisme, du mage sexuel Aleister Crowley ou du sébastianisme… De même, pour Henri-Pierre Roché, la critique s’est davantage tournée sur ses romans Jules et Jim et Deux Anglaises et le continent, tous deux adaptés au cinéma par Truffaut, que sur ses cahiers. Le parti-pris de la critique et du lecteur en général est largement autotélique : un écrivain doit, en somme, s’effacer devant son œuvre, que son je énonciatif macère dans le « Il était une fois » tel un dévot devant son fétiche. La question de savoir combien de moi a le dévot demeure encore proprement aberrante, l’art et la vie ne se mélangent pas (lire, à ce sujet, La poésie et la gnose d’Yves Bonnefoy).  

[2] Le Consul, Ralph Rumney. Editions Allia, 1999. P. 61.

[3] Cosey Fanni Tutti, Art Sexe Musique. P. 63.

[4] Le chemin du serpent, Fernando Pessoa (opus cité). P. 524. Il n’est, peut-être, pas besoin de présenter au lecteur le personnage de Cagliostro qui, au dix-huitième siècle, fit parler de lui dans toutes les cours d’Europe. Helena Blavatsky (1831-1891), elle, est une occultiste russe, membre fondatrice de la Société Théosophique, une association internationale encore en activité, prônant le syncrétisme de toutes les religions au nom d’une vérité supérieure. En 1921, René Guénon, un spécialiste des religions célèbre, avait fait paraître un réquisitoire contre Helena Blavatsky et la théosophie, intitulé Le Théosophisme, histoire d'une pseudo-religion, dans lequel il dénonçait notamment les relations de la société théosophique avec l’ordo templis orientis qui pratiquait la magie sexuelle et avait admis en son sein Aleister Crowley, alias 666. Pessoa avait, sans nul doute, lu l’ouvrage de René Guénon. 

[5] Occulturer : Mot-valise inventé par GPO. Fusion des mots "culte", "occulte" et "cultiver". Occulturer signifie donc : rendre accessible des pratiques occultes, passer d’un message ésotérique à un message exotérique, en somme vulgariser une pratique magique, la sortir de son élitisme, pour la transmettre aux masses.

[6] Le chemin du seprent, Pessoa. P. 528.

[7] Nonbinary (opus cité). Genesis P-Orridge, page 205.

[8] Art Sexe Musique, p. 167.

[9] Ibid. P. 170.

[10] Voir la photo du Pandrogyne, insérée précédemment. The Pandrogeny Project, Laure Leber..

[11] Les raisons pour lesquelles j’évoque ici le poète roumain Gherasim Luca et ses cubomanies, plutôt que la pratique du cut-up de Burroughs et Gysin pour GPO sont les suivantes : GPO n’a jamais élargi son champ d’influence poétique à d’autres horizons que ceux de la révolution culturelle américaine et il a tellement tenu l’encensoir au-dessus de l’œuvre de William Burroughs et de la sienne que c’en est proprement insupportable.  

[12] Ibid. P. 83. Spydee est un ami d’école de GPO et l’un des premiers membres de COUM. C’est avec Spydee qu’il a découvert l’œuvre de Burroughs et d’Aleister Crowley.

[13] Art Sexe Musique, p. 85.

[14] Nonbinary, p. 17.

[15] Genesis Breyer P-Orridge, Thee Psychic Bible, La Bible Psychique. Editions Camion Noir. Traduction Jean-Pierre Turmel. 2010. P. 591. (Comme on l’a vu précédemment, GPO emploie le nous pour parler de lui : c’est donc un nous d’ordre souverain et un nous qui inclut le lecteur).

[16] Lire, à ce sujet, « Troisième sexe social, atome familial et médiations chamaniques : pour une anthropologie holiste. Entretien avec Bernard Saladin d’Anglure ». Sur le site érudit, url. https://www.erudit.org/fr/revues/as/2007-v31-n3-as2313/018381ar/

 



jeudi 7 juillet 2022

suite 25 : Jules et Jim – First round

 

Jules et Jim, Truffaut (1962)



« Ainsi j’irai chez l’Avocat (je rêve). Je lui dirai : « Voyez Monsieur l’Avocat j’ai une femme qui refuse de rentrer au domicile conjugal. Qu’est-ce qu’on fait dans ce cas ? »

Il me répondra : « Ce n’est rien Monsieur le Pasteur et je vais vous faire un prix d’ami en tant que coreligionnaire. Vous n’avez pas eu de chance. J’espère que vous en aurez davantage désormais. »

À la sortie.

À la sortie de chez l’Avocat.

Érida m’attendait. »

 

Hélène Bessette, N’avez-vous pas froid

 



    Il faut en revenir là (antépénultième) aux débuts de la relation entre Cosey Fanni Tutti et Genesis P-Orridge : CFT, adolescente, est alors en conflit avec son propre père, un ancien soldat qui deviendra chef des pompiers. Celui-ci, distant avec elle, ayant toujours désiré un fils, n’accepte pas que sa fille poursuive des études après le lycée, et il choisit pour elle un emploi : CFT sera laborantine[1]. Puis, lorsque CFT décroche son premier travail, son père lui fait payer tous les mois sa chambre chez lui : sa participation au foyer familial et à ses traites. CFT, pour ne pas finir étouffée, sort donc, de soirées en concerts, à Hull et ses environs. C’est alors la période du Flower Power et de la contestation : la musique vient de San Francisco & New York, elle innerve l’esprit de la vieille Europe en commençant par l’Angleterre. CFT découvre alors que les femmes peuvent chanter leur volonté d’être libres : « Entendre des femmes comme Joan Baez, Joni Mitchell, Janis Joplin, Grace Slick ou Nico m’a fait l’effet d’une révélation. Elles chantaient le changement, leur monde et leurs émotions. J’avais l’impression d’avoir trouvé ma place. », écrit de cette époque CFT[2].

    CFT s’éclate donc, elle rencontre l’amour en la personne de Steve, et leur histoire se termine abrupto quand la voiture du jeune homme se meurt, pathétique, sur une route de campagne. Sur ces entrefaites, son père, de retour de vacances, s’aperçoit que sa progéniture a découché et, comme tout bon père, il la chasse en déclamant la parabole des vierges folles. CFT se retrouve, en conséquence, seule pour la première fois de son existence, vaquant de la chambre d’amis d’une copine en squats de potes. C’est à ce moment qu’elle rencontre, à l’entrée d’un acid test,  Genesis P-Orridge, l’impétrant de Poudlard avec sa branche de six ou dix pieds de long, qui la prend, comme il se doit, pour le cosmos. CFT en pince assez vite pour GPO, dont le visage efféminé de prince de contes des Mille et Une Nuits et la grande culture l’attirent, mais aussi déjà un peu désarçonnée rebutée surprise dérangée par son côté fils unique capricant capricieux, elle semble hésiter regimber : est-ce chaussure à mon pied, se demande-t-elle. GPO, à l’époque, dort dans une tente quechua, sous la table de la cuisine de John Krivine, le rejeton de l’une des familles les plus fortunées d’Angleterre, qui parie alors, comme Malcolm McLaren son contemporain, sur la bohème londonienne, pour créer Sex Pistol ou tout autre mouvement capable de déplacer les foules, comme, jadis, Moïse dans le désert du Sinaï. Lorsque John Krivin choisit d’acheter un entrepôt désaffecté pour y loger sa bohème, il omet naturellement d’en parler à la tente quechua qui réside dans l’une de ses cuisines, et GPO, mis sous la touche, se retrouve à devoir partager la chambre d’un squatter élu, John Shapeero, qui, généreusement, l’accueille…

    John Krivin mettra en garde CFT contre le narcissisme de GPO, mais celle-ci acceptera de vivre avec lui dans le nouveau squat, après qu’elle a perdu son travail. C’est donc moitié par nécessité, moitié par fascination et amour que la jeune anglaise se laissera emporter par la spirale GPO.

    Le jeu, ici, n’est pas clair, mais l’a-t-il jamais été un jour ? Tous les sentiments, des plus nobles aux plus vils, sont constamment mêlés. Il n’y a que chez Truffaut que Jules et Jim suivent innocemment Jeanne Moreau.

 

  

    



[1] « Quitter l’école et trouver du travail, c’était la seule possibilité qui s’offrait à moi. J’ai cherché un poste de technicienne de laboratoire, la carrière à laquelle Papa m’avait destiné en l’inscrivant en toutes lettres sur la première page de mon carnet de correspondance. » - Art Sexe Musique, Cosey Fanni Tutti, p. 42.

[2] Ibid. P. 49.