"Quand nous engageons du personnel commercial et administratif, dit une personne compétente du bureau d'embauche, nous veillons surtout à ce qu'elle ait un physique agréable" (S. Kracauer, Schriften 1)
Pour la plupart des critiques de La Tannerie de Celia Levi,
Jeanne reste attachante bien que pathétique, du début à la fin du roman. Pour
le quotidien Libération, le rôle de candide, que l’autrice réserve à
Jeanne, lui sert « d'outil d'approche et de distanciation de son sujet
principal : le fonctionnement de la Tannerie », et ce qu’on en peut
conclure, son récit terminé, c’est que Jeanne était « elle-même indécise et
ballottée, aliénée qui s'ignorait. »[1] Pour le magazine Le
Point, l’intérêt du roman tient à cette figure neutre qui, tel un masque
blanc au théâtre, « déambule, rencontre, regarde, tente, s'approche,
traverse les halles successives de l'immense bâtiment, et sans doute parce que
sa présence vive dépasse le cadre de la page, on la suit, au fil de
descriptions longues, et de conversations de « tous les jours »,
celles des terrasses, qui sont ces temps-ci privées. »[2]. La revue communiste Contretemps,
elle, considère que « Jeanne incarne aussi la dépossession des êtres face
au système capitaliste, l’asservissement sans idéal, l’angoisse d’un écoulement
linéaire du temps, sans saillance historique malgré les révoltes politiques qui
occupent une place conséquente dans le déroulement de l’histoire, sans pourtant
rien y changer. »[3] Chez En attendant
Nadeau, Jeanne est le roman d’apprentissage d’une génération sacrifiée,
tandis que l’article de la revue en ligne Diacritik se termine sur un
emphatique : « Comme aurait pu le dire Flaubert, Jeanne, c’est vous,
c’est moi. »[4],
autant dire que, victimes consentantes ou non, nous faisons tous partie, pour Diacritik,
de la génération fauchée peinte par Celia Levi. Enfin, selon Alice Develey, journaliste
au Figaro, si Jeanne est atteinte de bovarysme, elle « ne cherche
pas à se soigner. Car à Paris, où elle se rend, sa maladie est un mode de vie. »[5] J’ignore encore comment le
bovarysme peut être un mode de vie aujourd’hui à Paris et pourquoi, mais c’est
ainsi. La plupart des critiques, que j’ai pu lire, ne présentent qu’un aspect
du manque de caractère de Jeanne, un portrait en creux permettant de sonder le
monde qu’elle intègre. Jeanne, au bas mot, n’a pas de personnalité, elle n’est qu’un
adjuvant permettant à l’écriture romanesque de décrire notre dystopie. Et,
pourtant, c’est dans ses désistements, ses défections (au sens que l’économiste
Albert O. Hirschman a donné au mot de défection) qu’elle est surtout
intéressante. Jeanne n’est pas qu’un masque blanc (ni une « oie
blanche » comme la présente Libé), elle a aussi une ombre nette,
une part cruelle, même si une telle part n’est pas saillante. L’article de Contretemps
montre bien, à ce sujet, que l’écriture du roman est une vision dégradée,
pervertie des romans du XIXème siècle, mais, faute de l’espace requis à une
analyse un peu poussée, aucun critique n’a pu, à ma connaissance, montrer la
cruauté en mode infrabasse de Jeanne – sa perversion en demi-teinte, derrière
sa réserve d’accompagnante sympathique. Et pourtant, Celia Levi a insisté, lors
de ses entretiens, sur ce qu’elle appelle, après le sociologue et journaliste
allemand Siegfried Kracauer, « l’horreur discrète de la vie
normale. » L’autrice établissait ici un parallèle explicite entre le mode
de vie des employés à la Tannerie, dans son roman, et ceux décrits dans un
essai par l’écrivain allemand Kracauer dans les années 20, tandis que
l’Allemagne se modernisait. La citation de Kracauer, que Celia Levi citait,
provient de l’essai Les employés : aperçus de l’Allemagne nouvelle publié en
1930. Le philosophe Ernst Bloch écrivit, à la sortie de cet ouvrage :
« Kracauer a voyagé jusqu’au centre de cette manière de ne pas être
là »[6], coutumière aux employés qui
formèrent, à l’époque, la première classe moyenne américanisée d’Europe. Car
ces employés, dans les années 20, étaient Jeanne déjà, une figure sympathique,
avenante et cette manière typique de « ne pas être là », qui révèlent
au premier regard toute la vacuité de leur existence. Et, lorsqu’on s’approche
d’elle et d’eux, comme pourrait le faire un entomologiste devant un insecte, on
découvre un manque de valeurs morales, alors même qu’ils doivent survivre déjà,
ou pour l’obtention d’un CDI, ou pour la prise en compte, aux Prud’hommes, de
leurs bons et loyaux services, après un plan social. Jeanne est donc cette
victime mignonne, sympathique qui a cette manière de ne pas être là que
ses employeurs attendent d’elle et qui fait que Diacritik puisse
s’exclamer en fin d’article : « Comme aurait pu le dire Flaubert,
Jeanne, c’est vous, c’est moi. » Nous nous sentons tous solidaires, en
effet, de cette manière de ne pas y être, qui fait partie de la personnalité d’une
partie chaque jour plus importante de nos frères humains, d’un bout à l’autre du
monde, qu’ils aient un job de merde ou même un job à la con.
Pas
plus que pour le petit chef Leroy, Jeanne n’éprouve de sentiments humains
authentiques, ni pour les sans-papiers vivant dans des tentes qui s’amoncellent
devant son centre d’art à Pantin, ni pour les droits des travailleurs dont elle
fait partie et dont elle suit, pourtant, les manifestations contre la loi El
Khomri. Ainsi, lorsque Sylvia, une accompagnante avec laquelle elle a
sympathisé au début du roman, est prise à partie par des collègues, elle ne
peut s’empêcher d’être du côté des rieurs. Puis, lorsque la situation au
travail de Sylvia se dégrade, elle calcule ses marques d’affection auprès
d’elle. Aucune compassion ne lui vient alors même qu’elle sait que Sylvia a un
fils en prison et qu’elle peine, comme elle, à subvenir à ses besoins. Jeanne
n’est pas là, ou très peu, pour elle. Tout est, au fond, une affaire de réserve,
de calcul sur sa propre réserve, d’épargne sur ce qu’elle peut, ou ne pas, être,
et sans risque de se mouiller : « Influencée par Marianne qui
avait pris parti pour Sylvia, [Jeanne] se rapprocha d’elle, sans grande
conviction, feignait la jovialité, mais elle était gênée, elle n’avait pas
envie de se faire mal voir par Paula [sa supérieure directe], et les jérémiades
de Sylvia, son air de chien battu, de constante victime l’agaçaient. Sans se
l’avouer, elle avait peur que tout ce malheur, sa disgrâce, ne la
contamine ; une aversion des bien portants pour les malades. » [P.
110]
Plus
loin, alors qu’elle suit les prises de discussions publiques ayant lieu place
de la République pour Nuit Debout, elle retrouve par hasard une camarade de la
faculté ayant suivi, comme elle, des études de librairie. Pas plus que
pour Sylvia, Jeanne n’est touchée par le sort dramatique de son amie qui, pour
ne pas avoir trouvé d’emploi à la sortie de ses études, a passé le concours d’enseignant,
l’a obtenu et vit désormais un enfer, lors de son année de stage. Jeanne ne
peut s’empêcher de se contempler dans un miroir, près d’elle, tandis qu’elle
lui raconte ses déboires en tant que néoprof, elle éprouve même « une
petite satisfaction d’orgueil » devant ce qu’elle est devenue [pp.
251-252]. Comme lors de disputes entre accueillants à la Tannerie, Jeanne ressent
alors « une certaine jouissance au spectacle des rivalités. »
C’est
donc un sadisme qui n’en est pas un, une cruauté en demi-teinte, tout en
réserve, à bas prix, comme sa vie, le spectacle d’un voyeur devant un animal
agonisant, lorsqu’il s’en trouve un sur la route. Elle est cette manière de
« ne pas être là », même devant une victime, décrite par Kracauer,
avant la montée au pouvoir de Hitler, car la Tannerie ne date pas d’hier, mais
elle a déjà un siècle, a commencé dans les villes allemandes entre 1923 et 1925,
le cauchemar climatisé de la ville moderne décrit par Ernst Bloch, en même temps
que Henry Miller pour les Etats-Unis. Nous sommes donc, avec Jeanne, dans une
boucle dystopique liant la personnalité clivée de l’employé berlinois durant
Weimar aux salariés de la Tannerie. Dans une somme, Critique de la raison cynique, qui est l’étiologie philosophique de l’idéologie allemande
de Weimar avant la résistible ascension de Hitler au pouvoir, le
philosophe Peter Sloterdijk montrait, au début des années 80, l’évolution du
climat social et de la mentalité des classes moyennes allemandes d’alors,
consentant à cette personnalité schizoïde sympathique et jouant à « ne pas
être là ». Selon Sloterdijk, cette américanisation ou, plutôt, cette
ouverture à la société de consommation de la superstructure allemande
complexifiait alors radicalement l’antagonisme des luttes de classes entre la
bourgeoisie et le prolétariat ; il affirmait à ce sujet :
« L’univers devient un « multivers » et l’individu un
« multidividu » -- un être divisé de façon multiple. »[7] (d’où le léger sentiment
de déconvenue de l’autrice de la critique de La Tannerie, pour la revue communiste Contretemps)
Jeanne serait donc elle-même un « multidividu », comme la plupart de ses collègues accompagnants à la Tannerie. A travers elle, une généalogie de la mentalité de l'employé émerge, commençant dans les années 20 après la répression de la révolte spartakiste puis les années 80 faisant suite à la révolution culturelle. Cette généalogie est largement tributaire des boucles utopiques-dystopiques et des cycles boursiers. C’est ici aussi que cette généalogie rejoint la notion de dystopie définie par le sociologue anglais Mark Featherstone, à la Suite 4 de ce texte, et, dans son essai Utopie du crime, sa mise à jour, en 2012, d’une mentalité cynique et sadique traversant les sociétés modernes actuelles. Là où Featherstone se trompait, c’est d’avoir considéré que cette mentalité de type « multidividuel » était alors nouvelle. Comme on le voit, même si l’employé-e des classes moyennes a une manière bien à lui, quasi quantique, de ne pas être là, il a un fond sadique qui est dû à un trait : son absence totale d’empathie. Ainsi, Jeanne elle-même n’éprouve aucune empathie lorsqu’elle perçoit devant elle une situation misérable. Cette absence d’empathie est due à la distance intérieure, théorique ou rationnelle, que le sadique lui-même met entre lui et l’objet de sa violence. Dans Utopie du crime, Featherstone montrait que cette absence d’empathie du sadique est ce que Georg Simmel, dans Philosophie de l’argent, appelait la réserve. Simmel assimilait cette réserve à l’introduction du système monétaire dans la métropole moderne. Jeanne est, au fond, une victime aliénée des marchés financiers et de leur cynisme, parce qu’elle partage avec eux leur absence d’empathie. Elle est un produit du marché.
[1]
Frédérique Roussel, « Celia Levi : bouillon de culture ». Libération,
21 août 2020.
https://www.liberation.fr/livres/2020/08/21/bouillon-de-culture_1797421/
[2] Valérie
Marin La Meslée, « Celia Levi bouscule le bien-disant culturel dans La
Tannerie ». Le Point, 6 novembre 2020.
[3] https://www.contretemps.eu/celia-levi-tannerie-roman-flaubert/
[4] Ulysse
Baratin, « Un roman d’apprentissage intersectionnel ». En
attendant Nadeau, 14 novembre 2020. https://www.en-attendant-nadeau.fr/2020/11/14/roman-apprentissage-levi/
Christine
Marcandier, « Celia Levi : La Tannerie, une éducation
sentimentale au féminin contemporain ». Site Internet de Diacritik. 2
septembre 2020. https://diacritik.com/2020/09/02/celia-levi-la-tannerie-une-education-sentimentale-au-feminin-contemporain/
[5] Alice Develey, « La Tannerie, de Celia Levi: Mademoiselle Bovary à Paris » Le Figaro, 21 octobre 2020.
[6] Ernst
Bloch, Héritage de ce temps, Paris, 1978. P. 27.
[7] Peter
Sloterdijk, Critique de la raison cynique. Ed. Christian Bourgois, 1987.
P. 619. Chap. 13 « Hop là – vivons-nous? “