jeudi 22 décembre 2022

DEUX TANNERIES - suite 30 – Renée

 

Chateaubriand, Les Natchez.
René observant l'Indienne Céluta et son frère dans leur cabane.



                                                                                                    « Considérant la nature du droit indien sur les terres,

                                                                        l'étendue de leur droit d'aliénation doit dépendre des lois du dominion

sur lequel ils vivent. Ils sont soumis à la souveraineté des États-Unis.

Leur sujétion dépend de leur résidence sur notre territoire, et celle-ci se trouve sur

notre juridiction.  Il est inutile de démontrer qu'ils ne sont pas des citoyens au sens

courant du terme, puisqu'ils sont dépourvus des droits les plus essentiels

qui appartiennent à ce caractère. Ils sont de cette classe dont les juristes disent

qu'ils ne sont pas des citoyens, mais des habitants perpétuels

avec des droits affaiblis. »

 

Affaire Johnson contre McIntosh,

Cour Suprême des Etats-Unis, 1823



    Il va, bien sûr, m’être difficile de comparer, de façon concluante, le René de Chateaubriand avec la Renée de Célia Lévi, mais, souvent, il arrive que deux images de nature différente offrent, lorsqu’elles se rencontrent, des résultats inattendus. Pourquoi n’en serait-il pas de même en littérature ? On connaît, bien sûr, de René ce que l’histoire littéraire en a dit : René, comme Werther de Goethe, est l’expression de ce qu’on a nommé, dans le courant du XIXème siècle, le « mal du siècle »[1]. Dans ces deux chefs d’œuvre du premier romantisme, nous avons affaire à deux jeunes hommes dont le passage à l’âge adulte est, pour le moins, difficile. Pour Renée, dans Les Insoumises de Celia Levi, aussi, à la différence près que ce personnage contemporain ne pleure pas, comme ses prédécesseurs, une désillusion amoureuse dès l’incipit du roman. Renée est bien tout le contraire d’une héroïne désenchantée ou mélancolique au commencement de sa vie d’adulte ; elle est, même, toute joie spontanée, une irrépressible envie de vivre et de jouir de tout ce que la vie offre d’heureux se dégage d’elle dès les premières pages des Insoumises. Il n’y a même aucun point noir ni aucune fêlure, tandis qu’elle quitte ses parents afin de poursuivre des études d’art à B. en Italie, où son oncle et sa tante l’attendent pour la loger. Renée, comme son amie Louise avec qui elle entretient une relation épistolaire, a toute la vie devant elle.

    Si le René de Chateaubriand, lui, part en Amérique, c’est par dépit amoureux et dégoût de l’existence. René, comme on sait, est dévoré par la passion amoureuse qu’il a pour sa jeune sœur Amélie. C’est un personnage racinien : l’inceste le ronge comme il rongeait Phèdre. Absolument rien à voir, donc, avec Renée. Et si je persiste dans mon erreur de les rapporter l’un à l’autre, c’est peut-être parce que tous les deux quittent volontairement leur pays pour tenter l’aventure ailleurs. Mais, là encore, les raisons et prétextes de partir en Amérique et en Italie sont totalement différents, puisque l’une nation est toujours considérée comme le berceau de notre civilisation et l’autre était encore un monde nouveau pour l’Europe, au début du XVIIIème siècle. Bien évidemment, il était aussi plus dangereux de partir en Louisiane, alors une colonie française, comme René l’a fait, que, de nos jours, dans une ville italienne. D’ailleurs, René ne vit pas longtemps dans le roman de Chateaubriand, il se fait même bien vite massacrer par les Indiens (à ce sujet, Les Natchez de Chateaubriand, dont René est tiré, nous en apprennent davantage sur les circonstances de la mort du jeune homme, même si le style épique dont Chateaubriand a farci sa courte saga est, pour le moins, pénible). Ici, je fais comme s’il n’y avait pas eu d’Histoire ou qu’aucun événement n’ait eu cours en presque trois siècles : je compare sur un même pied d’égalité René à Renée, et un Indien Natchez ayant vécu avant 1729 à un Italien de nos jours, malgré la distance et les siècles. Il s’agit donc d’une expérience de pensée.

    Voici donc, résumé en quelques mots, le début de l’histoire de René, tel que Chateaubriand l’a raconté dans Les Natchez : Débarquant, comme un cheveu sur la soupe, en Louisiane dans la tribu des Natchez, l’inconsolable et jeune et beau René est adopté fissa, comme un fils, par Chactas, un vieillard aveugle qui est aussi un chef indien respecté pour sa sagesse. Chactas a lui-même fait un voyage en France dans sa jeunesse, et il a été accueilli à Versailles par le Roi Soleil, non sans avoir, auparavant, goûté du bagne à Toulon. Son séjour en France l’a aussi laissé, quelque peu, perplexe sur notre condition et notre soi-disant liberté d’action et de mouvement.  

    Dans Les Natchez de Chateaubriand publiés en 1872, le récit de la France, que fait Chactas à René, par l’ironie qui s’en dégage, évoque les dialogues du chef huron Kandiaronk que l’écrivain Lahontan publia en 1703 avec ses mémoires. Dans Au commencement était… et Les pirates des Lumières, David Graeber affirme que ces dialogues de Kandiaronk avec Lahontan peuvent non seulement être authentiques mais qu’ils ont aussi, vraisemblablement, servi de modèle à la critique que Rousseau a fait de la société de son temps, comme à L’ingénu de Voltaire[2]. Il s'agit, en somme, de décoloniser la philosophie des Lumières.

    Comme les trois « sauvages » que Montaigne rencontra à Rouen à la cour de Charles IX, Chactas, après Kandiaronk, s’étonne ainsi de la grande misère dans laquelle le peuple français peut se trouver, alors que leur chef Louis XIV se pavane à Versailles au milieu des richesses de ce monde, et sans en être inquiété. Tous les Indiens, ayant fait le voyage en Europe, ont, à peu près, tenu le même discours, affirment, à ce sujet, Graeber et Wengrow. Dans « Les Cannibales », l'humaniste Montaigne semble donc avoir très bien compris les propos des Indiens, malgré les difficultés de traduction qu’il évoqua.

    Les différences dues à la fortune ou au rang pouvaient certes exister chez les Indiens, mais elles n’étaient pas aussi injustes ni aussi visibles qu’en France, et l’indigence causée par la pauvreté n’existait pas chez eux, sinon une indigence partagée de tous – donc, naturellement, moins pénible à supporter. Ainsi, si Chactas est un chef vénérable, il habite une cabane aussi simple et rustique que celle des autres Indiens de la tribu Natchez (Chateaubriand connaissait son sujet).

    Le vieux Chactas accueille donc René comme son propre fils, son hospitalité envers lui est absolue. Kandiaronk lui-même semblait souhaiter en faire autant avec Lahontan : à la suite de son dialogue, ce chef huron cherchait à convaincre le Français de vivre chez les Indiens : « si Lahontan décidait d’embrasser le mode de vie amérindien, il s’en trouverait bien plus content, passé un petit temps d’adaptation. », a-t-il pu lui avoir déclaré[3] ; ce qui était vrai : comme le montrent Graeber & Wengrow dans Au commencement était…, les conditions de vie étaient alors plus douces et plus clémentes chez les Indiens que sur le continent, les contraintes liées à la vie quotidienne étaient alors moins nombreuses donc moins pénibles qu’en France, puisqu’elles n’étaient pas affectées par la recherche d’argent ou par un travail journalier pour une solde ou pour un maître. Nombre de Français ont donc, jadis, choisi de vivre et de mourir sur le sol indien, plutôt que de retourner dans leur patrie. Dans « Les Indiennes de Chateaubriand », l’historien québécois Antoine Roy expliquait à ce sujet : « Les Indiens en définitive, et quelques individualités mises à part, ne se francisèrent pas. Ce furent plutôt les Canadiens qui s’indianisèrent. »

    Mais René, tout à sa passion morbide pour sa sœur Amélie, n’entend pas la grande générosité de Chactas, pas plus qu’il n’entend l’humanité du peuple indien derrière son accueil. Toute la tragédie du roman de Chateaubriand est là. Pour reprendre le titre d’un livre d’Henry Miller qui se situe en Floride, à Big Sur où l’écrivain américain a terminé sa vie : René est un diable au paradis, puisqu’il est incapable de goûter au bonheur quand il se trouve sur la route.



    Aux antipodes, donc : dans Les Insoumises de Celia Levi, l’accueil de Renée en Italie par son oncle et sa tante reste très superficiel ; à peine arrive-t-elle qu’ils s’en vont pour un court séjour au Moyen-Orient. L’hospitalité ici n’est pas absolue, comme elle a pu l’être chez les Indiens, mais elle est réduite à un statuquo. D’ailleurs, lorsqu’ils sont là par la suite, elle ne les voit quasi jamais : « Je devrais chercher un logement, écrit-elle à Louise quelques jours après son arrivée chez eux, mais l’appartement de mon oncle et ma tante est tellement spacieux que je n’entre pas par la même porte qu’eux et il est muni de deux cuisines ; si bien que j’ai un appartement pour moi toute seule, j’ai même un petit bureau. »[4] Renée possède donc à son arrivée tout le confort moderne, mais l’humanité en moins. On est, dans l’Europe du début du vingt-et-unième siècle, au degré zéro de l’hospitalité. Un tel degré zéro se retrouve, dans tous les romans de Celia Levi, dans l’accueil ou l’invitation que les parents réservent à leurs enfants : les échanges sont réduits à portion congrue. Ainsi du jeune peintre d’Intermittences, lorsqu’il retourne voir sa mère, celle-ci ne remarque pas qu’il est tombé malade, tout accaparée qu’elle est par un concours tv cuisine qu’elle veut remporter. Dans La Tannerie, Jeanne, se croyant intégrée dans le monde parisien, a, quant à elle, honte de ses parents cultivateurs en Bretagne. Chez Celia Levi, la famille moderne est ainsi réduite à un squelette, il lui manque la chair. 

    Nous sommes en septembre 2006, à la rentrée de B. qui est une ville étudiante italienne, et Renée ne sait pas encore à quels cours elle va s’inscrire. Elle ne comprend d’ailleurs pas comment s’inscrire pour un diplôme, puis elle hésite entre un cours de cinéma ou d’arts plastiques, « car c’est un bon moyen pour rencontrer des gens qui auront les mêmes centres d’intérêt que moi et il faut bien occuper ses journées. » La rentrée de Renée en Italie ressemble, en un sens, à celle de la jeune Betty dans le film de David Lynch Mulholland Drive. Comme Betty débarquant à Hollywood, Renée a des envies de cinéma, et, comme elle, elle se trouve dans l’appartement qu’une tante lui a prêté avant de s’envoler pour d’autres contrées. Très vite pourtant, Renée se sent seule et elle l’avoue par écrit à son amie Louise, puisque son oncle et sa tante la laissent seule et qu’il n’y a pas, autour d’eux, de vie de famille, ni communauté ni amis. Louise, quant à elle, écrit à Renée qu’elle envisage d’emménager à Paris avec H., son compagnon ; elle lui avoue pourtant ne pas l’aimer : « Je vais vivre avec lui puisque nous l’avons décidé, affirme-t-elle. Je ne reviens pas sur mes décisions. En fait, H. m’est tombé dessus. J’étais trop jeune pour l’ignorer. »[5] H., pour Louise, est donc une erreur de jeunesse. Renée, quant à elle, n’imagine pas connaître le bonheur de vivre avec un homme qu’elle aime ; elle écrit ainsi à son amie et confidente : « je serais très déçue que vous n’habitiez pas ensemble car je comptais sur toi comme sur un cobaye, pour savoir ce qu’est vraiment la vie de couple, je suis, en effet, persuadée de ne jamais y goûter. » Renée, naturellement, se trompe. Au sortir d’un cours de cinéma, elle se fait une amie de Francesca, une jeune artiste peintre italienne dont elle n’apprécie pas les tableaux, mais qui, contrairement à elle, produit quelque chose et parviendra, peu à peu, à se faire connaître. Avec elle, la Française rencontre bientôt des étudiants et sa vie change progressivement. Lors d’une séance à la cinémathèque, l’un d’eux l’aborde et elle couche avec lui dès le premier soir. Puis c’est le tour de Saverio, un jeune cinéphile qui lui montre des films. Saverio, naturellement, profite du départ de Renée, lors des vacances de Noël, pour sortir avec une étudiante suédoise : « Quand j’ai dit à Saverio ce que je pensais de sa courgette hollandaise, raconte-t-elle par la suite à Louise, il a ri et m’a rétorqué qu’il avait besoin de vivre des expériences, qu’elle était reposante contrairement à moi, car elle était silencieuse. Sa relation avec moi, a-t-il ajouté, ne devait en aucun cas en être modifiée, nous n’avions pas signé de contrat d’exclusivité. J’ai par conséquent rompu, enfin le mot est un peu fort car nous n’avons jamais été ensemble, je lui ai donc dit qu’il valait mieux rester juste amis. Il n’était pas content, il m’a traitée de petite bourgeoise, nous avons néanmoins passé toute la journée et la nuit ensemble. »[6]

    Ce type d’attitude libertine entre Renée et Saverio ne devient courant qu’après les années 60 et la révolution sexuelle – ici la périphrase de Saverio « contrat d’exclusivité », qui se rapporte peu ou prou au mariage ou au PACS, est d’une ironie savoureuse, qui fait du corps de l’homme une propriété à laquelle l’institution des liens amoureux donnerait des droits sur un autre corps ; une variante, en somme, du contrat de travail actuel. En tout cas, à l’époque où René se situe, un tel échange entre une jeune femme et un jeune homme nous paraît très improbable. Dans l’Europe du XVIIIème siècle, de tels propos sont en effet rares, sauf dans la bouche de Don Juan ou de Choderlos de Laclos qui furent, en leur temps, censurés, mais pas dans le Nouveau Monde, ni même dans la tribu des Natchez dans laquelle notre héros, précurseur du romantisme, couve sa sublime névrose. Dans "Les Indiennes de Chateaubriand", l’historien canadien Antoine Roy se demande à ce propos : « Ces tendres mères, ces charmantes compagnes étaient-elles aussi chastes, aussi vertueuses que l’assure le grand écrivain Chateaubriand ? Il paraît bien que, du nord au sud, chez toutes les nations américaines, le libertinage était quasiment de règle. Dès le plus jeune âge, une liberté complète présidait aux relations entre les sexes. […] La liberté aurait plutôt existé avant le mariage qu’après. Les facilités de ces éducations sentimentales auraient, nous dit-on, garanti la fidélité des unions légitimes. Chez les nations indiennes, on savait d’ailleurs ce que c’était que des courtisanes. Le baron de La Hontan [Lahontan] ne nous l’a pas laissé ignorer et Chateaubriand s’en est souvenu. »[7]

     Loin du joug chrétien, la parité homme-femme était à peu près établie chez les peuples indiens, ce que Chateaubriand n’ignorait pas. Et si le libertinage semblait d’usage avant le mariage dans le Nouveau Monde, c’est que l’égalité sexuelle provenait du système  matrilinéaire : la femme, reconnaissant seule les enfants qu’elle mettait au monde, elle avait alors les mêmes droits que son mari sur sa descendance : les femmes étaient donc à peu près aussi libres de disposer de leur corps que les hommes. Dans Les Natchez, Chactas l’avoue à René, lorsque défile devant eux la Première femme de sa tribu, qui tient à la main son fils : « Elle se nomme Akansie, explique Chactas à René ; nous l’appelons la Femme-Chef : c’est la plus proche parente du Soleil, et c’est son fils, à l’exclusion du fils même du Soleil, qui doit occuper un jour la place de grand-chef des Natchez : la succession au pouvoir a lieu parmi nous en ligne féminine. »[8] Renée est donc plus indienne qu’européenne ; c’est, en tout cas, ce qu’auraient pu affirmer Graeber & Wengrow dans Au commencement était…, en confrontant l’éthos des Indiens du Nouveau Monde à celui de leurs colonisateurs : nous sommes, répétons-le, actuellement, plus proches des mœurs des Indiens, même si notre ordre est toujours régi par des institutions jésuites qui se donnent des airs de démocratie pour nous amadouer.

    Plutôt que René, ce doit être Céluta, la jeune nièce de Chactas, qui doit être proche de l’étudiante Renée, par le droit qu’elle a de disposer de son corps comme elle l’entend, puisque les principes indiens le lui permettaient alors. Chateaubriand, là, n’a pas fait œuvre d’historien, la jeune femme est vierge, et, dès le début, celle-ci, qui vient de perdre sa mère, n’a d’yeux que pour le proto-romantique René. Chateaubriand déclare à son propos dès les premières pages des Natchez : « Ce n’était point encore une femme malheureuse, mais une femme destinée à le devenir. On aurait été tenté de presser cette admirable créature dans ses bras, si l’on n’eût craint de sentir palpiter un cœur dévoué d’avance aux chagrins de la vie. »[9] Chateaubriand invente donc... Céluta n’est pas proche de la Renée de Celia Levi, elle ne semble pas vraiment non plus être une Indienne de la Louisiane du XVIIIème siècle, c’est la victime d’une tragédie de Racine, comme René : soit un fantôme littéraire, une fiction de personnage destinée à rassurer le lecteur français du dix-neuvième siècle, qui aurait difficilement admis qu’une telle liberté sexuelle fût possible dans un livre, et l’Eglise se chargeait alors de la mise à l’index d’ouvrages que son préconscient refoulait. Céluta est donc une oie blanche. En outre, dans René, elle n’apparaît pas, même si elle est désormais mariée avec le jeune Français et qu’elle a eu une fille avec lui ; sa fille se nomme Amélie, le prénom de la sœur de René  ce que Céluta ignore, comme elle ignore les sentiments de René pour sa sœur (le jeune Français, naturellement, ne lui fera son coming out que dans une lettre qui lui sera adressée après sa mort, lors du massacre du fort Rosalie par des sauvages qui souhaitaient récupérer leurs terres et se contrefichaient du "mal du siècle" dont notre héros national souffrait, paraît-il, déjà). Non seulement, la jeune Indienne Céluta est uniquement évoquée dans René de Chateaubriand, mais il faut que Chactas et le père Souël, un vieux missionnaire jésuite, rappelle au jeune romantique, après sa confession, qu’il a des devoirs conjugaux envers elle : en somme, la vie continue, et il est maintenant père de famille, cela serait gentil pour lui d’assumer son rôle. Par contre, oui, pas plus que Renée dans Les Insoumises, Céluta n’a eu de chance en amour. René, par son ingratitude, a même réussi à ce qu’elle se tue, après lui : une forme de lévirat romantique, en quelque sorte.

    Par la suite, Renée se sert de sa liaison passagère avec Saverio pour approcher l’étudiant Paolo. Son affaire fonctionne : Paolo semble épris de Renée au moment où le mouvement contre le Contrat Première Embauche prend forme en France. Début mars 2006, son amie Louise, qui est une militante marxiste chevronnée, lui relate, dans une lettre, l’occupation de la Sorbonne, à laquelle elle a participé, et elle l’enjoint de revenir à Paris pour manifester avec elle. Mais Renée n’en a cure, elle a, elle, un combat autrement plus difficile à gagner : celui que Paolo ne cesse de succomber à ses charmes ; Renée confie ainsi à Louise : « le matin mon visage est tout chiffonné, mon teint est gris, ma bouche pâle est comme effacée, mes yeux ressortent comme deux billes tellement ils sont gonflés, il me faut un temps infini pour décongestionner mes yeux, pour que mes traits se remettent à leur place, je dois user de toutes les ruses pour faire apparaître mon teint frais et ma bouche rosée. C’est ma petite guerre à moi. Tu sais, dans la superficialité, il y a une gravité et une profondeur que tu n’imagines pas et que tu as tort de dédaigner. » Puis, elle se sert d’un argument d’auteur pour se justifier : « Après tout Proust consacre au moins cinquante pages pour décrire la robe d’Albertine. Une coiffure, une toilette peuvent évoquer un monde, au même titre qu’une poésie ou un air de musique. »[10]

    Selon Renée, les combats de l’amour et de l’art valent, en somme, tout autant que les combats du peuple. Elle part, après cela, quelques jours en escapade avec son amant visiter Florence et la Toscane. Revient à B. avec lui, assume le quotidien, poursuit une semaine en Ligurie sur la côte méditerranéenne : « Ce qui est absolument merveilleux en Ligurie, décrit-elle à Louise, c’est ce mélange de collines à la végétation luxuriante, de falaises et de mer. Ces trois paysages se superposent toujours de façon harmonieuse. La lumière, beaucoup plus pâle qu’en Toscane, confère au paysage un ton pastel qui invite au repos et à la rêverie. »[11]

    Peu à peu se déroule dans Les Insoumises, au fil des lettres de Renée à Louise, une dialectique du rêve et de la réalité. Renée se pose la question suivante, qui est universellement humaine : comment lutter pour que le rêve demeure une réalité ? « Je préfère le subjectif à l’objectif, le rêve à la réalité. Le jour où ce rapport s’inversera, que me restera-t-il ? », lui demande-t-elle. Renée sait qu’elle a tort devant la marxiste Louise son amie, que son combat est un jeu futile, mais elle considère que son rêve, même égoïste, vaut bien celui de son amie. Il y a le principe de réalité : le temps qui fuit, ce qui ne dure pas mais qui le devrait : les examens à passer, l’argent qui file entre les doigts et celui qu’il faudra trouver. Et il y a le rêve vécu : l’amour de Paolo, les amis, les fêtes entre amis. Comment faire alors pour que le rêve vécu demeure une réalité ? Comment ne pas se soumettre au principe de réalité ? est-ce possible ?

 



[1] René de Chateaubriand, 1802.

[2] Les pirates des Lumières, David Graeber. Au commencement était… David Graeber & David Wengrow (Opus cités). Le récit de Chactas à la cour de Louis XIV se trouve au livre VI des Natchez de Chateaubriand.

    Au sujet du voyage du chef wendate Kandiaronk, Graeber & Wengrow affirment dans Au commencement était : « Nous avons également toutes les raisons de penser que Kandiaronk s’était bien rendu en France. C’est en tout cas un fait connu que la confédération wendate envoya un ambassadeur à la cour de Louis XIV en 1691 ; or, à cette date, Kondiaronk était le porte-parole de la nation wendate, ce qui faisait de lui la personne toute désignée pour une telle mission. » (p. 74)

[3] Au commencement était… La citation se trouve page 79.

[4] Les Insoumises, Celia Levi. Editions Tristram, coll. Souple. 2009, 2014. P. 18.

[6] Ibid. P. 63.

[7] "Les Indiennes de Chateaubriand", Antoine Roy, Revue Les Cahiers des Dix, n°19, 1954. Site Internet Erudit.org. url. https://www.erudit.org/fr/revues/cdd/1954-n19-cdd06248/1080038ar.pdf?fbclid=IwAR1QmB0sM0ThxrLjd2JlRGNMjFTqaiyRnXbCLEzMbqRKty8I3zBeuMWVy6M

[8] Les Natchez, livre 5.

[9] Ibid., livre 1.

[10] Les Insoumises, pp. 51.

[11] Ibid. P. 94.



vendredi 2 décembre 2022

DEUX TANNERIES - suite 29 : des trous dans le texte






Cosey Fanni Tutti dans The Silent Cry
Film de Stephen Dwoskin (1977)


« Ta chevelure est l’ombre elle entoure ton être 

D’un immense halo »  

Jean Legrand, « Chair »



« Je dis donc que ce que vous appelez argent est

le démon des démons, le tyran des Français ; la source des

maux ; la perte des âmes et le sépulcre des vivants. Vouloir

vivre dans les pays de l’argent et conserver son âme, c’est vouloir

se jeter au fond du lac pour conserver la vie ; or ni l’un

ni l’autre ne se peuvent. »

 

Propos du chef huron-wendate Kandiaronk au Français Lahontan

(le baron de La Hontan)

Dialogues avec un sauvage, Lahontan (1703)   


                                                                                                                                                                 

    J’ai de plus en plus de mal à croire en ce texte et en la possibilité d’une fugue à partir de deux éléments provenant de domaines différents : Jeanne, le personnage d’un roman de Celia Levi, et Cosey Fanni Tutti, une musicienne et artiste anglaise qui vient d’écrire un essai, Re-sisters, dans laquelle elle parle de son propre parcours d’artiste et de musicienne, mais aussi de celui de Delia Derbyshire, une musicienne anglaise des années 60 ayant fait de la musique concrète, enfin de la vie de Margery Kempe, une mystique du quinzième siècle à l’origine de la première autobiographie de langue anglaise et qui eut maille à partir avec l’Eglise pour avoir lu et commenté la Bible. Re-sisters est un portrait en creux de Cosey Fanni Tutti et de sa quête d’une sororité jalonnant les âges.

    Plus je lis mon texte et plus j’envisage mon ouvrage comme un tissu enté d’ajours, plus le vide laissé par les trouées m’aspire vers d’autres confins. Comment ai-je pu croire qu’une fugue était possible entre une femme de chair et d’os et une femme de papier, aux antipodes l’une de l’autre ? Quelle vanité m’a poussé à vouloir lier des univers aussi dissemblables ? Pourquoi aussi souhaiter poursuivre ? Il y a des trous, il y a des trouées, il y a des vides entre les coutures du tissu. Il faudrait alors revenir en arrière et reprendre les morceaux qui paraissent défectueux, mais je n’en fais rien : l’erreur, le vide, la trouée dans l’ouvrage confectionné sont montrés tels quels, cependant que le lecteur poursuit sur sa lancée, puisque les lignes du texte, fatalement, défilent devant ses yeux, comme, ici, devant les miens : un récit-prompteur, en somme. Pas plus le lecteur que l’écrivain ne veulent retourner en arrière pour biffer ceci, raturer cela, ils n’en ont pas plus le temps l’un que l’autre. Ils poursuivent donc leur cours, creusent leurs sillons, disposant de l’ouvrage comme ils l’entendent.

    J’ai présenté, à la suite 22 de ce texte, Cosey Fanni Tutti comme la prêtresse d’une ziggurat babylonienne, ce qui peut être intéressant, symboliquement parlant, mais la comparaison ne me semble maintenant plus pertinente. Le lecteur masculin, en manque d’exotisme, pourrait imaginer que CFT est alors une star, telle Louise Brooks, Marylin Monroe ou Brigitte Bardot, soit un objet de fantasme au cœur d’un panthéon féminin portatif, une image en 2D sur laquelle sublimer ses pulsions sexuelles, ce qui, je pense, ne donne pas – ou ne donne plus – le la de mon propos. Parce que les prêtresses babyloniennes n’avaient pas le choix de se prostituer, contrairement à CFT qui, elle, a souhaité devenir mannequin et actrice de X dans les années 70, mais aussi, naturellement, l’époque a changé entre la civilisation babylonienne et la nôtre (même si, comme on va voir, David Graeber a montré, dans son dernier livre Au commencement était… écrit à deux mains avec l’archéologue David Wengrow, combien les premiers hommes pouvaient être déjà modernes, donc bien plus proches de nous que ce que nous en pensons).

    À Babylone durant l’antiquité, les prêtres babyloniens des ziggurats enlevèrent de jeunes femmes à leurs pères agriculteurs, afin qu’elles remboursent les dettes de leurs géniteurs en vendant leurs corps ; les hétaïres étaient donc des marchandises offertes au tout venant pour de l’argent, soit des esclaves sexuels[1]. Si l’on suit, la proposition du philosophe George Simmel, que j’ai énoncée à la suite 22, pour illustrer mon propos d’une pornologie sacrée, mais aussi, mais surtout, d’un lien indéfectible – un lien, en somme, universel – entre notre propre chair et l’argent :

    « C’étaient les étrangers, souligne-t-on, qui devant le temple de Babylone jetaient de l’argent sur le giron des jeunes filles du pays, lesquelles se prostituaient pour. », écrivait le philosophe allemand George Simmel dans son essai Philosophie de l’argent[2].

    L’argent, comme processus de médiation entre la nature et la culture, était, en l’occurrence, un moyen pour l’humanité d’accéder à la civilisation, soit, dans le cas d'un étranger avec une hétaïre babylonienne, un passage de l’animalité vers un eudémonisme de la chair – ce qui me semble maintenant être une affirmation totalement aberrante.

    Pour le philosophe allemand Simmel, l’argent à gagner, différant le plaisir charnel, permettait à l’étranger une certaine forme d’urbanité même fruste, un accès à l’humanité, en somme. Mais comment peut-on écrire qu’une forme d’esclavage sexuel, même de type sacré, puisse permettre à la civilisation d’advenir, comme l’a pensé Simmel, dans cette courte citation et dans d’autres qui jalonnent sa Philosophie de l’argent[3], et qui font de la monnaie un moyen de médiation entre notre nature et la culture ?

    CFT, elle, n’a jamais été vendue, je préfère me répéter ici, mais elle a monté délibérément les marches de la ziggurat et a proposé ses services aux prêtres eunuques d’Angleterre. Car, pour servir le dieu Moloch, les prêtres d’hier et d’aujourd’hui doivent être des hongres. Les prêtres de New Moloch ont alors toléré qu’une femme libre et affranchie vive et s’épanouisse en leur sein, sans contrepartie financière de sa part : ils la payèrent elle, plutôt qu’elle ne les a payés. Et, d’une certaine façon, oui, ils se sont servis d’elle et de son désir d’affranchissement. Dans les années 1970, les prêtres eunuques d’Angleterre ont vu qu’une femme libre pouvait faire le sale boulot d’une esclave sexuelle. Avec elle, ils ont aussi cru peut-être, un instant, - qui sait ? - qu’un type de démocratie directe fût possible entre les marches du temple et la masse. Leur manque d’un sexe d’homme trouvait une satisfaction amère à voir une femme du peuple surgir de la tourbe. Il y avait alors et, dans le même temps, il n’y avait rien de gratuit, la peau sur cellulose de CFT leur évoqua l’absolu de la chair, mais aussi seulement un détail lascif entraperçu sur une fresque au détour d’un couloir ; juste, en somme, une histoire salace de plus.

    Nous sommes donc encore loin, bien loin de Fakma la Sainte, la géante du Nouveau Monde Amoureux de Charles Fourier évoquée précédemment, mais quelque chose vacille, hésite, je l’ai déjà dit. Il y a ici un indécidable au niveau éthique, sur lequel on peut broder des heures durant (ce que je fais) : il y a toujours un Capital et une domination, mais… – il y a toujours une économie de la communication, une économie de la chair, de l’amour et des hommes, mais… – tout est toujours soumis à condition, mais… – nous n’en sommes pas encore au « charnalisme », à cette absolue de la chair dont rêva le philosophe Michel Koch, l’ami et le compagnon de route de Georges Bataille à l’époque de la revue Acéphale, mais… – on n’a pas accès à la Chose, pour reprendre les termes du philosophe Boyan Manchev influencé lui aussi par Bataille, et l’on est déjà dans les prémisses de ce qu’il nomme, pour aujourd’hui, la pornification de la vie, soit la spectacularisation de nos libidos, mais… – il reste que le playing, ou fiction légale, à l’origine de la révolution sexuelle des années 60, 70 demeure l’argent – l’argent est le métaconcept (G. Agamben), l’origine et la base de la « maison du désespoir » dont parle Walter Benjamin dans un fragment intitulé « Le capitalisme comme religion », et que l’on peut trouver dans les textes de jeunesse du philosophe allemand[4]   

   

    Dans « Le capitalisme comme religion », Walter Benjamin partait de L'éthique protestante et l'Esprit du capitalisme de Max Weber pour définir le capitalisme comme une religion. Selon Benjamin, l’esprit du capitalisme était déterminé par la faute originelle, telle que le protestantisme l’envisageait : l’homme, depuis la Genèse, était, du fait de sa nature-même, surendetté, sa dette envers le ciel était aussi absolue. Revenant sur ce fragment de Benjamin et sur la responsabilité de l’homme au sens eschatologique et protestant du terme, le philosophe Serge Margel écrit : « L’homme ne doit pas seulement préserver ses biens, les protéger, les mettre à l’abri, mais il doit surtout les faire fructifier pour la gloire de Dieu. Sa responsabilité devient culpabilité à l’instant même où ces biens reçus cessent d’augmenter. »[5] L’éthique protestante fait de l’argent une variable d’ajustement dans la pesée des âmes, le capitalisme devient, en l’occurrence à partir de lui, une religion qui n’a pour culte et symbole que celui de la balance et du denier sur lequel se faire les dents. L’individu, alors, pris dans les rets du filet capitaliste, se retrouve à endurer le supplice grec d’Ocnos qui devait tresser une corde, laquelle était aussitôt dévorée par un âne ; voilà ce que Benjamin jeune appelait la « maison du désespoir », et dans laquelle nous vivons toujours. Le philosophe attribuait à deux causes le phénomène religieux capitaliste : au surhomme nietzschéen (soit la pléonexie à tout va et l’envie d’accumuler sans conscience[6]), mais aussi à la théorie freudienne de l’inconscient : « La théorie freudienne participe aussi de la domination sacerdotale de ce culte, écrivait à ce sujet Benjamin. C’est une pensée entièrement capitaliste. Par une très profonde analogie, qui reste à éclaircir, le refoulé, la représentation coupable est le capital qui produit les enfers de l’inconscient. »[7]   

     On en revient ici à la généalogie du terme « économie », telle que le philosophe Alain Deneault l’a dégagée, à partir de la philosophie de l’argent de Simmel et de la psychanalyse freudienne, puisque Simmel et Freud puisent, au début du vingtième siècle, à la même source, celle de l’économie psychique du philosophe allemand Richard Avenarius, à l’origine de la discipline épistémologique, aujourd’hui oubliée, de l’empiriocriticisme… empiriocriticisme que, de son côté, le jeune Lénine n’a eu de cesse de critiquer afin d’accéder à la tête du parti bolchévique, dont le chef était alors son ami, le savant et philosophe Alexandre Bogdanov, qui, lui, était justement influencé par les thèses d’Avenarius. Bogdanov était l’auteur du roman de science-fiction L’Etoile rouge, dont j’ai parlé dès la suite 1 de ce texte, et le fondateur d’une science de l’organisation, la tectologie, qui se trouve être l’ancêtre de la cybernétique de Norbert Wiener, et dont les économistes russes s’inspireront, dès les années 1920, pour la planification économique de l’Etat soviétique avec le Gosplan (l’histoire est donc loin d’être anecdotique)[8]. Ce que Benjamin dénonçait, en cela, par une ironie du sort, en accord avec le jeune Lénine, c’était la corruption de l’esprit humain aux prises avec les cours de la Bourse. Avec la psychanalyse de Freud, selon Walter Benjamin, l’homme était prisonnier dans les rets de la religion capitaliste, autrement dit l’âme humaine est mesurée par Anubis, le dieu égyptien de la balance, au denier près. L’inconscient moderne, laissé pour compte par peur et hantise panique de perdre son argent (donc son âme), est bien alors un enfer, et la psyché, la maison du désespoir… sauf, évidemment, pour les 2 % de l’humanité, qui ont la liberté de jouer avec l’argent et veulent, comme on l’a vu précédemment, « halluciner les loups ».

    Il faut donc ici rétrocéder, revenir en arrière, dire, à propos d’argent, le contraire de ce que nous avions probablement affirmé trop précipitamment à quelques pages de là, en suivant, cette fois, « Le capitalisme comme religion », ce brouillon de texte écrit par Walter Benjamin dans sa jeunesse – la natte faite, tresse par tresse, sur la tête de la petite fille, peut-être, ici : natte faite, refaite, recommencée à chaque instant par une mère amoureuse de son enfant :

    – Il ne doit pas y avoir de pesée des âmes et des corps, et l’argent ne peut être un moyen d’échange principiel en société… Il faut en finir avec la substantialisation de l’argent… Le mythe, la fiction légale de l’argent doit cesser sur Terre, ce qui ne nous paraît impossible que par ce que nous n’avons connu que lui et les sermons des prêtres hongres, ceux-là mêmes qui ont pourtant laissé CFT s’exposer à Londres dans les années 70. Ici aussi, faire retour au jeu, dont le philosophe Roger Caillois, le compagnon de route de Bataille, a parlé dans son œuvre, après l’essai de Huizinga Homo Ludens. Dans Les jeux et les hommes, Roger Caillois a montré que les jeux provenaient souvent d’éléments issus d’un ordre politique et religieux déchu, dégénéré, mort et dont le récit s’est perdu. L’argent lui-même, à l’avenir, pourrait perdre son caractère sacré – comme David Graeber l’a lui-même pensé –  et ne plus être qu’un jouet dans les mains des enfants, et dont l’origine s’est perdue. Ainsi, du jeu de la marelle qui ne nous permet plus d’accéder au ciel que dans l’instant où on le joue, le fait d’avancer à cloche-pied imitant les boiteux célèbres, tels Vulcain, Saturne, Caïn ou Lucifer, tous hommes et dieux déchus. L’argent ne pourrait plus être, à l’avenir, qu’une escarpolette !

    De même, s’il faut corriger mon texte, ses demi-vérités, les remarques faites à l’emporte-pièce, allons jusqu’au bout, même s’il faut, ici, passer du coq à l’âne, ce qui n’a rien de vraiment gênant, puisque les questions de changement d’échelle, de genre, de registre et de ton sont, peut-être aussi, surfaites : jeune femme, Cosey Fanni Tutti n’a pas non plus été divinement belle. Belle, oui, sans aucun doute, mais elle n’était pas non plus, à vingt ans, Vénus, Diane, Fakma ou l’idée que l’on se fait d’ordinaire de l’une ou l’autre saintes ou déesses. Et son œuvre, ne nous intéresse-t-elle que parce qu’elle est un épiphénomène, un récit agréable permettant d’en venir à un terme qui, encore de nos jours, laisse dubitatif, celui de « révolution sexuelle » ? Ne me servirais-je de CFT que pour valider une thèse, et laquelle ? Je tiens à affirmer ici que je n’ai pas de thèse ni d’opinion claire sur ce qu’on appelle la révolution sexuelle des années 60-70, et que, comme le lecteur, je chemine, cherchant chez tel ou tel auteur une manière de mieux saisir ce qui s’est passé, la pente glissante qu’il y a eue entre les Trente Glorieuses et nos jours. En revanche, oui, je suis fouriériste, mais l’on est si loin du Phalanstère, actuellement, que le rêve de Charles Fourier ne peut plus nous évoquer que ce point qu’Archimède inscrivait dans les cieux et qu’il appelait « Dieu ». Il me semble pourtant que l’éthique hédoniste de CFT, mais aussi celle de Renée, dans Les Insoumises de Celia Levi, soient plus proches des jeunes Amérindiennes que les missionnaires jésuites rencontrèrent dès le seizième siècle au Nouveau Monde, et dont les mœurs furent, pour eux, un objet de scandale. Les Indiens d’Amérique, comme l’affirment David Graeber & David Wengrow dans Au commencement était, étaient convaincus, à l’arrivée des Blancs sur leur sol, que « les femmes devaient exercer un contrôle total sur leur corps. »[9] Le barbare, pour nous, n'est donc plus l’Indien, mais ce missionnaire jésuite du dix-septième qui semble pourtant être notre ancêtre direct. Notre mentalité est donc, actuellement, plus loin de nos aînés que de ceux qu’on appelait, du seizième siècle à nos jours, les « sauvages ».

    Or, actuellement, ce sont ces mêmes missionnaires jésuites, ou leurs avatars, qui sont juges à la cour suprême des Etats-Unis, après qu’ils ont été mis en place, il y a quelques mois, par Trump, et qui ont instauré aux Etats-Unis une loi fédérale permettant d’interdire l’avortement : l’Histoire se répète donc à nouveau, son évolution est contestée par ceux-là mêmes que les libertés effraient : des missionnaires jésuites, en somme, débarqués au Nouveau Monde, ceux-là même que Nietzsche appelait les « contempteurs du corps » dans son Zarathoustra.


* 


    On trouve une apparition de CFT dans The Silent Cry, un film que Stephen Dwoskin a réalisé en 1977. CFT en parle dans son autobiographie Art Sexe Musique, puisque ce film a fait l’objet d’une dispute avec Genesis et les autres membres de Throbbing Gristle, tandis qu’ils cherchaient à composer leur premier album ; GPO ayant affirmé, à cette occasion, que sa compagne préférait se consacrer au cinéma plutôt qu’à leur groupe, soit jeter de l’huile sur le feu. C’est donc, peut-être, une CFT marchant sur des œufs, jouant inconsciemment cette sainte de l’ordre mineur dont parle Fourier dans son Nouveau Monde Amoureux, que l’on peut voir dans The Silent Cry. Le film est aussi l’un des rares du cinéaste Dwoskin à être narratif.

    Dans The Silent Cry, on suit la difficulté de vivre en couple d’une jeune anglaise, le journal intime de sa relation avec un homme, et sa peur de l’échec amoureux. CFT, quant à elle, a le rôle convenu de l’odalisque, telle qu’on en trouve dès les tableaux du dix-huitième siècle, c’est aussi la seule actrice, dans le film, à être intégralement nue, sans qu’on sache vraiment pourquoi. Elle apparaît ainsi, après dix minutes, en tenue d’Eve, à une table où de jeunes femmes discutent, sans que la nudité de la jeune anglaise ne semble avoir même été aperçue par l’une ou l’autre des figurantes du film : plan d’ensemble ici. Dwoskin la scrute alors, la regarde, l’observe, il la caresse avec sa main-caméra (pour Dwoskin, rappelons-le, l’image cinématographique est haptique, elle est donc plus proche du sens du toucher que de la vue – en somme, la notion de quatrième mur est absente). Là, on voit CFT regarder Dwoskin, elle ne joue pas le jeu du film, elle est seulement là, sans a priori ni appréhension, son regard droit devant l’homme-caméra qui cherche à la filmer.

 



    Dans le tableau Olympia du peintre Manet (1863), l’odalisque sur le lit est mise en scène : il y a la femme noire présentant un bouquet à sa jeune maîtresse, et il y a un petit chat noir, paniqué, au bord du lit, semblant offrir, en simultané, une image des pensées de la servante noire au bouquet. Tout est artificiel ici, et parler de fascination possible pour le regard d’Olympia, c’est se moquer. Manet ou pas, ce que le regardeur voit, c’est un modèle posant pour figurer une odalisque ; il n’y a pas moins tableau idolâtre, et c’est pourquoi Olympia est une peinture moderne. Le modèle se pose là, comme Jeanne, accompagnante, se pose, au début du roman La Tannerie, dans l’écriture de Celia Levi. Aucun éréthisme, rien de médusé, aucun tremblement de chair, ni du modèle ni du peintre ni du regardeur. Dans Olympia de Manet, il n’y a rien que ce que la critique et l’Histoire en ont vu. Dans les deux plans-séquences de The Silent Cry de Dwoskin où joue Cosey Fanni Tutti, il n’y a rien à voir non plus, sinon, peut-être, ceci : dans le deuxième plan nu de Cosey, celle-ci est nue sur un lit en face de Dwoskin : le cinéaste et l’odalisque se regardent, celle-ci prend alors le combiné du téléphone sur la table de chevet près d’elle ; CFT simule une conversation, puis tend le combiné à Dwoskin qui la filme : « Pourquoi il n’y a personne au bout du fil ? », lui demande-t-elle peut-être.

   On se trouve, dans ce plan-séquence sur le lit de l’odalisque CFT pour Dwoskin, dans cette expérience de la limite que décrit le philosophe Boyan Manchev dans L’altération du monde, un essai qui cherche à développer une esthétique contemporaine à partir de la philosophie bataillienne, puisque les limites du corps nu de CFT semblent précisément ce qui résiste au sens : « La limite est donc un bord qui affronte, affirme ainsi Boyan Manchev dans L’altération du monde. Car affronter par la vue signifie précisément toucher. » [10] Dwoskin, voyeur et cherchant à filmer la chair vive de CFT, affronterait alors ce point aveugle entre le sens de la vue et celui du toucher, cette résistibilité de la chair à un sens, qui fait que CFT, sur un lit devant lui, est précisément ce qu’elle est, ni plus ni moins. L’odalisque accompagne même cette perte du sens intelligible à même sa propre peau, en imitant ingénument devant la caméra une simple conversation téléphonique, puis en tendant le combiné au cinéaste en train de la filmer : « Vois, Dwoskin, combien tout cela n’est qu’un jeu, mesures-en l’écart. », semble-t-elle lui dire.  

    Le problème – disons-le d’emblée – de l’esthétique radicale de Boyan Manchev, c’est que, comme la phénoménologie existentielle de Sartre ou celle, athéologique, de Bataille, elle reste rivée justement à une esthétique, donc à un « commerce des regards » (Marie-José Mondzain), elle ne sort pas d’un dispositif onto-théologique, au sens que Giorgio Agamben a donné à ce terme : l’héritage est celui, après Saint-Augustin, de la chute de l’homme à partir du péché originel commis par Adam et Eve. Dans un court texte, « Nudités », Giogio Agamben a montré combien notre philosophie contemporaine demeure, à ce propos, l’héritière de la scholastique[11]. Ainsi, Sartre lui-même, dans L’Être et le Néant, écrit sous la dictée de Saint-Augustin, il lui reprend ainsi les termes de la grâce, du corps et de la chair : « Le corps d’Autrui est originellement corps en situation, affirme Sartre dans L’Être et le Néant ; la chair au contraire apparaît comme contingence pure de la présence. »[12] Il y a donc une dichotomie entre le corps et la chair, chez Sartre, analogue à celle de la Genèse liant le corps d’Adam, recouvert du « vêtement de grâce », à celui, honteux, qui se doit d’être recouvert, après la faute originelle. Sartre poursuit ensuite, à propos de la chair : « Elle est ordinairement masquée par les fards, les vêtements, etc. ; surtout, elle est masquée par les mouvements : rien n’est moins « en chair » qu’une danseuse, fût-elle nue. »[13] La grâce cacherait donc la chair d’une danseuse nue, comme l’habit de lumière dont Yahvé a vêtu Adam et Eve dans la Genèse biblique. Ici, dans la citation de Sartre, j’aimerais qu’on m’explique comment les mouvements d’une danseuse occulte le fait qu’elle soit composée de chair, au même titre que n’importe qui. C’est que, continue Sartre, mis en situation, le corps de la femme ou de l’homme devient grâcieux, la grâce est même ce supplément d’âme qui rend l’homme humain : « Dans la grâce, écrit le philosophe existentialiste, le corps apparaît comme un psychique en situation. Il relève avant tout sa transcendance, comme transcendance-transcendée ; il est en acte et se comprend à partir de la situation et de la fin poursuivie. »[14]

    Chez Sartre, le concept philosophique de situation justifie le fait qu’il soit un philosophe matérialiste, existentialiste et communiste, et pas un catholique conservateur. Mais, ôté ici le vernis rhétorique du concept sartrien de « Situation », vous avez le commentaire qu’un missionnaire jésuite français du XVIIème siècle aurait pu écrire dans son journal intime, après son arrivée en Amérique. Après tout, rien dans l’éducation d’un jeune jésuite, ni même son confesseur au séminaire à la Sorbonne, ne l’avaient préparé à entretenir des relations intimes avec des Indiennes en tenue d’Eve ; il faut bien que cet intellectuel français de l’âge classique, à mille lieues de sa patrie et de sa famille, trouve une explication à ce qu’il vit désormais, le soir, au bout du monde. Son étreinte avec de jeunes indiennes nues, qui l’ont délibérément séduit, n’est donc pas charnelle, puisque, « mises en situation », elles sont, elles aussi, touchées par la grâce. Pour que le lecteur comprenne la « situation » qui nous occupe encore, je rajoute ceci : hors civilisation, les Indiennes n’étaient pas soumises à l’économie du sexe issue du capitalisme, et dont parle l’anthropologue Kristen Ghodsee dans Pourquoi les femmes ont une meilleure vie sexuelle sous le socialisme. Les Relations des jésuites, ce journal que les intellectuels d’Europe de l’âge classique ont écrit de leur périple dans le Nouveau Monde, regorgent de commentaires outrés sur les libertés « coupables » des peuples premiers, notamment sur les mœurs des Indiennes en Amérique : « les femmes non mariées jouissaient d’une liberté sexuelle illimitée, tandis que celles qui l’étaient pouvaient divorcer à leur gré. », commentent Graeber et Wengrow dans Au commencement était… (p. 65). Là, il y a eu une dissonance cognitive que l’on retrouve encore de nos jours, même chez nos philosophes les plus sérieux : il nous faut encore un frein, une forme de fascination coupable et dangereuse devant la chair.  

    Chez Boyan Manchev, le regard de l’odalisque dans l’Olympia de Manet, à cause de son indifférence glacée, fige ou pétrifie le spectateur, comme le regard de Méduse dans la mythologie grecque : "Si Olympia dépose l'Olympe et si elle le fait par la force droite de son regard, c'est que ce regard est fascinant. Dans ce regard se réveille le regard de Méduse.", écrit le philosophe dans L’altération du monde[15]. Il suffit pourtant de jeter un œil sur le tableau de Manet pour constater naturellement que notre imaginaire n’en sort aucunement pétrifié, à moins d’être un pudibond interdit par le sujet représenté, et encore. Le tableau est remarquable, c’est certain, et le petit chat noir, en bout de lit, très mignon. Une telle fascination provient, chez Boyan Manchev, de la philosophie de Georges Bataille et de l’impossibilité, éprouvé par nombre d’écrivains au vingtième siècle, de sortir de la culpabilité chrétienne. Malgré son athéologie, Bataille reste le dépositaire de la tradition chrétienne, même si sa volonté de s’en émanciper est remarquable en tous points et que ses écrits sont de ceux qui ont encore à nous indiquer des voies pour notre affranchissement personnel mais aussi politique. Pas plus le regard de l’Olympia de Manet que celui de CFT dans le film de Stephen Dwoskin ne fascinent ni ne pétrifient personne aujourd’hui. Cette fascination n’est plus celle de notre époque, mais celle d’un jeune missionnaire jésuite du XVIIème siècle encore actif de nos jours, et qui pourrait revenir plus vite qu’on ne le pense pour nous dicter notre destin, comme il l’a fait naguère dans les colonies. Et ici, malheureusement, l’organigramme plutôt fondamentaliste des juges américains à la Cour suprême des Etats-Unis n’est pas le seul indicateur inquiétant. L’évolution galopante du budget militaire dans les Etats dits « modernes » en est un autre. Et, dans ce domaine, que l’on se nomme Poutine, Biden, Macron ou Zelensky ne change rien au drame que vivons, puisque l’argent, que draine le complexe militaro-industriel, à l'Est comme à l'Ouest, justifie toutes les pertes humaines – et Docteur Folamour se lève à nouveau de sa chaise roulante, devant Biden cette fois : « Mein Führer, je marche à nouveau ! », s’écrie-t-il encore. Il se pourrait bien que, dans quelques mois, les femmes ayant traversé la frontière ukrainienne pour aller chercher leurs maris, ayant été enfermés dans une cave de la région de Louhansk pour avoir refusé de se battre, ne soient plus russes[16] ; il se pourrait que le tonnerre gronde aussi chez nous et que nos maîtres nous montrent, cette fois-ci, leur vrai visage et la façon dont ils nous ont toujours considérés : précisément comme des Indiens.

    C’est maintenant que je peux parler de Renée, dans le premier roman de Celia Levi. Renée, dont le prénom évoque, par une circonstance amusante, René, l'un des récits les plus connus de Chateaubriand.

 

 


[1] David Graeber parle un peu de ce phénomène de prostitution sacrée aux marches des ziggurats babyloniennes, dans L’anarchie – pour ainsi dire, aux pages 136 et 137.

[2] Philosophie de l’argent, Simmel. p. 264.

[3] On trouve, chez Simmel, une opposition de ce type, au début du chapitre 3 de Philosophie de l’argent, dans lequel il confronte les pulsions primaires de l’homme aux effets attendus de ces pulsions que l’argent peut servir. Ainsi, la fonction sexuelle exercée sur le mode animal relèverait, selon lui, de l’ordre des causes primitives, son « retard » par la recherche d’un effet attendu (soit ce que Simmel appelle une « série téléologique »), d’une forme de représentation mentale de l’objet sexuel souhaité, et par là même du désir sexuel en tant que phénomène d'ordre culturel. Pp. 235-236.

[4] Walter Benjamin, « Le capitalisme comme religion » (1921). In Fragments philosophiques, politiques, critiques, littéraires. Ed. PUF, 2001. Pp. 110-114.

[5] Serge Margel, « Le capitalisme comme religion. Weber, Benjamin et les enfers du puritanisme ». Revue Lignes, n° 57. « Puritanismes. Le néo-féminisme et la domination ». Editions Lignes. Octobre 2018. P. 35.

[6] Surhomme qui, à l’époque où le texte de Benjamin a été écrit, était d’avantage le fait d’une lecture pangermaniste de Nietzsche qu’à Nietzsche lui-même ; il faut le rappeler.

[7] Walter Benjamin, « Le capitalisme comme religion ». Opus cité. P. 112.

[8] Lire, à ce propos, l’essai de Lénine « Matérialisme et empiriocriticisme » (1908). Adresse url. https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1908/09/index.htm

[9] Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité. David Graeber & David Wengrow. Editions Les Liens Qui Libèrent. 2021. P. 65.

[10] L’altération du monde. Pour une esthétique radicale. Boyan Manchev. Editions Lignes. 2009. P. 172.

[11] Nudités, Giorgi Agamben. Ed. Rivages poche / Petite Bibliothèque. 2012. Pp. 81-127.

[12] L’Être et le Néant, Sartre. Editions Gallimard. 1968. P. 458.

[13] Ibid.

[14] Ibid. P. 470.

[15] L’altération du monde, Boyan Manchev. P. 116.