lundi 26 janvier 2015

La traque du Minotaure (3)


View of the 49, rue Brillat-Savarin in Paris, where was filmed Caché by Mickael Haneke


    Le contrat, que je mentionnais au début de mon texte, entre telle et telle partie œuvrant pour investir l’esprit du saxophoniste, est déjà noué depuis longtemps, mais ni lui ni le spectateur n’en savent encore rien, il leur manque des signes[1]. Il faut d’abord que Fred Madison comprenne qu’il a été joué, il faut qu’il saisisse qu’il a été le personnage d’une intrigue dont il ne connaît rien, de cet « En-allé » que les Saturnales de Verlaine évoquaient déjà. Dès lors, concevant qu’il n’est que cela, une maison dont le bail est à céder constamment, il laissera son corps à un autre lui-même, ce double de lui lui-même interchangeable… – La schizophrénie ? Laissez ce terme aux praticiens qui l’emploient. Contrairement à une lecture, disons, classique du film de Lynch, Fred Madison n’est pas fou, c’est le monde qui est fou. Pour David Lynch, croire en la réalité du monde est proprement une folie. Contrairement à ce que pensait l’ethnopsychanalyste Georges Devereux, il n’y a à lutter contre l’anéantissement de la conscience que lorsqu’on conçoit celle-ci comme étant unique et solide, aussi unique et solide que la pierre qui nous entoure. Allez parler d’un moi unique à certaines sociétés en Indonésie ou aux indigènes de la tribu Samo située en Haute-Volta. Pour certaines cultures, des âmes peuvent se loger dans chaque membre, chaque organe, chaque jointure du corps individuel. Il y a bien des maladies mentales chez nous comme chez les Samo, mais notre esprit n’a rien d’immuable, de solide ni de fixe. Les racines de notre esprit sont plutôt des fibres capables de se fixer en rhizome à d’autres fibres trouvées dans le sol. Pour éviter le Minotaure, ou la schizophrénie comme vous dites, il faut plutôt que l’intercession du bail dans le moi-maison ne lèse aucune des parties contractantes, il faut que chacun y trouve son compte ; ce qui est le cas chez Fred Madison, contrairement à Polanski dans son film Le locataire ou à Catherine Deneuve dans Répulsion. Fred Madison est, concrètement, physiquement, deux personnes ; il semble avoir, comme Nerval dans Aurélia, deux corps, un corps physique et un corps astral, ou comme un Samo porte avec lui son double, le Mere, qui est sa part divine et vit sa vie, vaque à ses occupations dans la brousse de Haute-Volta, quand son double dort. Fred est deux, mais il n’en a pas conscience, comme, pourrait-on dire, son "Mere", le jeune Pete Dayton, qui vit avec ses parents dans une maison d’un quartier calme de L.A., ignore, lui aussi, tout de Fred. Mais, à un autre niveau, à un niveau proprement surréel, l’un et l’autre se connaissent, non comme deux frères ou deux amis, mais comme étant la même personne : au niveau surréel, le corps physique et le corps astral de Nerval se rejoignent dans Aurélia. Il y a deux lectures possibles d’Aurélia de Nerval, et l’une est l’antithèse de l’autre, comme il y a deux lectures possibles de Lost Highway. L’originalité de Lynch, ici, est d’avoir fait du Mere, pour reprendre ce terme, qui signifie "le double", aux Samo de Haute-Volta, d'avoir fait, donc, du Mere, non une entité vivant à l’intérieur de Fred Madison, mais une personne à part entière ayant une vie propre. Le Mere Pete Dayton est une personne normale, un adolescent américain normal de la fin du vingtième siècle.

    Alors, qui est le Minotaure dans Lost Highway, si ce n’est Pete Dawton ? À qui a-t-il fait l’in-hospitalité au début du film ? Et quelles sont les traces qui nous disent que Fred Madison sur-joue ? Autrement dit, quelles sont les preuves d’un jeu surréel de Fred Madison et de son Mere Pete Dawton ? Et qui est Dick Laurent dont on apprend abrupto la mort, au début du film ?


  Lost Highway, David Lynch - Fred et Renée Madison



    Vous rappelez-vous du début du film, lorsque Fred fait l’amour à sa femme, Renée ? Il s’excite sur le corps de sa femme et elle ne bouge pas, elle semble attendre que ça passe. Fred, lui, est aux anges ; on entend, en arrière-fond sonore, le morceau de Tim Buckley Song to the siren, chantée par Elizabeth Frazer. Ivre d’amour, Fred se noie dans les bras de Patricia Arquette, alias Renée. Lorsqu’il a fini de jouir, c’est là, quand il remarque la main de sa femme dans son dos, qui lui fait une petite tape, et, en voix-off, ce murmure de voix féminines susurrant à son oreille, comme une glossolalie… Ses yeux crispés cherchant la main de sa femme, dans son dos, pour comprendre qu’il a lui-même été joué depuis le début, par les femmes d’abord, par celle-ci et par une autre, sa propre mère, car cette petite tape correspond en tout point à celle que lui faisait sa mère, quand il était un nourrisson, après qu’il avait bu son lait. Cette main de Renée, après son orgasme, le ramène à ce qu’il était, comme si, finalement, rien n’avait eu lieu, hormis un rot, un simple rot se répétant en boucle une vie durant, la déglutition du lait sur l’épaule d’une mère. Alors, puisque Renée ne se rend pas compte de l’esprit maternel qui l’anime, lui-même ne se rendra pas compte qu’il la tue. Le Minotaure, que notre héros est chargé de terrasser, n’est pas dû à la jalousie qui l’emporte contre Renée, comme la critique l’a écrit à la sortie de Lost Highway, les motifs de Fred sont existentiels : c’est contre la vie, que porte le genre féminin, qu’il en a. Le double de Fred, ou Fred-Mere, tue, à travers Renée, ce que la femme incarne, puisqu’elle semble réduire les hommes à l’état de nourrissons, autrement dit de larves.

    On retrouve là un thème gnostique propre aux premières sectes simoniennes, comme je vais vous le montrer. Selon le gnosticisme, la création humaine est impropre et mauvaise, puisqu’elle n’est pas le fait du vrai dieu, mais d’un usurpateur, le démiurge, qui a pris sa place. Dans L’Apocalypse d’Adam, un texte du mouvement gnostique des Sethiens datant du quatrième siècle après Jésus Christ, on peut lire ces propos placés dans la bouche d’Adam : « Ecoute mes paroles, mon fils Seth, dit Adam : lorsque dieu m’eut créé de la terre avec Eve, ta mère, je marchais avec elle dans la gloire qu’elle avait vue sortant de l’Eon dont nous sommes issus. Elle me fit connaître une parole de la Gnose, concernant Dieu l’Eternel, à savoir que nous ressemblions aux Grands Anges éternels, car nous étions supérieurs au dieu qui nous a créés et aux puissances qui sont avec lui, elle que nous ne connaissions pas. »[2] Pour le gnosticisme, la créature humaine est supérieure à son créateur, Yahvé. De véritables eucharisties amoureuses eurent lieu dans tout le bassin méditerranéen, aux deux premiers siècles après Jésus Christ, eucharisties dédiées au messie venu sur Terre pour sauver les hommes de la tyrannie de son père, le dieu de l’ancien testament. Pour les fidèles de ces eucharisties, l’homme était une larve, mais il pouvait sortir de son état de torpeur et devenir le frère du vrai dieu…
    – Quel roman ! vous exclamez-vous. Oui, c’est exactement cela, un roman ! Mais ce roman, malgré le travail d’ « exégèse » des pères fondateurs, est à l’origine des soubassements de l’Église. Sans la gnose, l’empereur Constantin n’aurait probablement pas réuni, au quatrième siècle, le premier concile de Nicée ; sans le diable, pas de dieu. Vous me demandez quel rapport entre le Minotaure que nous traquons et la Gnose ? Vraiment, vous ne le voyez pas ? Vous préféreriez un fil d’Ariane plus crédible qu’un film de Lynch ou de Polanski pour l’extirper de sa tanière ? Reprenons alors les bras de Renée, si vous le voulez, les bras de votre propre femme, si vous êtes un homme, ou ceux de votre homme, si vous êtes une femme. Même dans la tribu Samo, telle que l’a étudiée l’anthropologue Françoise Héritier, les femmes sont fatales, directement connectées au monde des esprits, à la brousse ; « pulsion de vie », aurait dit Schopenhauer… - La vie, quoi ! - Ce qui vous gène, c’est que je ne fasse pas de différence entre la vie et un film, ce qui vous gène c’est que nous soyons tous des personnages de roman, vous ou moi, n’importe qui. Selon moi, le Minotaure, que Fred Madison a à tuer, est le démiurge, et le démiurge, dans Lost Highway, se nomme Dick Laurent. Quel est votre propre Minotaure ? Quel est votre propre dieu ? Il vous faudra de l’aide, bientôt, un fil d’Ariane pour votre vie. Dites-m’en plus maintenant, je vous écoute…




 [1] Pour Georges Laurent, le contrat ne se passe pas dans son esprit, mais dans celui du cinéaste Haneke, et nous en reparlerons plus tard.
[2] L’Apocalypse d’Adam. Traduction Françoise Morard. Site Internet Naghammadi.


La traque du Minotaure (2) - ou Comment une maison peut-elle devenir un labyrinthe ?


Lost Highway, David Lynch

    Dès les deux premiers plans de Lost Highway, un spectateur peut être dérangé dans ses habitudes. On voit, en très gros plan, le profil d’un homme fumant une cigarette, un visage appartenant à un homme blanc dont on ignore encore qu’il s’appelle Fred Madison et qu’il est saxophoniste. Dans les premières instants d’un film, le spectateur attend généralement un paysage, la ville ou la campagne, quelque chose comme la progression vers un lieu où il puisse se dire : « Cela va se passer à tel endroit, dans une ferme avec des poules, dans une petite ville, une métropole, en mer ou dans le désert. », puis, progressivement, passant d’un lieu à un autre, la caméra se focalise sur les protagonistes. Ici, non : la caméra serre et cerne en très gros plan le profil de Fred Madison, dans une semi obscurité d’abord, puis de face, les yeux dans le vide. Un rayon de soleil apparaît dans l’Intérieur-Nuit de la maison-Madison, sans qu’on sache qui a ouvert la fenêtre, sans même qu’on puisse dire si la source d’où provient cette lumière inondant un visage est une fenêtre ; Fred Madison donne alors l’impression de regarder la caméra, puis on sonne.

    En appuyant sur un interphone, on s’attend à ce qu’un personnage dise « Qui est là ? », n’est-ce pas ? En tout cas, quand quelqu’un sonne ou frappe à la porte, on lui demande de se présenter ; c’est même la première chose qu’un homme fait, quand il rentre chez lui, et qu’un étranger ou que sa femme sont sur son seuil : « Qui est là ? » Puis l’homme ou la femme derrière la porte, qu’il soit ou non un inconnu pour l’hôte, décline son identité. À moins que l’hospitalité, que l’hôte offre, soit inconditionnelle. Ce serait alors une hospitalité où tout le monde pourrait passer le seuil d’une maison, comme il est, sans être présenté au maître de céans, de cette forme d’hospitalité qu’on donne, dans L’Odyssée d’Homère, à Ulysse, ou de celle que Christophe Colomb reçut en débarquant sur l’île de Guanahani. C’est encore cette forme d’hospitalité qu’on offrait à l’étranger dans certains lieux sacrés, comme un temple grec durant l’Antiquité, une église, des débuts de l’ère chrétienne à nos jours : ici, la justice humaine n’aurait plus cours, ici un être pourrait entrer sans avoir de nom, de patrie ni de famille. C’est actuellement encore quelque chose de très fort pour nous, cette notion d’hospitalité absolue dans un lieu sacré, à tel point que, lorsque la police a expulsé des sans papiers de l’église de Saint-Bernard à Paris, le 23 août 1996, une vague d’émotions sans précédent a secoué la France, quelque chose de l’ordre de l’inhumanité des lois françaises a été révélée dans les journaux : la loi française était dès lors devenue inhumaine, pas seulement non républicaine, mais proprement inhumaine. Le philosophe Derrida affirmait à ce sujet que la première des conditions pour qu’il y ait hospitalité à Athènes, la première chose, qu’un étranger doit posséder, est un nom, et il a écrit à ce sujet : « la différence, une des différences subtiles, parfois insaisissables entre l’étranger et l’autre absolu, c’est que ce dernier peut ne pas avoir de nom et de nom de famille ; l’hospitalité absolue ou inconditionnelle que je voudrais lui offrir suppose une rupture avec l’hospitalité au sens courant, avec l’hospitalité conditionnelle, avec le droit ou le pacte d’hospitalité. En disant cela, nous prenons en compte une pervertibilité irréductible. La loi de l’hospitalité, la loi formelle qui gouverne le concept général d’hospitalité apparaît comme une loi paradoxale, pervertissable et pervertissante. Elle semble dicter que l’hospitalité absolue rompe avec la loi de l’hospitalité comme droit ou devoir, avec le pacte d’hospitalité. »[1]

    Revenons à cette hospitalité que le père Henri Coindé a donnée en 1996 aux immigrés sans papier dans son église, l’église de Saint-Bernard, qui se trouve dans le treizième arrondissement de Paris : il y a ici une hospitalité absolue et telle hospitalité répond à une histoire que le peuple, inconsciemment, reconnaît. Mais cette hospitalité, dans le même temps, remet en cause l’hospitalité conditionnelle des lois françaises. Pour reprendre un terme de Derrida, l’hospitalité du père Henri Coindé « pervertit » l’essence même du droit français en matière d’accueil des étrangers, et pourtant c’est ce qu’une partie de l’opinion française, à l’époque, demandait. L’opinion, qu’elle soit ou non croyante, demande une hospitalité absolue, une hospitalité qu’un lieu sacré, comme une église, emblématise. Pour elle, une église est un lieu où les lois des hommes et leurs interdits n’ont plus cours. C’est pourquoi la décision de l’évêque de Paris, le cardinal Lustiger à l’époque, de demander au ministère de l’intérieur de chasser de son église les étrangers qui y logeaient, l’a scandalisée, comme l’a scandalisée le fait que le ministère de l’intérieur lui obéisse : une infamie avait été commise, par l’Eglise en premier lieu, puis par l’Etat qui l’avait suivie... Mais, ici, ma comparaison entre les premiers plans de Lost Highway et l’expulsion des sans papiers ne semble pas tenir, n’est-ce pas ? elle semble même peut-être, si l’on creuse, à vouloir coûte que coûte la tenir, scandaleuse… – Fred Madison appuie donc sur le bouton d’écoute de son interphone et ne dit mot, son interlocuteur, quant à lui, ne se présente pas non plus et il lui annonce la mort d’un homme dont l’hôte semble ne rien connaître. Le film se présente donc, dès les premiers plans, comme absolument inhospitalier, non pas d’une hospitalité, mais d’une inhospitalité absolue… – Je sens que je vous irrite en mélangeant moi-même un événement tragique de l’histoire de notre pays avec un film américain, cela n’aurait, selon vous, pas lieu d’être… à moins de me présenter moi-même à vous sur un autre plan que celui qui est attendu de l’auteur d’un texte ou d’un discours, celui de l’étrange, et d’une étrangeté irréductible et absolue, mais vous n’y tenez pas, n’est-ce pas ? Vous ne voudriez pas entendre un tel propos ? Je revendique cependant pour moi-même le droit d’être cet autre absolu, dont parle Derrida, et je souhaite de votre part une inhospitalité absolue. Mais vous ne pouvez probablement pas être, dès l’entrée de mon texte, d’accord avec moi, ni même, peut-être, avec le poète René Daumal qui dès la première de ses Clavicule d’un grand jeu poétique écrivait :
« Il faut qu’un vienne et dise : Voici ainsi sont ces
choses.
Pourvu que ceci soit montré, qu’importe celui qui
peut dire :
J’ai fait la lumière.
Et la lumière, aussi bien, n’est à personne. »
    Il n’y a pas, selon René Daumal, d’énonciation proprement dite à la formulation de la vérité, celle-ci est, elle aussi, absolument inhospitalière. Donc, pas de Je s’adressant à un Tu afin qu’un Il advienne ; le lieu, le topos grec sont des simulacres, et tout le travail du poète est de déjouer ces simulacres que l’identité reçue d’un homme et le baptême linguistique, pour reprendre un terme du linguiste Benveniste, cautionnent.

    La deuxième Clavicule du Grand Jeu de Daumal affirme à ce propos :
« Non est mon nom
NON NON le nom
NON NON le NON »

   ̶  Fred Madison va donc vers une baie vitrée, au premier étage de sa maison, pour voir qui a sonné. En chemin, lui ou le spectateur croit entendre les sirènes de la police et le crissement des pneus d’une voiture au démarrage. Il regarde dehors ; à l’extérieur le spectateur le voit regarder derrière une fenêtre de sa maison : rien, tout semble normal, Fred Madison est bien derrière la baie vitrée, quand on regarde une maison blanche de l’extérieur ; telle maison californienne semble bien être celle d’un homme blanc de taille moyenne dont on ignore encore qu’il s’appelle Fred Madison.
    Poursuivons, puisque vous êtes toujours là à me lire.

    La nuit arrive sur la maison. À l’intérieur, une femme en nuisette, un verre à la main. Fred prend son saxophone, il est prêt à sortir. La femme lui demande de ne pas l’accompagner au club, ce soir. Renée – elle s’appelle Renée – voudrait lire, et Fred lui demande quoi, ce qui la fait rire. Renée est belle, très belle, Renée ne lit pas, Renée n’a jamais lu. Le spectateur sent déjà qu’il n’y a pas un seul livre dans la maison et que, si livre il y a, ce sont des éléments d’un décor intérieur, comme certains bars, certains restaurants ont, sur des étagères ou dans des bibliothèques, des livres que personne ne lit. Renée ne lit pas, parce qu’il n’y a pas lieu pour elle de lire, ce qui la fait rire, et Fred est content que Renée rie encore à ses blagues, malgré tout.
    Puis il va au Luna Lounge, un club où il joue, et, sur scène, il improvise librement un morceau de jazz avec son sax, une mélopée free jazz à la recherche du it pour un nouveau Neal Cassady. Il joue, puis il va vers un téléphone pour parler à Renée ; il fait un numéro et le spectateur peut voir des téléphones sonner dans une maison qui doit bien être la sienne, à quelques kilomètres du club, le Luna Lounge. Ce doit être sa maison, et, puisque Renée est sa femme, elle devrait être là à l’attendre ; « Si je dors, réveille-moi. », lui avait-elle dit, si je me souviens bien du film, mais je ne regarde jamais un film deux fois de suite ; un livre non plus, je ne le lis pas deux fois de suite : « Les écrits restent. », semble-t-il. Je me rappelle qu’il y avait plusieurs téléphones dans cette maison ; la caméra de Lynch a filmé des téléphones disséminés dans des pièces, et cela a dû faire un boucan à réveiller un mort, mais, là non plus, personne ne décroche, personne ne répond vraiment ; Renée semble ne pas être là, et le spectateur se dit : « Elle n’est pas là. », n’est-ce pas ? Elle ne répond pas, elle n’est pas là ! Pourquoi aller chercher plus loin ? Cela ne décroche pas, elle n’est pas là. Puis il rentre. Il y a ces couloirs dans le noir, dans la maison de Fred, des couloirs qui semblent interminables, puisque noirs, font douter de la distance entre telle et telle pièce. Puis Renée est là, qui dort dans une chambre. Elle a toujours été là. Qu’est-ce qui nous fait dire qu’elle aurait pu être ailleurs ? Pourquoi un tel soupçon porté sur le monde comme il va ?

    Dans la matinée, Renée descend l’escalier de l’entrée de la maison-Madison pour prendre le courrier et elle découvre, dans une grande enveloppe, une cassette vidéo sur la première marche. Elle décide alors avec Fred de visionner la cassette. Ils visionnent donc des plans de l’intérieur de leur maison fait par un homme qui se trouvait à l’extérieur. Ils se voient vivre chez eux, ils ne se regardent pas, mais ils se visionnent… Je ne me rappelle plus très bien le nombre de cassettes vidéos qu’un individu a laissées devant leur maison, ni le détail de l’intrigue à ce niveau, toujours est-il qu’un homme du nom de Fred Madison dans le film Lost Highway de David Lynch, un homme du nom de Georges Laurent dans le film Caché de Michael Haneke, se voient vivre, avec des cassettes vidéos envoyées par un inconnu, comme s’ils étaient à l’extérieur d’eux-mêmes et de leur maison, une maison qui se trouve à Los Angeles pour Lynch, une maison qui se trouve à Paris pour Haneke.



 View of the 49, rue Brillat-Savarin in Paris, where was filmed Caché by Mickael Haneke


     George est présentateur pour une émission littéraire sur une chaîne télé. Il n’est pas saxophoniste, il est critique de livre pour une chaîne télé. Il habite à Paris et c’est Daniel Auteuil qui joue son rôle dans le film de Haneke. Daniel Auteuil habite à Paris, au 49 de la rue Brillat-Savarin, lorsqu’il découvre une cassette-vidéo dans sa boîte aux lettres. Lorsqu’il visionne la cassette, Daniel Auteuil voit un plan-séquence de la façade de sa maison.

    (A suivre...)

[1] Anne Dufourmantelle invite Jacques Derrida à répondre de l’hospitalité, Calmann-Lévy, 1997. P. 29.

vendredi 23 janvier 2015

La traque du Minotaure (1)







Lost Highway, David Lynch



    Le début de Lost Highway, un film de David Lynch sorti en 1997, tel que je m’en souviens. Le premier personnage est une maison, une grande maison neuve et belle comme une maison-témoin. Un couple l’habite, couple-témoin lui aussi, des mannequins, des supports d’homme : un couple investi de la fonction de représenter le couple-modèle pour des clients potentiels. L’un d’eux est saxophoniste, c’est lui le personnage essentiel de ce drame autour de la conscience et de ses doubles. Car la conscience n’est pas une, mais multiple, n’est-ce pas ? Une prolifération d’êtres l’occupe, qui ne demandent qu’à prendre la place de celui qui se trouve aux premières loges, et qui cherchent le moyen le plus propice à son éviction. La conscience n’est pas une, comme vous le pensez peut-être après Aristote, ni double ou tripartite, comme l’ont comprise Platon puis Freud, mais multiple, proliférant, se dispersant, rayonnant sans cesse, et le zoon politikon, l’homme comme animal social et politique, n’est qu’une modalité que l’existence humaine peut prendre, une parmi d’autre, malgré ce que la famille ou l’école enseignent à ce propos.

    Mais, ici, nous nous éloignons de notre conversation sur le Minotaure dont le film Lost Highway nous sert maintenant de prétexte. Si je me souviens bien, votre question était à ce sujet : « Comment cheminer dans le labyrinthe qu’une maison peut devenir ? Comment traquer le Minotaure ?» Mais il y a eu une quantité de questions que vous m’avez posées avant celle-ci. En fait, vous n’avez pas cessé de me poser des questions, comme si une question en appelait une autre et qu’une réponse était la dernière chose que vous attendiez de moi. Pourquoi vous a-t-il fallu me poser toutes ces questions alors que nous ne nous connaissons pas ? Qu’est-ce qui vous a finalement poussé jusqu’à moi ? Je n’en ai pas la moindre idée. J’ai donc retardé le moment de vous parler de la traque du Minotaure ; je ne me voyais pas m’adresser à vous comme vous l’avez fait avec moi, je ne savais surtout pas quoi vous répondre, jusqu’à cette phrase que je viens de prononcer : « Le début de Lost Highway,  tel que je m’en souviens. » Ce film de Lost Highway, j’ignore encore maintenant pourquoi, me semble correspondre à une réponse possible pour ce genre de question et une personne comme vous… 

    – Une personne comme vous ? Qui êtes-vous, lecteur, hors de ce texte, et pourquoi me semble-t-il que je puisse vous répondre ?... Qui êtes-vous vraiment ? 

    Si je me souviens bien, votre question était…

    Les débuts…
Le début de… Le seuil       de… 
        

                     la maison-

l             
                                 a

b
                                                            y
                        r
i
                               n
t
                                                  h                                                         
                                                                                                                      e


    Le thème de la maison-labyrinthe a été traité dans de nombreux films, et notamment par Polanski dans une trilogie devenue célèbre : Répulsion avec Catherine Deneuve, sorti en 1965, le tristement célèbre Rosemary’s Baby qui décrit un incubat entre une femme et le diable, et Le locataire, sorti en 1976. Dans Répulsion, c’est un appartement à Londres qui devient un labyrinthe pour une Catherine Deneuve en pleine crise de démence paranoïaque et le Minotaure est l’ensemble des angoisses et des peurs contre lesquelles elle se claquemure. Rosemary’s Baby est une œuvre fantastique de Polanski sorti en 1968 sur une femme, Rosemary Woodhouse, qui devient la victime d’une secte satanique. Cette secte a choisi son appartement pour être le lieu où une syzygie aura lieu. Le Minotaure, ici, est le diable lui-même enfantant Rosemary Woodhouse. Le film représente un miracle païen, une forme néfaste de hiérogamie et la façon dont la protagoniste se défend contre elle. Après le film, on sait que Polanski a, à l’époque,  perdu sa femme Sharon Tate et son enfant à Los Angeles, tous deux victimes de fanatiques proches du tueur en série Charles Manson. Le dernier film de cette trilogie, Le locataire, semble donc avoir valeur de document sur l’état moral de Polanski, après le meurtre de sa famille. Dans  Le locataire, Polanski lui-même entame une course dans un appartement-labyrinthe qu’il vient de louer au troisième étage d’un immeuble parisien. L’épicentre de son petit deux pièces devient, pour lui, un Minotaure chargé des Mannes de son ancienne locataire, Simone Choule, qui s’est défénestrée. Polanski se retrouve donc à combattre ce Minotaure, jusqu’à se faire habiter par lui et répéter le drame de la défénestration de Simone Choule. Le locataire paraît en l’occurrence avoir une valeur d’exorcisme en même temps que de document clinique authentique décrivant un phénomène de résilience  post-traumatique.
  
    Une maison ou un appartement peuvent donc devenir un labyrinthe dans la conscience du sujet qui l’habite, jusqu’à ce qu’il se retrouve à combattre un Minotaure, sorte de double paranoïde de lui-même ; nul besoin de vous donner, à ce sujet, davantage d’exemple illustrant un phénomène largement exploité par le cinéma ou la littérature fantastique, et qui peut être vécu au quotidien par un individu dépressif. Il s’agirait plutôt de décrire la façon dont un tel psychodrame se déroule dans la conscience de celui qui l’éprouve, il s’agirait pour nous de traquer le Minotaure dans sa tanière et de parvenir à le tuer. Notre propre maison peut précisément devenir un labyrinthe, lorsque nous ne sommes plus maîtres de nous même ; nous disons alors que nous ne nous appartenons plus, ou que nous ne sommes plus habités, mais hantés.
   
    Je vous disais tout à l’heure que notre conscience est multiple, ce qui vous a paru pour le moins singulier, n’est-ce pas ? Selon moi, le corps d’un homme peut se laisser investir, avec l’âge ou après un accident, par une partie de celle-ci jusque-là reléguée en arrière-plan, précisément comme une huile remonte à la surface de l’eau ou un individu emménageant dans une maison nouvelle. Les proches de celui qui éprouve un tel état disent alors qu’il a changé, qu’il n’est décidément plus le même, mais ils ne vont pas jusqu’à penser que l’homme, dont ils parlent, soit à ce point différent qu’il est investi d’une autre identité, parce que nous reconnaissons une personne à partir de l’image que nous nous faisons d’elle ; nous l’identifions à partir de la première chose qui apparaisse quand un proche ou un étranger se trouve devant nous : son corps, un corps dont on pense qu’il ne changera pas ou de façon si imperceptible que le temps même nous semble ne pas compter ici. Enfin, notre état civil, pour une raison de protection des personnes évidente, semble, sur ce point, d’accord avec l’opinion courante : il y a un état de citoyen depuis la Révolution française ; en tant que personne, un homme, quel qu’il soit, est un et indivisible comme la République qui le protège. C’est en cela qu’on dit que l’homme ou la République sont souverains. Ce principe est un axiome de notre droit civil depuis la déclaration universelle des droits de l’homme et il est aussi un progrès humain évident qu’il est essentiel de défendre coûte que coûte, mais, dans le même temps, en tant qu’axiome, il semble ne devoir ni être démontré, ni discuté et amélioré, comme ne peut être démontrée pour un théologien l’existence de Dieu ou, pour un mathématicien, le postulat d’Euclide. Pourtant, non seulement nos goûts et nos désirs changent, mais notre personnalité, notre conscience le peuvent aussi ; notre personnalité peut même changer radicalement après un accident, comme je viens de le dire : certains d’entre nous ne sont résolument pas le même homme de la naissance à la mort, et il faudrait que l’on puisse avoir une idée précise du nombre de personnes qui, dans notre pays, ont eu un récit de vie, dans lequel s’est produit un changement de vie étonnant, de ceux pour lesquels la vie représente une narration uniforme. Mais voilà ce qui paraît inadmissible aux yeux de l’opinion : « La conscience d’un homme peut changer radicalement », puisque notre humanité nous semble liée au fait que nous avons une nature biologique, et, pour ainsi dire, une seconde nature établie, généralement, par le métier que nous avons appris. Mais, au fond, cet inadmissible cache un mensonge de polichinelle : tout le monde sait, devenant adulte, que tout change en nous et hors de nous, même l’homme, même un homme peut changer, et que, si la conscience humaine paraît avoir été fixée une fois pour toute, comme la lumière sur un film au moment du développement photographique, c’est pour qu’une humanité advienne. L’homme semble être ce premier mensonge que la civilisation nous a fait. Tout le monde le sait, tout le monde sait, depuis l’aube de l’humanité, les vérités que j’énonce ici, sans avoir eu besoin des fragments d’Héraclite pour l’apprendre, mais relègue à la littérature et, maintenant, au cinéma le soin de dire une antienne vieille aujourd’hui de trois cent mille ans. Et la littérature et le cinéma laissent faire, ils admettent même parfois nous servir la soupe à ce sujet.

    On peut représenter la conscience d’un homme par une maison, d’accord ? Il y a, dans la conscience-maison, un pacte à l’origine de la sortie d’un locataire et à l’emménagement d’un nouveau, un pacte entre deux parties ou modalités de la conscience, et l’une d’elle accepte de partir de façon momentanée ou définitive. Cela pourrait être institué par un contrat, un engagement écrit établi en toute connaissance de cause, si notre culture reconnaissait qu’un homme peut changer, mais, actuellement, il s’agit d’un pacte, quelque chose qui se forme dans l’intimité des consciences pour l’un ou l’autre d’entre nous. Une telle pratique aurait pu être instituée si nos mentalités n’avaient pas été moulées par deux mille ans de civilisation grecque et chrétienne, mais, malheureusement, comme notre société n’envisage pas qu’un tel phénomène puisse être possible, comme le changement de personnalité voulu ou subi est stigmatisé, la maison peut devenir un labyrinthe pour son nouvel occupant, et ce labyrinthe générer un Minotaure. Ce Minotaure est le poids des responsabilités sociales, la projection de la société dans l’esprit du nouvel occupant. Il est, à ce propos, très rare qu’une culture ne diabolise pas la métamorphose.
    Chaque contrat devrait pouvoir être discuté, non seulement, dans l’esprit d’un individu, par les deux modalités qui entrent et sortent de sa conscience-maison, mais aussi par ses proches ; une telle discussion devrait être possible de nos jours, si les institutions humaines n’était pas résolument conformistes. Chaque contrat devrait pouvoir être négocié par celui qui en éprouve le besoin avec ses proches, chaque contrat devrait donc pouvoir être écrit et considéré comme un acte légal. Un tel phénomène pourrait être institué par un rituel d’intégration, qu’une personne, souhaitant changer, pourrait demander pour elle-même.

    Mais revenons à Lost Highway de David Lynch, si vous le voulez bien. Les premières minutes du film tentent de retracer le moment où le contrat est signé à l’intérieur de Fred Madison, le personnage principal du film. J’imagine que ce personnage est un peu comme vous au début du film : il croit qu’il a une vie en propre, il croit qu’il a un métier, une femme et une maison, il pense que les murs de sa maison et tout ce qu’il y a à l’intérieur de celle-ci lui appartiennent. N’est-ce pas ce que vous pensez vous-même ? N’est-ce pas ce que vous vous dites quand vous rentrez chez vous ? Quelqu’un sonne à la porte. Fred Madison va à l’interphone, appuie sur le bouton « Listen », et une voix lui répond : « Dick Laurent est mort. » 



(A suivre)