samedi 17 novembre 2012

Sur l'ordalie


Il faudra bien admettre que nous parlons dans le désert.

Je ne pensais pas que le désert était si proche de nous.

Nous ne sommes pas les seuls à être dans le désert,

Il y en a des milliers autour de nous,

Il y en a des milliers qui se sont arrêtés de fonctionner.

Certains parlent à la cantonade

Dans le métro et sur les places publiques,

Et personne ne les écoute.

Ils n’ont jamais eu l’idée de faire de leur parole un travail,

Et leur parole est devenue un travail malgré eux.

Mais, comme ils n’ont sans doute jamais lu,

Comme leurs parents n’avaient probablement pas de bibliothèque,

Ils n’ont jamais su situer leur parole dans l’Histoire.

Aujourd’hui, la poésie en est là,

Et probablement plus proche d’eux que jamais,

Parce que tous les moyens établis pour la situer

Ont été stigmatisés par les médias.

Cela s’est passé malgré nous,

Nous avons perdu la mémoire

Et nous sommes trop seuls, trop isolés pour la retrouver.

Nous parlons alors tous sur un quai de métro à Paris,

entre station Belleville et station Télégraphe :

« Je n’ai pas pu prendre ma douche aujourd’hui,

Ils m’ont volé tous les sous que j’avais mendiés.

Estelle est partie il y a cinq ans,

Et, depuis, je n’ai plus envie de me battre,

Parce que les haut-parleurs au dessus de ma tête ont gagné ;

Les haut-parleurs dissertent sur ma banque et mon banquier,

Et des sous qu’il me faut gagner tous les mois

Pour payer le forfait de mon téléphone.

Chaque nation, semble-t-il, est comme moi

Et a son forfait à payer tous les mois ;

Chaque nation dit :

« Je n’ai plus d’argent, vois-tu,

Bientôt, je serai hors-forfait. »

Chaque nation dit aussi :

« Bientôt, je devrais payer plus cher pour te parler.

Je t’ai déjà dit cent fois cela, je crois,

Te l’ai-je déjà dit et quand ? 

Quand ? » »


Quelquefois aussi, pourtant, certains discours millénaristes

S’échappent de la voix de ces mendiants ;

Quelquefois, après leurs jérémiades et le décompte des heures,

Les mendiants se mettent à jouer,

Au milieu des haut-parleurs diffusant la radio,

Un chant diaphonique et paradoxal.

Et, pour qui connaît l’Histoire et passe dans le métro,

Pour qui écoute à ce moment-là,

Résonne la voix du prêcheur allemand Thomas Münzer,

Le premier communiste révolutionnaire,

Qui, en Allemagne, au seizième siècle, prit la tête

De la guerre des paysans contre les seigneurs,

Le clergé et Luther, le réformateur protestant.

Pour qui écoute,

Résonne,

Résonne

Résonne

L’hymne des millénarismes

Passés, présents et futurs :

« A l’œuvre ! A l’œuvre ! A l’œuvre !

Hurle la voix des mendiants des mots

Au milieu de la parole des grands communicants

Retransmis par la radio.

Il est temps ! Les coquins sont lâches comme des chiens.

Stimulez vos frères pour qu’ils se joignent à vous

Et portent leur témoignage.

A l’œuvre ! A l’œuvre ! A l’œuvre !

Ne vous laissez pas attendrir

Si l’Esaü vous dit de bonnes paroles.

Ne considérez point la désolation des impies,

Ils vous supplieront,

Ils pleurnicheront comme de petits enfants.

Soulevez villages et villes, il est temps. 

Dieu ne peut tarder davantage,

Vous devez vous dresser !

Mettez-vous en besogne, combattez le combat du Seigneur,

Les temps sont venus ! »


Et une rame de métro passe…
Et une rame de métro passe…
Et une rame de métro passe…
Et une rame de métro passe…
Et une rame de métro passe…
Et une rame de métro passe…



vendredi 19 octobre 2012

Ordalies



Poésie


Lecture de textes par Bruno Lemoine, François Dominique et

 Paul Lapaiche.


Musique : Nirmel Mouchiquel : clarinettiste.
Couvent des cordeliers, 4, 5 rue Turgot, 21000 Dijon



L'ordalie est un ancien mode de preuve en justice, de nature 

religieuse, aussi appelé jugement de Dieu. Il consiste à 

soumettre les plaidants à une épreuve dont l'issue, 

déterminée par Dieu, désigne la personne bien-fondée. 

Aujourd'hui, l'ordalie est de nature financière et consiste à 

soumettre les nations à un jugement de nature arbitraire, 

relatif à une dette qu'ils auraient contractée envers les 

banques. Ainsi, si l'ordalie a changé de nature, passant de 

la sphère religieuse à la sphère financière, son arbitraire 

demeure et s'est étendu à l'ensemble des sociétés du globe. 

(ANTHROPOLOGIE. voir Sacrifices, Rituels sacrificiels, 

Crise, Krach, Apocalypse, Tohu-Bohu, Décades, etc.)





dimanche 23 septembre 2012

Ton Jacques Rigaut






J’ai obtenu un peu de répit depuis qu’on ne s’est vus. Le médecin pense que nous pourrons nous revoir, si je respecte les heures d’entrée et de sortie de la pension. Qu’en dis-tu ? Je n’ai pas bu une goutte d’alcool depuis mon sevrage, je suis un autre homme. 

Bientôt, une nouvelle révolution va commencer, l’Europe va changer ; c’est en tout cas ce que tout le monde espère. Qu’elle commence, je crois qu’elle nous traversera comme la pluie. Nous avons attendu trop longtemps.

Je t’aime toujours.

Ton Jacques Rigaut



















— …

— Oubliez

— J’ai soif, je réponds, mes lèvres n’ont qu’une parole. Quand vous vous taisiez tout le jour durant, je le savais. Cette solidarité n’existe pas, elle n’épuise que ceux qui l’a combattent et ceux qui prônent.

Paradis, plongeon. Nuit bouillante, tout au plus, l’arme au creux des reins ; les dents encore pleines.
Curieux apprentissage qui, de l’apparence, n’en détient que l’ombre. Les dragées s’amoncellent sous les tilleuls et les fougères, l’un de l’odeur l’autre, de cette fausse pénombre humide qui luit sur les chaussures. Un grand drap blanc sur un corps. La poésie n’épargne rien.

— pas.
— non plus.






Mon chat est comme un vieux prisonnier, maintenant : il rêve de s’échapper de mon appartement, mais les odeurs du dehors le rendent fous. Il aurait fallu qu’il s’arrête de contempler la fenêtre depuis longtemps et qu’il saute.

− Fenêtre blanche de la page, prison pour beaux esprits, poésie. −

Je contemple maintenant mon arme sur le bureau à côté de ton portrait.

… Où en est la situation en Egypte ?

… Que fais-tu, de ton côté ?

… Penses-tu à moi, quelquefois ?

… J’ai changé, tu crois ?


Qui parle

Qui mange



Répéter les abécédaires...





Répéter les abécédaires...


Ou un mail de b.L. à f.F.
Ou un mail de j.R. à s.K.
Ou un mail de r.X. à f.P.,
Ou un mail de…





    «  … Les vacances dont tu voulais parler : vacuité, vacuum, vide, ennui, la liste est longue...
Si nous prenions rendez‐vous... je serai à deux pas de l'arrêt de bus le plus
près de chez moi, cinq minutes avant que tu ne reçoives ce message...

Oui, tu seras là...

    Je me souviens d’une lettre de Kafka à sa maîtresse, d’une lettre de Proust à son amant ; l’une et l’autre demandaient cinq minutes de répit. « Donne-moi, disaient-elles, rendez-vous, oui, là, maintenant, ici même. Au moment où tu recevras cette lettre, il sera trop tard. »
    Puis : « Je veux jouir de toi, maintenant. Pourquoi n’es-tu pas là ? Pourquoi dois-je écrire CE rendez-vous pour que nous nous voyions ? »
    Puis : « J’écris Ce rendez-vous, et tu es là. Oui, tu es là, plus belle, en étant désirée, maintenant. Prenons ensemble Ce rendez-vous, pour que nous nous voyions. »
   
 Bien à toi...

J.R. »




Une messagerie gratuite, garantie à vie et des services en plus, ça vous tente ?





Répéter les abécédaires...








Répéter les abécédaires !!!







Répéter les abécédaires...

 ...le temps de faire encore l’homme…




Les mots me traversent, les hommes me traversent, la vie me traverse, l’amour me traverse, les mots me traversent, les hommes me traversent, la vie me traverse, l’amour me traverse, j’aurais voulu être là, les hommes me traversent, la vie me traverse, l’amour me traverse, les mots, j’aurais voulu aimer comme vous aimez, me traversent, la vie me traverse, l’amour me traverse, les mots, j’aurais voulu désirer comme un fou, me traversent, l’amour me traverse, mais je crois que j’ai toujours fui, les mots me traversent, les hommes me traversent, la vie me traverse, l’amour me traverse, les révolutions peuvent vous changer, me traversent, les hommes me traversent, la vie me traverse, l’amour me traverse, les mots, le paradis ou l’Etat-providence peuvent succéder au néant ultra-libéral, me traversent, les hommes me traversent, la vie me traverse, l’amour me traverse, les mots, me traversent, les hommes me traversent, la vie me traverse, l’amour me traverse, les mots, me traversent, les hommes me traversent, la vie me traverse, l’amour me traverse, les mots, l’enfer ou la troisième guerre mondiale peuvent tuer notre humanité, me traversent, les hommes me traversent, la vie me traverse, l’amour me traverse, les mots me traversent, les hommes me traversent, la vie me traverse, l’amour me traverse, les mots me traversent, les hommes me traversent, la vie me traverse, l’amour me traverse, les mots, votre insurrection peut être totale, sans qu’un état policier ne la transforme en une jacquerie, les hommes me traversent, la vie me traverse, l’amour me traverse, les mots, me traversent, les hommes me traversent, la vie me traverse, l’amour me traverse, les mots, me traversent, les hommes me traversent, la vie me traverse, l’amour me traverse, les mots, il y aura toujours des Jacques Rigaut, me traversent, les hommes me traversent, la vie me traverse, l’amour me traverse, les mots, me traversent, les hommes me traversent, la vie me traverse, l’amour me traverse, les mots, il y aura toujours des Jacques Rigaut, me traversent, les hommes me traversent, la vie me traverse, l’amour me traverse, les mots, me traversent, les hommes me traversent, la vie me traverse, l’amour me traverse, les mots, il y aura toujours des Jacques Rigaut, me traversent, les hommes me traversent, la vie me traverse, l’amour me traverse, les mots, me traversent, les hommes me traversent, la vie me traverse, l’amour me traverse, les mots, il y aura toujours des Jacques Rigaut, me traversent, les hommes me traversent, la vie me traverse, l’amour me traverse, les mots, me traversent, les hommes me traversent, la vie me traverse, l’amour me traverse, les mots, il y aura toujours des Jacques Rigaut, me traversent, les hommes me traversent, la vie me traverse, l’amour me traverse, les mots, me traversent, les hommes me traversent, la vie me traverse, l’amour me traverse, les mots, il y aura toujours des Jacques Rigaut, me traversent, les hommes





Jacques Rigaut (photographie : Man Ray)


Echange de  mails impromptus entre moi à Dijon et l'écrivain Franck Fontaine à Budapest, je crois, autour du poète Jacques Rigaut.

Sur la [vie] de Jacques Rigaut :
« Essayez, si vous le pouvez, d'arrêter un homme qui voyage avec son suicide à la boutonnière. »
— Jacques Rigaut - Extrait des Pensées

Sur la "vie" de saint du dada Rigaut, donc : 






C'est bientôt la Toussaint...
Offrez des fleurs à Rigaut...

Sa tombe est à Montmartre...
Demandez au gardien où sa concession se trouve.

Merci pour lui.









samedi 15 septembre 2012

Thee Psychic Bible, Genesis Breyer P.-Orridge



La tristement célèbre PSYCHICK BIBLE du TEMPLE OV PSYCHICK YOUTH vient d'être mise à jour, augmentée et corrigée, avec des dizaines de nouvelles illustrations et d'essais. L'artiste Pandrogyne Genesis Breyer P-Orridge (Coum, Throbbing Gristle, Psychic TV, Thee Majesty, PTV3), dit à propos de cette édition : “Ce fut une révélation et ça a été très excitant pour moi de voir plus de 30 ans de créatives explorations sociales, rituelles et communautaires concentrées en ce que nous pressentons comme pouvant devenir le nouveau manuel de « Magie pratique » le plus abouti, menant l'individu de son niveau Crowleyen de libération et d'autonomie jusqu'à ce niveau supérieur de conscience que la Magie doit alors restituer à son environnement et à sa communauté… pouvant devenir liberté et aptitude à changer ce "monde" et à faire évoluer notre espèce humaine”. La traduction française de cet ouvrage de référence a été confiée à Jean-Pierre Turmel (Sordide Sentimental) qui avait participé à sa rédaction dans les années 80. Il a également rédigé pour cette édition française de très nombreuses notes de bas de page ainsi qu'un texte inédit. Enfin, Bärn Balta (Life Without Sex, Versus), par le biais d'un texte érudit, nous donne de nouvelles clefs pour comprendre cette œuvre majeure.






samedi 1 septembre 2012

Instantanés 91', Alexis Boucher




Instantanés 91' a été un travail quotidien à base de coupures de presse et 
d'enregistrements sur VHS de zapping TV. Les collages papiers étaient achevés en 1992 et autoédités sur vergé ingres relié à cinq exemplaires, en coffret. 
Le présent livret en donne un extrait.
L'enregistrement de séquences TV a été complété en 2003 avec la 2ème guerre du golf et monté à la suite de 91', offrant une mise en boite du paysage audiovisuel de 1991 à 2003.


d'Alexis Boucher



Hassan Sabba : cérémonie de réception dans l'ordre du Maître


Reliques d'Hassan Sabbah (1)



Celui qui est reçu demande d’abord le pain et l’eau de  l’ordre, puis le commandeur ou le maître qui le reçoit le conduit secrètement derrière l’autel et lui montre la figure du Vieux de la montagne et lui fait renier par trois fois le prophète […] et par trois fois cracher sur son visage ; puis il le fait dépouiller de sa robe et celui qui le reçoit le baise à l’extrémité de l’échine, sous la ceinture, puis au nombril et sur la bouche et lui dit que si un frère veut coucher avec lui charnellement, qu’il lui faut l’endurer, parce qu’il le doit et qu’il est tenu de le souffrir, selon le statut de l’ordre...



 
Reliques d'Hassan Sabbah (2)


William Burroughs lit Hassan Sabbah


Hassan Sabbah, les ratés d'une traque


Soldats français du Commandement des opérations spéciales en Afghanistan (2005)


"Il y a quelques mois de manière tout à fait exceptionnel, nous avions pu filmer les soldats français du COS, le Commandement des Opérations Spéciales, des images exclusives au moment où ils partent en mission aux côtés de l'armée afghane. Ces troupes d'élite ne doivent jamais montrer leurs visages."




Soldats français du Commandement des opérations spéciales en Afghanistan (2005)

"Nous réussissons finalement à obtenir un rendez-vous avec un soldat français. Nous devons cacher son identité, mais il va nous apprendre que les Forces français ont eu Hassan Sabbah, le Vieux de la montagne, à portée de fusil..."




Le SOLDAT FRANÇAIS - C'est vrai, je peux en attester, en 2003 et en 2004, effectivement, nous avions le Vieux de la montagne dans la lunette. Le tireur disait : "J'ai Hassan Sabbah"



 Hassan Sabbah, photo prise à la frontière afghane (2003)

LE SOLDAT FRANÇAIS - On est dans le feu de l'action, c'est l'ennemi, il y a des tirs partout. On est planqués, on est enterrés. Il faut remettre tout ça dans le contexte. Le temps que ce soit rapporté aux américains, enfin, ce n'est pas de l’instantané, ou alors le rapport a bien été fait et, là, c'est un problème de décision et la décision, elle est à Bagram, au quartier général américain.


Hassan Sabbah en Afghanistan (2003)


LE SOLDAT FRANÇAIS - Le fait est qu'à ce moment-là, il y a eu une hésitation du commandement..."



un documentaire des journalistes Eric Razavi et Eric de Lavarère (2006-2007)




jeudi 23 août 2012

23 : Rituel d'emportement


William Blake

FEMME – Mon voisin Jacques devient un chien avec moi, puis une puce, un tigre, un loup, n’importe quoi. Le mouvement de ses métamorphoses sur mon sexe me fait jouir maintenant.
HOMME – Ils éjaculent sur mon visage chacun à leur tour.
FEMME – Tanguy se laisse pousser les ongles pour me lacérer le dos. Je ne les retire pas : plaies purulentes.
HOMME – Des serments d’amour à plusieurs dans une chambre petite : lit rouge du sang des promesses.
FEMME – Il me pénètre en brûlant des allumettes et le soufre chasse mes démons.
HOMME – Julia me dit : « Je t’ai dans la peau », puis elle change de sexe avec moi. Julia parle par ma bouche maintenant.
FEMME – Jonas, Jonas, sur le dos, ferme les yeux et les rouvre, lorsqu’il jouit en moi. Jonas, Jonas est une poupée qui me fait jouir en ouvrant et baissant les paupières sur le dos.
HOMME – Il ne peut plus se passer de moi et sa jalousie est impossible.
FEMME – Le nom de mes amants tourne les roues mystiques de Lulle.
HOMME – Le 23 de chaque mois, nous nous mangeons l’un et l’autre.
FEMME – Le 23, Clara note six désirs et les joue aux dés : le 6 arrive. Clara sonne chez moi et me fouette, le 23.
HOMME – Nous faisons un enfant, Edith et moi, puis nous quittons la ville sans nous retourner.
FEMME – Marc me dit qu’il m’aime, Marc m’aime, Marc me dit qu’il m’aime, Marc m’aime…
HOMME – Je la rappelle, le 23 de chaque mois, elle a oublié sa rancune contre moi. Le 23 de chaque mois, elle veut me voir…
FEMME – Dominique devient beau, j’ai des raisons de l’aimer maintenant.
HOMME ET FEMME – Le 23, vous êtes là et nous ne nous connaissons pas.
HOMME – Et le 23…
FEMME – le 23…
HOMME ET FEMME – nous faisons l’amour entre nous dans nos rêves…
HOMME – et nos rêves…
FEMME – nos rêves…
HOMME – traversent nos murs.
FEMME – transpercent nos corps.
HOMME – Les 23 de chaque mois sur 23 mois…
HOMME ET FEMME – nos rêves traversent vos corps.

dimanche 12 août 2012

Dallas (2)




JR à Sue Ellen, On ne voit pas le cœur de l’homme. Oui, J., dit Sue. JR reprend, On ne connaît pas le cœur de l’homme. Oui, J., dit Sue. Comment je peux connaître le cœur de mon prochain ? reprend-il en direction de sa moitié. Comment se révèle-t-il ? Comment dévoiler ce qu’il éprouve vraiment, haine ou amour, et déceler le simulateur ? Je sais pas, dit-elle, mais, lui ne l’entend pas. Les détecteurs de mensonges ? Les Caractères de La Bruyère ? Les portraits des grands hommes brossés par Plutarque ? Une méthode ? La méthode ? On commence par des questions anodines pour savoir qui est l’assassin dans Cluedo. Une pause. – Comment fais-tu, toi, Sue ? Elle boit cul sec un verre de whisky et répond, Je sais pas. Il reprend. Commencer par des questions anodines, puis aiguiller l’interrogatoire du suspect sur le fond du problème : « Avez-vous un congélateur de la taille d’un homme ? un port d’armes ? un pic à glace ? Où étiez-vous le 25 novembre 2011 à neuf heures quarante-cinq du matin ? Portez-vous des chaussettes de laine et un tricot, l’hiver ? » On se sert des Caractères de La Bruyère ou du détecteur de mensonges pour déceler le simulateur...
    Je m’en fous, murmure Sue…
    La méthode donne quelque fois des résultats, poursuit JR, l’on peut trouver, avec elle, l’assassin dans Cluedo. Il faut avouer pourtant que la justice se trompe souvent, mais est-ce que l’on connaît une autre méthode, Sue ? Sue boit un coup, puis repartit à J., Non.   ̶  Non ?  redemande JR.  ̶  Non, répond Sue, je sais pas, je bois, c’est tout, c’est ma fonction ; ma fonction est d’être la femme battue de J.R. et qui boit d’un feuilleton de Dallas à l’autre pour oublier ! Mais J.R. ne l’écoute pas, il parle pour lui-même, pour un autre JR, derrière l’ombre de Sue…
    Le nombre d’erreurs de justice, Sue ! Oui, J, dit Sue. Le nombre d’erreurs de justice, Sue !   ̶   Alors, si la justice se trompe pour les crimes de sang, comment, dans un domaine pourtant moins tragique, l’amour, comment puis-je faire pour savoir si tu m’aimes ? Tu serais un monstre d’indifférence, Sue, et je n’en saurais rien ! Nous n’avons que les preuves d’amour, disent nos Pères, les propos de sa moitié, un « Je t’aime. »…
     ̶  Je t’aime, dit alors Sue ironiquement. Répète, réplique JR. Je t’aime, reprend Sue.  ̶  Je t’aime, je t’aime ! répète JR, rien, en somme, et on en est là depuis la nuit des temps, faute d’une fenêtre qui ouvre sur nos cœurs !
    Alors, puisque nous ne sommes pas transparents, puisqu’on ne voit pas son cœur, on s’invente des romans, on s’illusionne, on machine, on ménage, on copule, on couple. Voilà, c’est tout ! Sue se tait, se ressert un verre, boit cul sec, là. On couple, répète J.R...

    Sais-tu le nom du dernier des dieux romains, Sue ? Elle se tait, s’en ressert un autre, boit cul sec, là. Sais-tu le nom du dernier des dieux romains, Sue ? Elle se tait, boit cul sec, là.  ̶  Momus, c’est le nom du dernier dieu romain : Momus. ̶  C’est bien, marmonne Sue, j’aurais appris quelque chose dans ma journée… J.R. reprend, Un dieu qui ressemblait aux bouffons des rois au Moyen Âge avec leur marotte, leur bonnet tricorne, leurs grelots et un sourire méchant. Momus, le fou des dieux, né à l’époque de la Rome néronienne, alors que les premiers chrétiens servaient les bûchers des avenues romaines et les fauves du cirque. Un fou révélant aux dieux leurs quatre vérités et qui servira encore, au seizième siècle, à Giordano Bruno pour en finir avec le monde médiéval dans Expulsion de la bête triomphante  ̶  Sue Ellen, là, face au public (en aparté), J.R. est cultivé, à n’en pas douter !... ̶  Donc, Momus va voir Jupiter pour lui parler de sa créature, l’homme. Tu en es fier ? demande Momus à Jupiter le plus grand des dieux. Tu es fier de l’homme, ta créature ? Oui, lui répond Jupiter, je suis assez content de cette vieille invention, elle est épatante ! Quelle ingéniosité ils ont, je trouve ! Ils survivent depuis la nuit des temps, mais ils s’en sortent toujours ! – Pfffff ! mugit alors Momus. Pfffff ! Comment peux-tu ? Tu es donc aveugle ? Quoi ! s’exclame Jupiter, mécontent d’être ainsi importuné par le dernier-né, le cadet des dieux du panthéon antique, mon invention ne te plaît pas ? Qu’est-ce que tu lui trouves ? Alors, Momus répond, péremptoire, Jupiter, il manque à ta créature une fenêtre sur son corps, en haut à gauche du plexus, lui permettant de voir son cœur et le cœur de son voisin. Voilà ce qu’il dit Momus à Jupiter ! il ne manque pas d’air ! Si tout va mal dans la société des hommes, c’est qu’aucun d’entre eux n’est capable de voir son cœur. Dès lors, ta créature ne peut faire autrement que de se tromper de femmes ou de tromper sa femme. Parler d’amour ou écrire sur l’amour, comme le font les poètes, c’est totalement vain ! Fondamentalement, l’homme ne peut pas parler d’amour, il ne sait pas ce que c’est ! Qu’est-ce que l’amour pour lui ? Un sentiment ? Un état ? Un gaz diffus ? Une marotte ? Et son cœur ? C’est quoi, son cœur ? Une pompe distribuant le sang dans son organisme ? C’est ça le cœur ?

    Alors, Jupiter, irrité, n’en pouvant mais du Momus, le puîné des dieux, lui répond... Jupiter lui répond, C’est bien, le petit dieu, le nouveau, tu as de la répartie. Alors, puisque tu es le dernier de mon panthéon et que nous sommes tous les deux à la fin de notre règne sur Terre, avant l’arrivée d’Attila et des Huns, avant de crever devant l’ère chrétienne, je te fais un  cadeau : je t’autorise à inventer un homme nouveau. Invente, si tu le souhaites, un homme avec une fenêtre sur le coeur. Bientôt, Rome sera mise à sac et nos temples seront désaffectés, bientôt nous ne serons plus qu’un vague souvenir pour eux.  Je te donne le pouvoir de créer l’homme transparent, celui qui verra son cœur ; Vulcain dans ses forges t’aidera pour l’occasion.

    Qu’est-ce que je risque à te donner ce pouvoir ? Rien, nous allons bientôt mourir tous les deux, alors qu’est-ce que j’en ai à foutre maintenant ? Eh oui, Momus ! Même les dieux meurent un jour ! C’est ainsi. Mais, moi, vois-tu, je resterai dans la mémoire des hommes comme le père des dieux, ils liront ma vie et mes aventures dans leurs écoles, tandis que toi, personne ne se rappellera de toi ! Tu es arrivé trop tard, Momus ! Edifie l’homme transparent, je m’en lave les mains maintenant. Edifie-le ou laisse l’homme l’édifier pour lui même. Je te donne même le droit de lui révéler qu’il est le maître de son destin, comme Prométhée lui a donné le feu. Montre-lui son cœur.  ̶  Sais-tu quoi ? Les hommes sont incapables de se prendre en charge eux-mêmes, ils n’en ont pas les couilles ! Ils préféreront ignorer qu’ils sont des dieux, ils se mettront la tête sous la terre, comme des autruches, pour ne pas entendre qu’ils peuvent s’inventer des cœurs et des amours singulières et monstrueuses, comme nous en inventons pour nous-mêmes. Il n’en veut pas de son cœur, l’homme, conclut Zeus, c’est un lâche ! Laisse-le où il est, t’emmerdes pas avec ça…

    À cet instant, Sue Ellen est prise d’une crise de rire. Pourquoi tu ris ? lui demande JR. Elle n’en peut plus, Sue Ellen, elle pisse dans sa culotte, elle est incapable de se retenir. Pourquoi tu ris ? répète JR. Pourquoi tu te roules par terre comme cela, convulsivement ? Sue Ellen se roule, en ce moment, littéralement, sur le tapis persan… Qu’est-ce que tu es drôle ! s’exclame-t-elle. « Ils sont incapables de s’inventer un destin ! Les hommes sont incapables de s’inventer un destin ! », râle-t-elle. J’ignorais que tu pouvais être aussi drôle ! Mais qu’est-ce que tu as mangé, dis ? Comment tu parles ? hurle même Sue. Alors, JR s’énerve, il devient furieux, il ne se maîtrise plus, JR, c'est comme si le diable lui avait pris son corps, et il la frappe à mort.

    Lorsque l’ambulance arrive, aux brancardiers qui la prennent, il dit, Elle est tombée dans les escaliers. Et les brancardiers tiquent, mais ils ne bronchent pas, et ils emmènent gentiment Sue Ellen à l’hôpital. 

    1-2-3 : " Pin-pon-pin-pon-pin-pon !!!"


dimanche 29 juillet 2012

Dallas (1)




    J.R., À défaut d’avoir gagné ma vie, Sue. Oui, J., dit Sue. J.R. reprend alors, À défaut de n’avoir pu obtenir pour moi le prix que j’escomptais. À défaut de ne pas avoir su montrer ma valeur au moment où il en était question. À défaut de ne pas avoir été entendu ou compris ou saisi vif selon prix inscrit sur étiquette face, le prix de chaque homme, Sue, selon mérite apposé sur étiquette face, la douchette pour chaque, on devrait : titre inscrit code barre yeux dans les yeux. Oui, J., dit Sue, on devrait. Code-barres sur le front pour chaque, entre les deux yeux, près des sourcils, on devrait ; moi, toi, comme les autres ! Pour que chacun chasse ou sache le prix à payer dans l’échange des flux ; chacun, chaque jour : tel travail donné et effectué, tel prix. Mais jamais le même selon le parcours de vie, Sue ! Jamais le même homme, jamais le même récit, le prix est différent pour chaque moment, chaque période de la vie d’un individu, toujours ! Tu as raison, J., dit Sue. Ta gueule ! Oui, J., dit Sue. Ta gueule ! Oui, J., dit Sue. Le droit du travail n’est jamais aussi juste ou droit qu’il faudrait. Prétendre régler un individu de telle branche, classe ou catégorie… Aucune convention collective ne nous donnera le coût de la vie ! Sue se tait, boit son verre, là. − Sue ! Elle se ressert un whisky, le boit et se tait, là ! Il faudrait voir le cœur des hommes et l’on saurait. L’on saurait ! Mais non, une boîte noire, on a ; le chacun pour soi toujours, toujours seuls on est, Sue ! Toi aussi. Combien tu vaux, Sue ? Combien tu te donnes pour toi, dis-le. (Sue se tait, boit cul sec, elle s’en fout, s’en ressert un autre.) Dis-moi ! (Elle s’en ressert un autre.) Tu sais ce que tu vaux pour toi, Sue, mais même notre intimité à tous les deux ne peut te résoudre à me dire le prix que je devrai payer pour toi. On est seuls, Sue ! Qu’est-ce qu’on est seuls, merde ! Il n’y aurait qu’une catastrophe, le grand crash au sol, d’un coup, pour qu’on t’ouvre la boîte noire au fond du trou, et Dieu sait que j’aime frapper ta sale caboche, Sue ! Je peux te truer, te trueller, te turlututiner, vrille au vent. Toi aussi, d’ailleurs. Se turlututiner, toi, moi, tous les deux, hier, aujourd’hui, demain. Vie vrille au vent  payée tant content, instant tant comptant, amour ou mort, tant, tant, content, comptant, tous les deux. ─ Mais c’est impossible ! Et ce serait pourtant moins grossier et moins injuste que ce prix déjà fixé des choses hors de nous : l’invariant monotone du prix du travail, hors de nous, pour un steak, le mariage ou le divorce. C’est terrible, Sue, combien le monde réglé gâche tout !... Bois, Sue, oui, bois, oublie. Il faudrait que notre condition sociale change en même temps que l’alcool que tu ingurgites...

lundi 2 juillet 2012

Les compagnons de la marguerite



Film de Jean-Pierre Mocky, 1966




Hier après-midi – temps triste et pluvieux de décembre – un ami m’affirme que nous sommes, depuis toujours, à la recherche d’une forme, même pour cinq minutes. Et il poursuit ensuite ainsi : « Une forme, oui, mais une forme surtout cinq minutes. » Être sans forme, c’est le vide, et la nature aurait horreur du vide. La nature courrait donc attirée vers le plein quelque part au gré de la fortune, des affinités électives et des réseaux. Aussi, lorsqu’un homme aurait trouvé sa forme, même s’il s’agit d’une forme pour un temps très court, surtout s’il s’agit d’une forme pour un temps très court, il y tiendrait comme un os à son chien.

− Le chien, veut le chien, le renâcle, rumine le chien, le mâche et recrache.
Recrache le chien, perd son temps à renifler avec l’os du nez, fait la moue,
fait le mou, fait l’amour et s’en va.

Raclant le ciment dans la cuve, se curant le nez, se laissant démanger les yeux les oreilles par l'acide

−  manque, sans doute, d'un délégué syndical sur le chantier ou d'un inspecteur du travail −  puis le soir, les yeux, les oreilles ou l'acide jouant en sa défaveur
et tapant ses tempes −  punaise ou point fiché dans son crâne −,
dévorant. ses. enfants. comme. Chronos.
et. se. dévorant. lui-même.
dévoran. se. enfant. comm. Chrono.
e. s. dévoran. lui-mêm.
dévora. s. enfan. com. Chron.
. . dévora. lui-mê.
dévor. . enfa. co. Chro.
. dévora. lui-m.
dévo. enf. c. Chr.
dévor. lui-.
dév. en. . Ch.
dévo. lui.
dé. e. C.
dév. lu.
d. . .
dé. l.
. .
d. .
.
. .

.



OR,


             dans Les compagnons de la marguerite de Mocky, les hommes jouent à la perfection la forme des hommes, les femmes jouent à la perfection la forme des femmes, et tous les deux, hommes ou femmes, sont des axolotls.


L’AXOLOTL,

Espèce batracienne vivant dans les lacs mexicains et se reproduisant sans atteindre à l’âge adulte.

L’AXOLOTL,

Ou l’achèvement d’une forme sexuée sans la maturation. Bizarre petit être tout rose vivant en eau douce, quelque chose de l’homunculus ou du protoplasme, quelque chose aussi du sexe des anges ou du petit baigneur.


OR,

            dans Les compagnons de la marguerite de Mocky,
l’homme joue à la perfection la forme génétique XY inscrite sur le menu, la femme joue à la perfection ses gènes XX,

            ou l’un et l’autre jouent sans être, simulent plutôt l’achèvement, la complétude, dans l’attente d’un rôle, d’un alibi ou d’une case ; dans l’attente, en somme, du pédagogue qui les aidera à réaliser leur autobiographie raisonnée, afin de parvenir à un projet professionnel viable, lorsque les beaux jours reviendront ; disons, pour la fin des temps.



– Synopsis du film de Mocky,  Les compagnons de la marguerite :


Le jeune Claude Rich joue, non le rôle, mais la forme de Jean-Louis Matouzec, dit Matou, durant quatre semaines : temps du tournage du film de Mocky.

Le jeune Rich, ou Matou, en sa première forme dans un film de Mocky, est expert en écritures et restaurateur de manuscrits et il travaille pour la Bibliothèque Nationale de Paris. Matou est un faussaire à la solde de l’état reproduisant fidèlement les écritures de Villon, Rabelais, Hugo ou Tartempion, sur des manuscrits anciens dont un mot, une phrase ou un paragraphe manquent.

Le jeune Miche ou Ratou cherche forme ou geste Villon, Rabelais, Hugo ou Tartempion, se cherche, et, en se cherchant, devient probablement quelque chose ou ne devient rien.

Le jeune Miche ou Ratou, Tartempion ou rien, AXOLOTL jouant à l’adulte et reproduisant des formes pour un salaire de l’État ou un cachet de Mocky.

Le jeune Tartempion, ou tout ou rien, mais finissant bien quelque part, là !

C’est son anniversaire !
Souhaitez-lui un joyeux anniversaire

Certes.


-         INSCRIVEZ, S.V.P., LES METIERS QUE VOUS AVEZ EXERCES SUR LA COLONNE DE GAUCHE, AVEC LES DATES OÙ VOUS LES AVEZ EXERCES, ET LES ASSOCIATIONS POUR LESQUELLES VOUS AVEZ ETE BENEVOLE À DROITE. NOUS ALLONS CHERCHER ENSEMBLE UN PROJET PROFESSIONNEL… ÊTES-VOUS PRÊT ?

-         5, 4, 3, 2, 1, TOP !  -


Et d’aucuns, regardant l’acteur Claude Rich dans le film de Mocky, ne penseraient qu’il est Claude Rich, et surtout pas un axolotl. Aucun spectateur en train de regarder un film n’envisage que l’acteur joue un rôle, mais lui-même, en tant que spectateur, bon mari, bon public, devant sa télé ou dans une salle de cinéma, en projection comme dans la vie.



*



Un ami, le poète Saïd Nourine, m’affirme dans un café, hier en fin d’après-midi, que, dès que nous avons trouvé notre forme, même cinq minutes durant, nous nous y tenons. Saïd Nourine n’est pourtant pas Saïd Nourine, même cinq minutes, et Bruno Lemoine n’est pas Bruno Lemoine, mais tous les deux sont en quête de forme et de soutien pour le nouveau rôle à jouer demain. Tous deux mis au monde & en ondes courtes ou longues, cherchant volutes luttant et discours court faisant recette pour intégration réussie ou ratée dans case 1, 2 puis 3.

L’acteur Claude Rich, quant à lui, en sa première forme réussie dans un film Mocky, découvre progressivement qu’il est un AXOLOTL batracien, à cause de sa femme Catherine Darcy (ou Françoise, dans le scénario des Compagnons de la marguerite). Catherine, en effet,  le dédaigne, lui, Rich, depuis des lustres, mais elle refuse de divorcer, parce qu’elle préfère passer son temps à regarder la télé, plutôt que d’être dérangée par des tracas administratifs.

Alors, Rich, Miche, Ritou ou Tartempion découvre un moyen, ou common point, permettant de se séparer de sa femme, Catherine, sans heurts ; Claude Rich trouve la solution à son problème conjugal, la clef, le Sésame : La vie est un palimpseste dont les phrases, les mots et les noms peuvent être effacés et changés ! La vie palimpseste en quête d’écritures nouvelles !

Il suffira donc au restaurateur de manuscrits Claude Rich de rencontrer et de se lier à un autre couple, de même âge et ayant les mêmes problèmes conjugaux que lui, afin de pratiquer avec eux un échange simple et standard de partenaires, en falsifiant les registres de mariage des mairies.

Claude Rich décide alors de passer une petite annonce dans un journal et c’est l’inspecteur Leloup de la brigade des « us et coutumes » qui y répond, pour lui et pour sa femme Martine. L’inspecteur Leloup flaire, avec Rich ou Matou, une affaire de mœurs ; il se voit déjà arrêter Matou, et les gros titres à la une des journaux, aussi. Alors, il accepte de céder sa femme, voilà !

Après quelques discussions, quand l’affaire est conclue entre les deux couples, Claude Rich falsifie son acte de mariage et celui de l’inspecteur Leloup (ou Francis Blanche. − Leloup : Blanche pour les intimes). L’actrice Paola Pitagora, en la forme de Martine, la femme de Leloup, devient alors l’épouse légitime de Claude Rich, et Françoise, ou Catherine Darcy, devient celle de l’inspecteur Leloup.

Passant ainsi d’une femme à l’autre ou d’un homme à l’autre sans heurts ni tracas administratifs, éprouvant la vie comme un palimpseste en quête d’écritures nouvelles, hommes et femmes frayant ensemble comme les axolotls évoluent et se reproduisent dans l’eau des lacs au Mexique, Claude Rich, ou Matouzec, devient peu à peu prophète. Rich prêche pour la péréquation des vies en amour et il trouve des couples prêts à l’écouter et à le suivre. Rich devient ainsi l’utopiste Charles Fourier en mal d’amour et L’ode à Fourier d’André Breton, parce qu’il systématise le procédé frauduleux qu’il a employé pour lui, l’inspecteur Leloup et leurs femmes respectives, afin d’aider d’autres couples dans le besoin, et, par là même, il découvre le Sésame, grâce auquel le phalanstère amoureux et l’amour pivotal théorisés par l’utopiste Fourier il y a deux siècles, peuvent être réalisés concrètement aujourd’hui : il suffit de falsifier les actes de mariage et les registres d’état civil ! Il suffit ! Le bonheur est aussi simple que cela et à la portée de toutes les bourses, non en 1966, année où le film Les compagnons de la marguerite est sorti, mais aujourd’hui, fin 2011 !

Rich ou Matou réalise donc une communauté d’hommes et de femmes libres de s’échanger les uns les autres, hors des lois monogames de la famille, du ménage et de l’institution du mariage ou du PACS, une communauté d’amours libres qu’il nomme Les compagnons de la marguerite.

Ici, Claude Rich et Mocky chantent, comme Breton et bien d’autres l’ont fait, son Ode à Fourier :

« Fourier je te salue du Grand Canon du Colorado
Je vois l’aigle qui s’échappe de ta tête
Il tient dans ses serres le mouton de Panurge
Et le vent du souvenir et de l’avenir
Dans les plumes de ses ailes fait passer les visages de mes amis
Parmi lesquels nombreux sont ceux qui n’ont plus ou n’ont pas encore de visage. »


*


Le poète écrit aujourd’hui  son texte sur les registres d’état civil et se joue de l’article de loi 441 sur le faux et l’usage de faux.

Il emploie, pour ce faire, des scanners, des tampons humides, des matrices de cartes d’identité, des programmes informatiques où sont configurés les filigranes des tampons préfectoraux, des imprimantes pour cartes plastifiées et La théorie des quatre mouvements de Fourier, pour ligne d’horizon.

Pour que le destin des hommes change à chaque heure,
pour que l’homme puisse choisir sa forme, soient les sept formes dynamiques du mathématicien René Thom ; sept et plus de sept.

Pour que la libération sexuelle ne soit plus un vain mot,
Pour que l’homme jouisse sans frein,
pour que les colonies de l’actionniste viennois Otto Muehl traversent les âges après la mort du maître autrichien,
que le poète devienne faussaire !



*



Selon un criminologue, Christophe Naudin, en 2010, le taux de fraudes a franchi la barre des 6 % pour les pièces administratives.  6 %, c’est énorme pour un pays comme la France dont l’administration a servi de modèle à l’Allemagne nazie ! Avec les progrès informatiques, les prix sont devenus dérisoires en matière de faux et d’usages de faux, pour une technique d’impression chaque année plus performante. Il est donc de plus en plus aisé pour un individu de changer d’identité et de plus en plus difficile à un État de contrôler les fraudes administratives et, avec elles, la destinée sociale des citoyens. On peut donc imaginer sans rougir que, à l’avenir, le nombre des citoyens cherchant à changer de vie, pour le plaisir ou par amour, aille croissant.

Partant de là, partant d’une évolution des technologies de plus en plus rapides et de moins en moins chères, comme la loi informatique de Moore nous y invite, deux perspectives politiques sont envisageables  en matière de faux et d’usage de faux :

-         Soit les états deviennent de plus en plus intransigeants sur les fraudes administratives et criminalisent davantage les citoyens qui auront fraudé.

-         Soit les états deviennent plus tolérants, et il sera alors possible à l’échange d’identités entre citoyens d’avoir lieu, rendant ainsi réalisables l’utopie de Fourier et la maîtrise par l’homme de son destin. Alors, le terme fatidique de « sort commun » ne signifiera plus rien et chaque existence sera libre d’être inventée pour elle-même.

Beau projet, utopie de poche – faire de sa vie une fantaisie –, et qui fait de chaque texte écrit un pré-texte à jouir.




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O, vous lecteur, si vous ne tenez plus à la vie et cherchez dans la littérature un exil hors le monde, passez votre chemin.

Selon vous, tout va à vau-l’eau, sauf la tour d’ivoire où vous couchez.
La poésie est, comme vous, bien couchée dans des livres, tel un chien de paille.

Vous êtes la défaite même du mot liberté.
Heidegger vous donnera raison, Baudrillard vous donnera raison :
le monde est à son déclin, il court à la catastrophe.
Réfugiez-vous dans l’Hypérion d’Hölderlin.
Tout est injuste, faux, fictif, hormis la poésie qui dort à vos côtés.
Nihilisme passif, aurait dit Nietzsche à votre endroit.

Heidegger, Baudrillard et la majorité de nos écrivains actuellement vous donneront raison et traiteront de naïfs les deux ou trois hommes qui voudront lutter pour le bonheur.
Vous êtes la défaite même du mot liberté.

Les compagnons de la marguerite n’est pas une comédie, mais un manifeste.