vendredi 24 juin 2022

suite 24 : Qui a peur de Virginia Woolf ? – Second Round


« Sortir les poubelles a aidé Liz à guérir » 

San Francisco Examiner, mercredi 29 février 1984.

In Retour à Babylone, Kenneth Anger 




Nika Dubrovsky et David Graeber, son mari


     Avant d’en revenir aux rapports de couple entre Cosey Fanni Tutti et Genesis P-Orridge, je vais ici développer un peu plus cette dichotomie du playing et du game que David Graeber a introduite à la fin de son ouvrage Bullshit jobs et dont il a poursuivi l’exposé dans L’anarchie – pour ainsi dire, le grand entretien qu’il a eu à Venise avec l’écrivain Mehdi Belhaj Kacem, peu de temps avant de mourir. Cette dichotomie ludique offre, en effet, un cadre théorique souple permettant une description fine des échanges amoureux, comme, aussi, la notion d’économie sexuelle, développée sous un angle féministe par l’anthropologue américaine Kristen Ghodsee et dont j’ai vaguement parlé à la suite 14 de cet essai (*). Pour le lecteur peu enclin à la théorie, il suffira de passer quelques pages de ce texte, afin de retrouver le nœud des relations de Cosey Fanni Tutti avec le trublion Genesis. On ne pourra pas dire, après cela, que je ne cherche pas à allier, par tous les moyens possibles, le sérieux d’un système philosophique avec le plus grand fatras. Trouver un équilibre entre l’un et l’autre est, pour moi, un art de la fugue possible, quelque chose d’analogue à cet écart absolu cher à l’utopiste Charles Fourier, une absoluité de l’écart, donc, entre le plus grand sérieux et la divine foirade. En espérant naturellement, comme à mon habitude, que mon château de cartes s’écroule, afin de trouver, dans la chute au sol des piques, trèfles, carreaux et cœurs, quelques dispositions heureuses.  

 

    A la suite 14 de mon texte, j’ai expliqué que telle dichotomie ludique, entre playing et game, était venue à David Graeber après la lecture du dernier Michel Foucault, tandis que le philosophe de Surveiller et punir, devenu un fervent partisan des pratiques sadomasochistes, cherchait à trouver un lien philosophique et politique adéquat entre la notion de pouvoir et celle de la domination. Dans Bullshit jobs, Graeber démontrait ainsi que la mise en place du Revenu Universel de Base nous permettrait de pouvoir quitter des jobs à la con, quand on le souhaite, comme la victime d’un jeu sadomasochiste peut dire stop ou orange pour que le jeu sexuel s’arrête[1]. Comparer la politique, l’économie et le BDSM n’effrayaient pas David Graeber, bien au contraire. Comme on l’a vu, tout était jeu selon lui, même au niveau métaphysique tout jouait, jusqu’aux étoiles ; il n’y a dès lors que l’homme qui conçoive que le réel soit une affaire sérieuse.

 

    Ainsi, dans L’anarchie – pour ainsi dire, David Graeber se permettait d’extrapoler sur la matière à un niveau subatomique, en émettant l’hypothèse que les électrons peuvent avoir un comportement ludique et s’autoriser à jouer à cache-cache avec les physiciens du CERN en Suisse[2]. Reprenant à son compte le courant anglo-saxon du réalisme critique du philosophe des sciences Roy Bhaksar, Graeber en venait, dans L’anarchie – pour ainsi dire, à déclarer que nos structures sociales ont des propriétés émergentes sur le même modèle que les structures du monde naturel[3].

    Pour le réalisme critique anglais et le philosophe Roy Bhaskar, les pouvoirs causaux des choses dépendent de leur structure en tant qu'objets complexes. Ces phénomènes sont dits émergents en ce qu'ils sont des propriétés du réel qui n'apparaissent que du fait que leurs parties sont structurées comme elles le sont dans ce réel. Ainsi, plus un phénomène est complexe, comme la structure de l’ADN par rapport à un simple électron, ou bien la description d’un phénomène sociologique (comme le suicide pour Durkheim par rapport au code de la route), plus ce phénomène aura de propriétés émergentes, plus l’on pourra dire aussi qu’il est libre. Pour un transcendaliste tel que Roy Bhaksar, comparer le degré de liberté des électrons dans un système fermé au libre arbitre d’un individu évoluant dans un milieu social ouvert pouvait donc s’entendre, pour David Graeber aussi.

    C’est là que l’artiste française Assia-Turquier Zauberman intervient, dans le cours de l’entretien donné dans L’anarchie – pour ainsi dire, non pas pour affirmer qu’on ne peut comparer que ce qui est comparable et que Graeber allait trop loin[4], mais pour suggérer que le degré de liberté des électrons au niveau subatomique est peut-être plus grand que celui des hommes en société : « Eh bien, je ne sais pas grand-chose de la physique quantique, déclare-t-elle alors, mais au contraire la liberté n’est-elle pas plus ̎grande ̎ au niveau subatomique ? », et David Graeber de renchérir, malicieux : « C’est là que j’ai eu un accès de panpsychisme ludique !

    « Mehdi Belhaj Kacem (réplique) – Je suis scandalisé !

    « DG (rires) – J’avais l’intention d’éviter toute cette problématique. Bon, eh bien, si je comprends bien, il y a un débat animé parmi les physiciens à ce sujet. Les physiciens peuvent eux-mêmes être assez ludiques. Ils ne sont pas du tout comme les biologistes qui ont tendance à être assez doctrinaires – mais c’est que, je suppose, les physiciens n’ont pas à se soucier de fanatiques religieux essayant de réfuter leurs hypothèses de base, comme l’évolution, ce qui leur permet de se détendre un peu et prendre plus de plaisir. Donc, les physiciens se demandent si le fait que vous ne pouvez pas prédire la direction des électrons ne doit pas être considéré comme signifiant qu’ils ont une forme minimale d’intentionnalité !

    « MBK – Je suis du côté de ceux qui croient que ce sont les instruments de mesure qui créent « l’intentionnalité » au moment de l’expérience scientifique.

    « Assia Turquier-Zauberman – Bien sûr, mais si on suit nos points de vue précédents, cela pourrait être vrai parce qu’en tentant de le mesurer, nous permettrons à l’électron d’avoir de l’intentionnalité – de la liberté – parce que nous lui donnons une règle avec laquelle jouer ? Nous demandons aux électrons de faire un choix, comme dans cette expérience basique des fentes de Young, qui peut s’effectuer dans n’importe quel lycée… et c’est ce qu’ils font.

MBK – Point de vue très intéressant. Même au niveau subatomique, la liberté suppose une règle de coercition !

DG – Oui. »     

    En somme, la dichotomie Playing vs Game de David Graeber pourrait être une dyade, c’est-à-dire la réunion de deux principes qui se complètent dans le microcosme comme dans le macrocosme, et une telle dyade innerverait le réel. Tout serait alors jeu, tout jouerait tout le temps. Le couple amoureux lui-même aurait son mouvement pris dans la recherche difficile d’un équilibre entre playing et game, improvisation libre et jeu dont les règles sont imposées par la société.

 

    DG en vient, quelques pages plus loin, à parler de la marge de liberté en amour. Là encore, lui et l’écrivain Mehdi Belhaj Kacem semblent être d’accord avec le dernier Michel Foucault pour dire que le couple BDSM est plus libre, donc plus heureux, que le couple d’amoureux romantique, puisque les règles de l’amour romantique ne sont pas claires, puisqu’elles ne sont jamais formulées vraiment, contrairement au BDSM :

    « Mehdi Belhaj Kacem – C’est une question centrale dans les histoires d’amour : jouons-nous le même jeu ou des jeux différents ?

David Graeber – Eh bien, l’amour comme jeu est le parfait exemple d’un jeu dont les règles ne sont pas claires.

MBK – Parfois elles sont claires. Dans mon livre, je m’intéresse aux pratiques BDSM pour cette raison.

DG – C’est vrai. Dans ce cas, les règles peuvent même être spécifiées par écrit.

Nika Dubrovsky – Les jeux équitables sont donc les jeux où toutes les règles sont claires.

MBK – La vie est une série de jeux pas clairs. C’est pour cela que je la dis originairement fasciste.

DG – C’est ça le problème de l’amour… prenons deux pôles diamétralement opposés : d’un côté, le couple BDSM, qui constitue l’extrême clarté sous ce rapport ; et de l’autre, l’amour romantique, qui est exactement le contraire. Il y a tellement de choses que vous pouvez faire ou ne pas faire, dire ou ne pas dire, mais ce n’est pas du tout clair. Et si vous tentez d’y définir des règles, c’est comme si vous violiez la plus importante !

MBK – Alors je dirais que l’amour romantique, à son summum, consiste à jouer un jeu parfait de règles informulées. C’est ce qui s’y trouve de magique, mais cela ne fonctionne pas à long terme…

DG – C’est du fascisme heureux, alors ? Mais, oui, à la fin, son jeu doit être rationnalisé…

 

(L’artiste russe Nika Dubrovsky, la femme de David Graeber, rit alors malicieusement) »

 

    Laissons ici de côté le fait que le point Godwin ait été largement dépassé dans le cours de ce dialogue à quatre : dans L’anarchie – pour ainsi dire, la référence au fascisme est commise dès qu’une forme sociale de coercition est évoquée, ce qui ne devrait pas nous étonner outre mesure, puisque la comparaison entre nos sociétés modernes et la république de Weimar ayant amené Hitler au pouvoir est aujourd’hui entendue[5]. Rappelons seulement que, en 2020, lorsque ce livre de Graeber s’ébauchait à Venise, un fondamentaliste tel que Donald Trump est président des Etats-Unis. Le point intéressant ici, c’est que l’artiste russe Nika Dubrovsky, qui est aujourd’hui la veuve de David Graeber, ait pu rire des dernières considérations de son mari sur l’amour. On peut l’imaginer alors, après l’entretien, faire une liste d’amour adressée à DG, sachant qu’une telle liste a vraisemblablement peu de chances d’être respectée plus d’un mois, mais qui sait ?

 

     On peut aussi, bien sûr, critiquer la vision réductrice que DG et MBK ont de l’amour romantique, qui fut, au XIXème siècle, une volonté de se réapproprier l’amour courtois médiéval, celui-là même qui liait le chevalier à sa dame, et une ébauche d’une nouvelle cartographie des désirs, que l’on retrouvera, par la suite, chez les surréalistes. Mais, selon moi, cette conversation à bâtons rompus, telle qu’elle a été retranscrite a brupto dans L’anarchie – pour ainsi dire, donne le meilleur de David Graeber qui s’ingénie dans la spéculation métaphysique avec une grâce remarquable. Le dernier texte de DG montre ainsi l’anthropologue anarchiste tel qu’il a toujours été : cherchant à jouer sincèrement avec les idées, avec la témérité d’un enfant s’amusant au vertige, seul et sans filet de sécurité. Il faut aussi avoir en tête que L’anarchie – pour ainsi dire est une ébauche, puisque DG est mort avant d’avoir achevé l’ouvrage. Mais une telle ébauche est, selon moi, aussi belle que celles que composait Ingres avant de commencer un tableau.

 

    On peut enfin suspecter que, derrière l’éloge que font, plus haut, DG et MBK du BDSM, il y a, sous-jacente, une vision dégradée de la femme. Mais, concernant DG, ce serait aussi commettre une erreur. En tant qu’anthropologue anarchiste, ayant écrit des propositions en vue d’une anthropologie anarchiste, David Graeber a, par exemple, toujours eu du mal avec La société contre l’état de Pierre Clastres, qui est pourtant le premier ouvrage proprement anarchiste de l’anthropologie[6]. Pourquoi cela ? Selon DG, l’anthropologue français Pierre Clastres ne s’était pas intéressé, dans ses observations de terrain des ethnies sud-américaines, au rôle politique des femmes amérindiennes. Graeber était, en tant qu’anthropologue, un spécialiste des sociétés de Madagascar et de leur histoire, et il s’était appliqué, dans ses recherches de terrain, à montrer l’action politique des femmes malgaches. Publiées en 2019 par les bien nommées éditions Libertalia, Les Pirates des Lumières sont, par exemple, une étude de DG sur la société malgache des Zana-Malata, qui descend directement des pirates, à l’époque où Daniel Defoe semble avoir publié son Histoire générale des plus fameux pirates. Une part importante des Pirates des Lumières de DG est ainsi consacrée au rôle politique essentiel, que les femmes Zana-Malata ont eu au XVIIème siècle, pour attirer en leur giron les pirates venus d’Europe et s’en faire des maris et des chefs de famille dévoués à leur foyer et à leurs enfants. Graeber montrait ainsi que les femmes à l’origine de l'ethnie Zana Malata malgache ont, par leur intelligence, favorisé l’essor économique de leur communauté, ainsi que son éthos anarchiste et égalitaire, provenant directement de la morale anarchiste des pirates[7].

 

     En revanche, même si Nika Dubrovsky, la femme de David Graeber, était russe, l’auteur de Bullshit jobs avait, semble-t-il, comme nombre d’intellectuels anglo-saxons, une vision imparfaite de la société moderne russe et de l’histoire des luttes féministes ayant eu cours en Russie au vingtième siècle, du régime de Lénine à celui de Poutine. S’il avait lu l’anthropologue et soviétologue américaine Kristen Ghodsee à ce sujet, il aurait su qu’une révolution sexuelle avait bien eu lieu dès les années 60 en union soviétique, et que cette révolution fut paradoxalement déterminante pour l’avancée du droit des femmes aux Etats-Unis et en Europe. Les femmes russes, travaillant alors comme les hommes russes et recevant un salaire équivalent, sortirent de leur rôle ancillaire, après la mort de Staline. Par ailleurs, un congé maternité, des garderies gratuites ainsi qu’une pension de divorce étaient alors cédées par l’Etat russe aux femmes, à toutes les étapes de leur vie. En Union soviétique dans les années 60 et 70, le discours dominant des psychologues et experts russes en matière de relations de couple devint, par contre-coup, celui de la militante féministe Alexandra Kollontaï, qui avait été la première femme commissaire du peuple et chargée du droit des femmes, lors de la révolution russe de 1917 : et c’est, donc, bien indirectement qu’Alexandra Kollontaï favorisa l’émancipation de la femme américaine, lorsque le président Kennedy comprit le retard que les Etats-Unis avaient pris, en matière de droit des femmes, par rapport au Bloc de l’Est[8].

 

    Alexandra Kollontaï, qui fut la première femme politique moderne de l’histoire, avait une vision romantique de l’amour, proche de celle de la romancière George Sand, qu’elle avait lue. L’amour citadin russe, les échanges sexuels devinrent donc, deux générations après elle, romantiques en Union soviétique, proches alors de la représentation que se faisait George Sand de l’amour, mais aussi loin que possible, aussi, de la société du spectacle qui émergeait alors à l’Ouest. Par la suite, avec les progrès sociaux, les échanges amoureux russes devinrent de plus en plus hédonistes dans les villes, le plaisir sexuel fut considéré comme un élément important pour nombre de jeunes Russes[9]. On peut imaginer maintenant quelle évolution amoureuse aurait pu avoir cours dans les villes d’Union soviétique et les blocs de l’Est, si la Pérestroïka n’avait pas eu lieu, on peut imaginer aisément la silhouette d’une telle uchronie, loin, bien loin des excès de Poutine en Ukraine et du parasitisme actuel de l’oligarchie russe.

 

     Bien sûr, on peut aussi supposer que DG connaissait le travail de l’anthropologue américaine Kristen Ghodsee sur les luttes féministes dans les pays socialistes, mais qu’il n’en a pas parlé, puisque Ghodsee n’est pas anarchiste comme lui, mais socialiste (elle appelait ainsi à voter pour Bernie Sanders aux dernières élections présidentielles américaines). Dans Pourquoi les femmes ont une meilleure vie sexuelle sous le socialisme, contrairement à David Graeber, elle ne dénonce pas le modèle de l’Etat bolchévique après 1917 comme étant responsable de tous les maux de l’humanité, elle montre simplement que les effets de la révolution russe ont été retardés par le régime stalinien, et qu’ils ont donc eu lieu quelque temps après lui, juste comme une bombe à retardement… Ce qui ne remet pas en cause le modèle de la dyade – et métaconcept – ludique de David Graeber entre Playing & Game, mais qui lui offre une forme de complexité plus intéressante : d’une certaine façon, David Graeber aurait eu, dans le même temps, raison et tort d’être anarchiste, puisqu’un Etat révolutionnaire, un Game comme la dictature du prolétariat, peut, en différé et par contrecoup, amener des avancées sociales telles que la parité entre femmes & hommes, même si, durant les Trente Glorieuses, une telle parité est demeurée imparfaite derrière le rideau de fer et qu’elle doive toujours être, aujourd’hui, défendue, becs et ongles, contre les ravages manifestes du système capitaliste ; en témoigne l’arrêt de la Cour suprême américaine, votée hier, donnant aux Etats fédéraux américains le choix d’interdire ou non l’avortement sur leur territoire, qui est une régression du droit des femmes de disposer librement de leur corps.

  

 

 

*

  


    En revanche, il y a bien un Game entre Liz Taylor et Richard Burton dans Qui a peur de Virginia Woolf ?, soit une règle du jeu structurant leur rapport de couple, mais nous sommes aux confins de l’amour romantique ou BDSM évoqués plus haut ; nous sommes précisément dans l’amour vache qui est généralement le quotidien des ménages, à toutes les époques de l’Histoire. Comme Richard Burton et Liz Taylor, les personnages de George et Martha, qu’ils incarnent, ont besoin d’exhiber en public leurs frustrations de foyer petit-bourgeois, pour se sentir exister. C’est pourquoi Martha a invité chez elle le jeune prof de biologie et sa femme, un samedi soir, à deux heures du matin : l’occasion d’emmerder chez elle son mari George, tandis qu’il voulait se coucher, était, naturellement, trop belle. Le seul but de Liz dans la vie est de faire chier son mari, et George, alias Richard Burton, l’accepte, naturellement, George laisse toujours à sa femme Liz l’avantage du jeu qu’ils se sont machinés ensemble : il accepte donc qu’elle le piétine en public, en morigénant naturellement sa moitié pour la façade.

 

    La règle du jeu du film Qui a peur de Virginia Woolf ? peut être formulée ainsi :

    - Pour la scène de ménage, surenchérir toujours, lorsqu’on est devant un auditoire. Richard Burton énonce aussi trois bornes à ce jeu de couple, que Liz ne devra pas dépasser, juste avant que George Segal et Sandy Dennis ne débarquent chez eux, à deux heures du matin : Liz doit se tenir et éviter de se montrer en spectacle, enfin elle ne devra pas parler du « gosse ».

    Et tout le fil rouge du film tient à ce « gosse » dont Martha va parler et dont le spectateur, au début du film, ne comprend pas vraiment pourquoi George cherche à l’en empêcher, étant donné qu’il est leur fils. Tout le huis-clos entre George et Martha tient à ce garçon qu’ils évoquent et qui n’est, en fait, qu’un polichinelle.

    Le playing de Liz et Richard dans Qui a peur de Virginia Woolf ?, ce qui les fait triper : créer un polichinelle, soit une farce, une pantalonnade, en se servant de leurs frustrations de ne pas avoir eu d’enfant. La beauté de Qui a peur de Virginia Woolf ?, ce qui fit remporter un oscar à Liz Taylor : un polichinelle qu’un couple se construit avec ses tripes. Le manque d’un enfant se transformait là en poésie.

 

*

 

    On pourrait donc imaginer que Genesis P-Orridge, qui choisit la devise thélémite « Fais ce que voudras » comme règle de vie, ait pu faire mieux que George et Martha dans son couple avec Cosey Fanni Tutti. Comme on a pu l’évoquer dans les suites précédentes, il n’en est rien. GPO, même s’il a pu se renouveler – et de façon remarquable – en art et dans sa vie, n’a jamais eu pour CFT la considération qui est ordinairement attendu d’un amant, si libre qu’il puisse être de son engagement envers elle. En revanche, Cosey Fanni Tutti, de son côté, si elle est à plaindre du manque d’égard évident de GPO, semble avoir eu, envers lui, assez peu de la sollicitude d’une femme aimante ni n’avoir vraiment saisi la personnalité singulière de GPO, comme on va voir. Le couple de GPO & CFT, si proche du monde sociétaire de l’utopien Charles Fourier qu’il paraisse, était, paradoxalement, voué à dysfonctionner.


     Nous ne sommes certes plus vraiment, avec CFT et GPO, dans une forme du ménage produit par l’ordre civilisé, tel que Charles Fourier en a porté la critique au dix-neuvième siècle dans son œuvre. En effet, GPO, dès les premiers instants de sa relation avec elle, lui précise que leur amour sera libre : s’il accepte de vivre principalement avec la jeune artiste en herbe, l’un et l’autre pourront convoler au gré de leurs désirs. CFT, qui venait alors de subir son premier échec amoureux avec un jeune anglais du nom de Steve, relate à ce sujet : « De façon ironique, c’est la philosophie dominante de ̎l’amour libre sans engagement ̎, que Gen épousait et qui avait mené ma relation avec Steve à sa perte, qui m’a fourni le confort de  ̎ l’indépendance ̎ : elle m’a permis d’entrer dans une vraie relation avec Gen, sans que je sache si cela allait durer ni dans quoi je m’embarquais. »[10] De son côté, GPO découvrira que CFT n’est pas Cosmosis, soit sa moitié féminine : CFT est tout sauf la côte d’Adam d’un homme, même si cet homme se nomme GPO. Entre la réalité et le fantasme, il y a eu un reste entre l’un et l’autre, de ce reste qui ne réduit ni les femmes ni les hommes dans quelque relation amoureuse que ce soit.

    Nous ne sommes donc ni dans le Nouveau Monde amoureux de Charles Fourier, ni même dans le monde ésotérique d’Aleister Crowley dont GPO a suivi, à sa façon, les préceptes magiques : nous sommes encore, bon gré mal gré, dans l’ordre amoureux de la civilisation que Fourier dénonçait déjà au dix-neuvième siècle, et qui se poursuit encore de nos jours, sans qu’on ne sache si cela aura une fin.

 

     Dans la Hiérarchie du cocuage de Charles Fourier, le type de cocu, qu’a été Genesis P-Orridge, dans son couple avec Cosey Fanni Tutti, est donc proche du cinquante-septième profil : il s’agit du « Cocu cosmopolite ou hospitalier », que Fourier définissait comme suit :

 

    « 57.– LE COCU COSMOPOLITE OU HOSPITALIER

    Cocu cosmopolite ou hospitalier est celui dont la maison ressemble à une hôtellerie, par la quantité de galants que sa femme y rassemble de tous les pays. Il a des copartageants et amis de toutes les nations, qui trouvent chez lui bonne chère et bon accueil, et il se sauve sur la quantité, parce qu'ils sont si nombreux que ses soupçons ne peuvent s'arrêter sur aucun. »

 



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(*) La théorie économique du sexe de l'anthropologue américaine Kristen Ghodsee est évoquée dans un article de ma main "S'ils lisaient Fourier...", paru dans le numéro 3 de la revue Politique de l'auteur (édition La Nerthe, 2022). Dans Pourquoi les femmes ont une meilleure vie sexuelle sous le socialisme ? Ghodsee montre que le développement des services publics est un vecteur essentiel du développement de la parité et de l'émancipation des femmes. Ghodsee analyse ainsi les statistiques sur la parité dans le couple et au travail dans les ex-pays de l'Est et après la chute du mur de Berlin pour montrer la baisse flagrante du niveau de vie des femmes, des hommes et du couple dans les pays capitalistes. 

 



[1] Bullshit jobs, David Graeber. Ed. Les Liens Qui Libèrent. 2018. Pp. 426-431.

[2] L’anarchie pour ainsi dire, pp. 116-117.

[3] Bhaskar comprend les êtres humains principalement comme des êtres matériels qui ont la capacité d'action intentionnelle comme conséquence émergente de leur complexité neurophysiologique.

[4] Elle aurait pu ici évoquer, par exemple, le rasoir d’Ockham ou la théorie de l’ordre implicite du physicien américain David Bohm, contre les allégations métaphysiques de David Graeber.

[5] Lire, par exemple, Critique de la raison cynique de Sloterdijk, qui est une étiologie de l’idéologie cynique des lettres et des médias allemands, durant la république de Weimar.

[6] Lire, par exemple, de David Graeber, Pour une anthropologie anarchiste. Lux Editeur (2006).

[7] Les Pirates des Lumières, ou la véritable histoire de Libertalia, David Graeber. Editions Libertalia. 2019. Dans ce livre remarquable, qui a inspiré l’un des derniers textes du philosophe Jean-Paul Curnier La piraterie dans l’âme, un tiers est consacré au rôle des femmes malgaches dans les alliances entre les pirates et certaines communautés de Madagascar.

[8] Dans un article pour Le Monde Diplomatique « Les grands-mères rouges du mouvement international des femmes », Kristen Ghodsee écrit ainsi : « Le 14 décembre 1961, le président John F. Kennedy signe le décret 10980, à l’origine de la première commission présidentielle sur la condition de la femme. Le préambule cite parmi ses raisons d’être la sécurité nationale, non seulement parce que l’État a besoin d’une armée de réserve de travailleuses en temps de guerre, mais aussi parce que les dirigeants américains redoutent que les idéaux socialistes ne séduisent les femmes au foyer américaines frustrées et ne les jettent dans les bras des                              « rouges ». » Le Monde Diplomatique, « Les grands-mères rouges du mouvement international des femmes », Kristen Ghodsee. Juillet 2021.

[9] Pourquoi les femmes ont une meilleure vie sexuelle sous le socialisme, Kristen Ghodsee. (opus cité) Pp. 187-190.

[10] Art Sexe Musique, Cosey Fanni Tutti. P. 60.


vendredi 10 juin 2022

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Réseaux des stoppages, Marcel DUCHAMP


Puisque "Tous les chemins mènent à Rome", le film de Xavier LETON Duchamp@#Rome, suivant mon cahier des charges pour le trajet de l'artiste Marcel Duchamp Réseaux des stoppages, se trouve, depuis quelques jours, sur le site Internet d'ELO, l'organisme américain de promotion de la littérature numérique.


                                           Ici le lien vers :

Duchamp@#Rome, le film de Xavier LETON. 



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Pour découvrir l'organisme américain 

pour la littérature électronique ELO.






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Enfin, pour avoir des précisions sur le cahier des charges 

Duchamp à Rome, 

mon texte se trouve sur le site Internet de 

La Revue des Ressources






Revue en ligne créée en 1998 à Paris par Robin Hunzinger et Bernard Gauthier