mercredi 1 novembre 2017

Martingale VI

Mark Lombardi, George W. Bush, Harken Energy, and Jackson Stephens,
c. 1979–90
 (fifth version), 1999, graphite on paper, 24⅛ × 48¼ inches.



Martingale du révolutionnaire


Image associée
                                Triangle bleu,
                                ici :
         
          [1]




Regardez au loin
les eaux bleues
du Léthé descendre
les gorges    le défilé
des hounsis
à la recherche
de leurs Loas [2]
telles paupières
arrachées
sur des cadavres
d’insurgés en Chine
afin que les « terroristes »
voient mieux
la dernière image
rétinienne
le dernier souffle
le miroitement
des eaux
                                   du Léthé
             
À l’opposé des stèles, des bornes  des
nombrils du monde,
les traces allègres des maîtres du globe
leur contrepoint Barbarie mis en carte heuristique sur un tableau de Mark Lombardi :



- Détermination des infos et de       - Évolution de leurs tailles         - Construction de leurs
l’ordre des relations financières,     et de leurs rôles dans l’intrigue.  liens et de leurs orbites 
politiques, sociales ou amicales,                                                     – blanches, le sang coulant
pour l’étude d’un scandale politique.                                  à verse, à l’endroit des paupières.



Tableau de Mark Lombardi



Les martyrs sont attachés debout contre des murs, les yeux décillés, afin d’effrayer les ennemis de l’empire :
Optimates contre Populares depuis la République
romaine et ses lustres ;
voyez l’image.

         Telle ou telle structure narrative de Lombardi clouée au mur,
         représentant flux et reflux dynamiques,
                   Le fleuve Léthé
                   coulant des Enfers
                   et charriant Spartacus, les frères Gracques, Robespierre, Saint-Just ou Gracchus Baboeuf.

                   (Le lieu ‘Enfer’ est ici nécessairement convenu – comme s’il n’y avait qu’une seule voie possible aux eaux, leur aboutissement
nécessaire jusqu’à la mer.

L’écoulement hydrographique doit suivre sa pente univoque,
nulle autre ligne de séparation des eaux ne devra apparaître,
le Cerbère y veillera.)

Or,
derrière les cimarrons blancs Spartacus, Robespierre
et Saint-Just,
dans le lit du fleuve léthal,
         hurle la tête décapitée de Dutty Boukman,
         hurle le prêtre vaudou Dutty Boukman au Bois-Caïman,
         plus loin et plus fort que la foule parisienne
         lors du siège de la Bastille[3].
            Vous nous l’avez si bien appris, le
 sale métier des plus forts,
                                qu’à la fin nous y passerons maîtres,
   Nous les aurons, les cœurs sonnants,
   les fronts battants,
   les yeux pleins d’images atroces comme des
remords.

         « Esclaves marrons, crie l’houngan Dutty Boukman, dans un ressac du Léthé évoquant une plaine située au nord de Saint-Domingue,                  
que votre peau soit noire ou blanche,                  [Et il a parlé d’une voix
         libérez-vous en libérant vos frères du joug des maîtres.              [vieille de
                                                                                               [plusieurs siècles
Où que vous soyez,                             [Et il a souri d’une étrange manière
         quelques soient l’époque et le milieu où vous vivez,
         vous êtes des hounsis,                          [Et ses lèvres charnues couleur nuit
votre chair est vaudoue,
Haïti est aujourd’hui le nom du monde nouveau.
       [Ont parlé de la détresse de notre peuple
         Buvez avec moi le sang du cochon noir
         pour animer le Loa Révolution ! »      
[Et un sentiment familier m’envahit.

Et Bakounine de repartir :
« Trinquons à la destruction de l’ordre public       [Tout ce sang
Et au déchainement des mauvaises passions. »    [répandu
                                                                  [vint nourrir l’Internationale.

     À l’opposé des stèles et de la 
     colonne Vendôme,
Regardez regardez les eaux bleues du Léthé   les Communards français
tel miroitement des eaux                                voulaient ériger un
qui nous donne l’image                                   « Monument de la  Barbarie ».
du fleuve, la direction qu’il                             Cette borne aurait rappelé
prend en                                                         l’Histoire des répressions
un détour : les bords du                                   du peuple, en remontant au
fleuve, pour ceux qui y sont immergés,           Premier empire.
apparaissent sous la blessure d’un   

                       
         coiel



   Comment, se demande, lors, le révolutionnaire, comment sortir la tête du Léthé ? Comment respirer hors de l’eau, moi et les miens ? Comment surnager jusqu’à la berge ?
Relève-toi, tance la sœur
à son frère de peintre couché à terre,
Mets-toi debout !

Tu n’as rien d’un chevalier noir
fuyant à l’étranger la tyrannie d’un roi,
ta mélancolie n’a pas de fondement.

Relève-toi, mets-toi à l’œuvre.
Dehors, le soleil poursuivra sa course
avec ou sans toi !

 Image associée Éternel retour, les eaux bleues du Léthé,
le défilé des hounsis, au loin, à la recherche de leurs Loas,
telle ou telle carnation ou chatoiement d’un lacis,
l’infusoir des insurgés sur des eaux croupies, au bord du fleuve.
                  

Même Ulysse retrouve la mer
On pourrait prendre sa rame pour une aile


           Or, cent ans après l’appel à la Révolution haïtienne de Dutty Bookman
           au Bois-Caïman, naît, à El Hamma, le jeune Tunisien Muhammad Ali.

           À la mort de sa mère, l’enfant est recueilli par sa sœur à Tunis et il va à
           l’école coranique.

           Muhammad Ali fondera, en 1924, le premier syndicat tunisien, la  
  Confédération Générale du Travail Tunisien.

  À dix-huit ans, Muhammad Ali passe le permis de conduire et il devient
  ainsi l’un des premiers Tunisiens à pouvoir conduire des voitures à     
  moteur.

Cherchant toujours à préciser le sens
du mot de gauche et l’usage qu’il est                       Muhammad Ali devient ainsi
possible d’en faire, il est de la plus                         le chauffeur du consul d’Autr
grande importance de remarquer                            riche à Tunis et il se lie au mo
maintenant qu’un homme politique                        uvement des Jeunes Tunisien
révolutionnaire – c'est-à-dire le seul                       s, un mouvement  réformateu  
type d’homme en qui le penseur et                          r nationaliste revendiquant
l’homme d’action coïncident en                              l’égalité politique et sociale
principe – a le devoir, et d’ailleurs                         pour les Tunisiens face au
se trouve dans la nécessité de compter                     protectorat français.
avec les traits de gauche ainsi semés
dans l’éventail des formations politiques                En février 1912 à Tunis, un j
et des idéologies, des groupes divers, et                    eune enfant est accidentellem
même des attitudes individuelles.                           ent percuté par un tramway c
                                                                            onduit par un Italien ;
Le récit laisse une place à une nostalgie,              il s’ensuit une émeute un rêve de retrouvailles, de
l’intériorité que recèle la chair, réclamant le droit pour les Tunisiens de pouvoir conduire des tramways et
de l’intériorité vers l’extériorité que figurent       l’arrêt de la politique de discrimination contre  
les étoiles de mer dégorgeant au soleil                  la population indigène.                          Le mouvement Jeunes
leurs viscères.                                                      Tunisiens sert d’intermédiair
e dans les pourparlers avec la
L’éternel retour n’affecte que le nouveau, c'est-à-dire ce qui est conduit sous la
 société française des  tramwa
condition du défaut et par l’intermédiaire de la métamorphose. Mais il ne fait
ys, la Compagnie des tramw
revenir ni la condition ni l’agent ; au contraire, il les expulse, il les renie de toute
 ays de Tunis. L’administrati
sa force centrifuge. Il constitue l’autonomie du produit, l’indépendance de l’oeu
on française est rapidement
vre. Il est la répétition par excès, qui ne laisse rien subsister du défaut ni du de
 débordée par les événements
venir égal. Il est lui-même le nouveau, toute la nouveauté.
 et une campagne de répression est menée, qui pousse les membres du mouvement Jeunes
Même couchée à même le sol,                                 Tunisiens à l’exil.
même recluse,
la chair se révèle.
Nous cherchons donc à la cacher
mais, en la cachant,
nous nous cachons nous-mêmes,
comme fit Protée avec le roi de Sparte,
Ménélas, à son retour de Troie.
                                                        Après son départ pour Constantinople, on retrouve Muhammad Ali  à Tripoli en tant que chauffeur de la voiture d’Enver Pacha. Le chef turc Enver Pacha mène, quant à lui, une guérilla en Lybie contre l’armée italienne.

Il faut alors faire croire à l’esprit,
par un écheveau compliqué de paravents,
de portes et de vêtements portés ou non en hâte,
qu’il y a des degrés à gravir,
pour arriver au sanctuaire 
le plus tard possible,
pour attraper Protée au vol, le plaquer au sol          Enver Pacha est l’un des
et le forcer à nous révéler notre destin.                    chefs nationalistes turc à
Là, avec le temps,                                                 l’origine du mouvement
nouveau Ménélas sur l’île de Pharos,                     panislamiste et du génocide
à force de discipline, parvenu au Sein des seins,     arménien.
nouvel alchimiste orphelin,
rompu à la lecture des grimoires jabiriens,
parvenu au Grand Œuvre,
l’on découvre qu’il n’y a RIEN,
que l’œuvre au rouge n’est précisément RIEN,
que Protée n’est rien d’autre                                 
que notre propre Chair,                                           
que Protée est la Chair,                                        
le cul, les viscères,
tout ce qui nous est,
tout ce qui nous a toujours été
un objet de honte.                                                  Quelle République Diogène
Alors, comme le roi de Sparte,                               a-t-il écrit ? se demande le
nous repartons chez nous,                                      philosophe.
nous quittons l’île de Pharos,
déçus, désappointés
après un long voyage,
et taisons
le secret le mieux gardé au monde ;                                     Une pensée d’Afrique
l’important étant de faire bonne figure.                  habitait un grand arbre triste
                                                                            et solitaire et scellait l’alliance  de ta sève à la fièvre des Antilles.

                                      Il y eut
Il y eut
On trouve
Il y eut
Ici
Des traces
Les reliques
Un instant passant
Comme rêve
Ici et là
Un instant
à travers le miroitement des
eaux bleues du Léthé
pour le Peuple Roi
Jusqu’aux Solon Platon et Sieyès
imposant à nouveau une élite
Jusqu’à ce qu’ils affirment
contre les Boukman et le Loa Révolution,
contre le Vaudou, 
que la souveraineté du peuple n’est qu’un mot.
                           
        

« Et moi, je dis qu’à mesure que                       Mais comment faire rentrer
l’on s’éclairera, la notion de souveraineté         la souveraineté dans de « justes 
rentrera dans ses justes limites. », déclara        limites » ? Quelle démocratie
ainsi Sieyès devant la Convention,                    peut se satisfaire de la mesure ?
après la chute de Robespierre.                           Même l’esprit des Lumières, 
                                                                            s’il veut se développer, doit boire 
                                                                             le sang du cochon noir avec
                                                                             Dutty Boukman.

 Image associée
Le 17 septembre 1870,
l’anarchiste Bakounine
est arrêté par des gardes nationaux
dans la salle des pas perdus
de l’hôtel de ville de Lyon.
Le révolutionnaire russe est libéré,
quelques heures plus tard, par des ouvriers insurgés,
et quitte précipitamment Lyon pour Marseille.
̶  « Les pas perdus ? Mais il n’y en a pas. »,
répondra, plus tard, Nadja à Breton. 
Tout pied posé dans une antichambre
ouvre l’espace,
comme un ru à l’aune des étoiles.

Décillant le ciel de sa main
un vieux Juif, pour se chauffer,
jette au feu les livres de justice du Tsar,
dans un palais de Moscou, en 1917.
Le vieux juif s’écrie alors :
 « Les lois brûlent. »

À la fin de la première guerre mondiale,
Mohammad Ali fuit en Allemagne avec Enver Pacha
et il part seul à Berlin pour étudier l’économie,
l’organisation des coopératives ouvrières
et l’histoire du mouvement syndical.
Il suit encore Enver Pacha à la Conférence de Bakou,
réunissant les pays du Tiers-monde
en vue de leur libération.
Il revient en 1924 à Tunis et se retrouve
mêlé à la grève des dockers tunisiens,
revendiquant un salaire indigène
équivalent à celui des Français.
Devant l’impéritie de l’appareil colonial
de la CGT et le racisme des délégués syndicaux français,
Muhammad Ali crée alors la première
fédération syndicale tunisienne, la CGTT.

Le  5 février 1925, Muhammad Ali
est arrêté et condamné à l’exil.
Muhammad Ali ne verra pas
l’indépendance de la Tunisie en 1956
ni les remous du Printemps arabe
et la répression des manifestations
par le gouvernement d’Essebi,
après son élection en 2014.

̶  Les pas perdus ? Mais il n’y en a pas.
La pierre sillonne
comme un ru à l’aune des étoiles.


Image associée 



Citations :

Walter Benjamin, Jean Métellus, André Malraux, Mark Lombardi, Victor Serge, Elaine [Brown] (The Black Panthers), Bakounine, Franz Mehring, Gerhard Höpp, Louis Zukofsky, Dionys Mascolo, Michel Koch, Gilles Deleuze, Jacques-Henri Michot, Nadja  
  



[1] Liasse « k » du manuscrit de Walter Benjamin pour Paris capitale du XIXème siècle. Dans cette liasse, qui a donné à Benjamin le chapitre sur la Commune de Paris, le triangle bleu symbolisait l’éternel retour.
[2] Dans le vaudou haïtien, le hounsi est le nom de l’initié, celui qui est protégé par un Loua (un esprit). Lors de l’initiation, le hounsi, possédé par son Loua, est censé mourir pour renaître dans le Loua choisi.
[3] Dutty Boukman était un « hougan », un prêtre de la religion Vodou de Haïti.
Il organisa le 14 août 1791 la cérémonie du Bois Caïman, qui permit le soulèvement général de Haïti.
Au moins 161 sucreries et 1200 caféières brûlèrent dans la nuit du 22 au 23 août et mille esclavagistes furent exécutés.
Dutty Boukman mena l’attaque du Cap et fut tué.  On le décapita et on exposa sa tête en espérant décourager les révoltés, mais 12 ans plus tard, les anciens esclaves proclamaient leur indépendance. Le point d’inflexion de la révolution haïtienne, à l’origine des révolutions pour l’indépendance des nations du Tiers-monde, est donc vaudou ; nous avons là le point invisible dans l’œil de Marx.