mardi 31 août 2021

DEUX TANNERIES - suite 11 : LA RÉSERVE

 

"Quand nous engageons du personnel commercial et administratif, dit une personne compétente du bureau d'embauche, nous veillons surtout à ce qu'elle ait un physique agréable" (S. Kracauer, Schriften 1)  

 

    Pour la plupart des critiques de La Tannerie de Celia Levi, Jeanne reste attachante bien que pathétique, du début à la fin du roman. Pour le quotidien Libération, le rôle de candide, que l’autrice réserve à Jeanne, lui sert « d'outil d'approche et de distanciation de son sujet principal : le fonctionnement de la Tannerie », et ce qu’on en peut conclure, son récit terminé, c’est que Jeanne était « elle-même indécise et ballottée, aliénée qui s'ignorait. »[1] Pour le magazine Le Point, l’intérêt du roman tient à cette figure neutre qui, tel un masque blanc au théâtre, « déambule, rencontre, regarde, tente, s'approche, traverse les halles successives de l'immense bâtiment, et sans doute parce que sa présence vive dépasse le cadre de la page, on la suit, au fil de descriptions longues, et de conversations de « tous les jours », celles des terrasses, qui sont ces temps-ci privées. »[2]. La revue communiste Contretemps, elle, considère que « Jeanne incarne aussi la dépossession des êtres face au système capitaliste, l’asservissement sans idéal, l’angoisse d’un écoulement linéaire du temps, sans saillance historique malgré les révoltes politiques qui occupent une place conséquente dans le déroulement de l’histoire, sans pourtant rien y changer. »[3] Chez En attendant Nadeau, Jeanne est le roman d’apprentissage d’une génération sacrifiée, tandis que l’article de la revue en ligne Diacritik se termine sur un emphatique : « Comme aurait pu le dire Flaubert, Jeanne, c’est vous, c’est moi. »[4], autant dire que, victimes consentantes ou non, nous faisons tous partie, pour Diacritik, de la génération fauchée peinte par Celia Levi. Enfin, selon Alice Develey, journaliste au Figaro, si Jeanne est atteinte de bovarysme, elle « ne cherche pas à se soigner. Car à Paris, où elle se rend, sa maladie est un mode de vie. »[5] J’ignore encore comment le bovarysme peut être un mode de vie aujourd’hui à Paris et pourquoi, mais c’est ainsi. La plupart des critiques, que j’ai pu lire, ne présentent qu’un aspect du manque de caractère de Jeanne, un portrait en creux permettant de sonder le monde qu’elle intègre. Jeanne, au bas mot, n’a pas de personnalité, elle n’est qu’un adjuvant permettant à l’écriture romanesque de décrire notre dystopie. Et, pourtant, c’est dans ses désistements, ses défections (au sens que l’économiste Albert O. Hirschman a donné au mot de défection) qu’elle est surtout intéressante. Jeanne n’est pas qu’un masque blanc (ni une « oie blanche » comme la présente Libé), elle a aussi une ombre nette, une part cruelle, même si une telle part n’est pas saillante. L’article de Contretemps montre bien, à ce sujet, que l’écriture du roman est une vision dégradée, pervertie des romans du XIXème siècle, mais, faute de l’espace requis à une analyse un peu poussée, aucun critique n’a pu, à ma connaissance, montrer la cruauté en mode infrabasse de Jeanne – sa perversion en demi-teinte, derrière sa réserve d’accompagnante sympathique. Et pourtant, Celia Levi a insisté, lors de ses entretiens, sur ce qu’elle appelle, après le sociologue et journaliste allemand Siegfried Kracauer, « l’horreur discrète de la vie normale. » L’autrice établissait ici un parallèle explicite entre le mode de vie des employés à la Tannerie, dans son roman, et ceux décrits dans un essai par l’écrivain allemand Kracauer dans les années 20, tandis que l’Allemagne se modernisait. La citation de Kracauer, que Celia Levi citait, provient de l’essai Les employés : aperçus de l’Allemagne nouvelle publié en 1930. Le philosophe Ernst Bloch écrivit, à la sortie de cet ouvrage : « Kracauer a voyagé jusqu’au centre de cette manière de ne pas être là »[6], coutumière aux employés qui formèrent, à l’époque, la première classe moyenne américanisée d’Europe. Car ces employés, dans les années 20, étaient Jeanne déjà, une figure sympathique, avenante et cette manière typique de « ne pas être là », qui révèlent au premier regard toute la vacuité de leur existence. Et, lorsqu’on s’approche d’elle et d’eux, comme pourrait le faire un entomologiste devant un insecte, on découvre un manque de valeurs morales, alors même qu’ils doivent survivre déjà, ou pour l’obtention d’un CDI, ou pour la prise en compte, aux Prud’hommes, de leurs bons et loyaux services, après un plan social. Jeanne est donc cette victime mignonne, sympathique qui a cette manière de ne pas être là que ses employeurs attendent d’elle et qui fait que Diacritik puisse s’exclamer en fin d’article : « Comme aurait pu le dire Flaubert, Jeanne, c’est vous, c’est moi. » Nous nous sentons tous solidaires, en effet, de cette manière de ne pas y être, qui fait partie de la personnalité d’une partie chaque jour plus importante de nos frères humains, d’un bout à l’autre du monde, qu’ils aient un job de merde ou même un job à la con.

    Pas plus que pour le petit chef Leroy, Jeanne n’éprouve de sentiments humains authentiques, ni pour les sans-papiers vivant dans des tentes qui s’amoncellent devant son centre d’art à Pantin, ni pour les droits des travailleurs dont elle fait partie et dont elle suit, pourtant, les manifestations contre la loi El Khomri. Ainsi, lorsque Sylvia, une accompagnante avec laquelle elle a sympathisé au début du roman, est prise à partie par des collègues, elle ne peut s’empêcher d’être du côté des rieurs. Puis, lorsque la situation au travail de Sylvia se dégrade, elle calcule ses marques d’affection auprès d’elle. Aucune compassion ne lui vient alors même qu’elle sait que Sylvia a un fils en prison et qu’elle peine, comme elle, à subvenir à ses besoins. Jeanne n’est pas là, ou très peu, pour elle. Tout est, au fond, une affaire de réserve, de calcul sur sa propre réserve, d’épargne sur ce qu’elle peut, ou ne pas, être, et sans risque de se mouiller : « Influencée par Marianne qui avait pris parti pour Sylvia, [Jeanne] se rapprocha d’elle, sans grande conviction, feignait la jovialité, mais elle était gênée, elle n’avait pas envie de se faire mal voir par Paula [sa supérieure directe], et les jérémiades de Sylvia, son air de chien battu, de constante victime l’agaçaient. Sans se l’avouer, elle avait peur que tout ce malheur, sa disgrâce, ne la contamine ; une aversion des bien portants pour les malades. » [P. 110]

    Plus loin, alors qu’elle suit les prises de discussions publiques ayant lieu place de la République pour Nuit Debout, elle retrouve par hasard une camarade de la faculté ayant suivi, comme elle, des études de librairie. Pas plus que pour Sylvia, Jeanne n’est touchée par le sort dramatique de son amie qui, pour ne pas avoir trouvé d’emploi à la sortie de ses études, a passé le concours d’enseignant, l’a obtenu et vit désormais un enfer, lors de son année de stage. Jeanne ne peut s’empêcher de se contempler dans un miroir, près d’elle, tandis qu’elle lui raconte ses déboires en tant que néoprof, elle éprouve même « une petite satisfaction d’orgueil » devant ce qu’elle est devenue [pp. 251-252]. Comme lors de disputes entre accueillants à la Tannerie, Jeanne ressent alors « une certaine jouissance au spectacle des rivalités. »

    C’est donc un sadisme qui n’en est pas un, une cruauté en demi-teinte, tout en réserve, à bas prix, comme sa vie, le spectacle d’un voyeur devant un animal agonisant, lorsqu’il s’en trouve un sur la route. Elle est cette manière de « ne pas être là », même devant une victime, décrite par Kracauer, avant la montée au pouvoir de Hitler, car la Tannerie ne date pas d’hier, mais elle a déjà un siècle, a commencé dans les villes allemandes entre 1923 et 1925, le cauchemar climatisé de la ville moderne décrit par Ernst Bloch, en même temps que Henry Miller pour les Etats-Unis. Nous sommes donc, avec Jeanne, dans une boucle dystopique liant la personnalité clivée de l’employé berlinois durant Weimar aux salariés de la Tannerie. Dans une somme, Critique de la raison cynique, qui est l’étiologie philosophique de l’idéologie allemande de Weimar avant la résistible ascension de Hitler au pouvoir, le philosophe Peter Sloterdijk montrait, au début des années 80, l’évolution du climat social et de la mentalité des classes moyennes allemandes d’alors, consentant à cette personnalité schizoïde sympathique et jouant à « ne pas être là ». Selon Sloterdijk, cette américanisation ou, plutôt, cette ouverture à la société de consommation de la superstructure allemande complexifiait alors radicalement l’antagonisme des luttes de classes entre la bourgeoisie et le prolétariat ; il affirmait à ce sujet : « L’univers devient un « multivers » et l’individu un « multidividu » -- un être divisé de façon multiple. »[7] (d’où le léger sentiment de déconvenue de l’autrice de la critique de La Tannerie, pour la revue communiste Contretemps)

    Jeanne serait donc elle-même un « multidividu », comme la plupart de ses collègues accompagnants à la Tannerie. A travers elle, une généalogie de la mentalité de l'employé émerge, commençant dans les années 20 après la répression de la révolte spartakiste puis les années 80 faisant suite à la révolution culturelle. Cette généalogie est largement tributaire des boucles utopiques-dystopiques et des cycles boursiers. C’est ici aussi que cette généalogie rejoint la notion de dystopie définie par le sociologue anglais Mark Featherstone, à la Suite 4 de ce texte, et, dans son essai Utopie du crime, sa mise à jour, en 2012, d’une mentalité cynique et sadique traversant les sociétés modernes actuelles. Là où Featherstone se trompait, c’est d’avoir considéré que cette mentalité de type « multidividuel » était alors nouvelle. Comme on le voit, même si l’employé-e des classes moyennes a une manière bien à lui, quasi quantique, de ne pas être là, il a un fond sadique qui est dû à un trait : son absence totale d’empathie. Ainsi, Jeanne elle-même n’éprouve aucune empathie lorsqu’elle perçoit devant elle une situation misérable. Cette absence d’empathie est due à la distance intérieure, théorique ou rationnelle, que le sadique lui-même met entre lui et l’objet de sa violence. Dans Utopie du crime, Featherstone montrait que cette absence d’empathie du sadique est ce que Georg Simmel, dans Philosophie de l’argent, appelait la réserve. Simmel assimilait cette réserve à l’introduction du système monétaire dans la métropole moderne. Jeanne est, au fond, une victime aliénée des marchés financiers et de leur cynisme, parce qu’elle partage avec eux leur absence d’empathie. Elle est un produit du marché.         



[1] Frédérique Roussel, « Celia Levi : bouillon de culture ». Libération, 21 août 2020.

 https://www.liberation.fr/livres/2020/08/21/bouillon-de-culture_1797421/

[2] Valérie Marin La Meslée, « Celia Levi bouscule le bien-disant culturel dans La Tannerie ». Le Point, 6 novembre 2020.

https://www.lepoint.fr/actu-du-jour/celia-levi-bouscule-le-bien-disant-culturel-dans-la-tannerie-06-11-2020-2399763_781.php

[3] https://www.contretemps.eu/celia-levi-tannerie-roman-flaubert/

[4] Ulysse Baratin, « Un roman d’apprentissage intersectionnel ». En attendant Nadeau, 14 novembre 2020. https://www.en-attendant-nadeau.fr/2020/11/14/roman-apprentissage-levi/

 Christine Marcandier, « Celia Levi : La Tannerie, une éducation sentimentale au féminin contemporain ». Site Internet de Diacritik. 2 septembre 2020. https://diacritik.com/2020/09/02/celia-levi-la-tannerie-une-education-sentimentale-au-feminin-contemporain/

[5] Alice Develey, « La Tannerie, de Celia Levi: Mademoiselle Bovary à Paris » Le Figaro, 21 octobre 2020.

[6] Ernst Bloch, Héritage de ce temps, Paris, 1978. P. 27.

[7] Peter Sloterdijk, Critique de la raison cynique. Ed. Christian Bourgois, 1987. P. 619. Chap. 13 « Hop là – vivons-nous?

jeudi 26 août 2021

DEUX TANNERIES - suite 10 : playing et game

 


Couverture d'un livre de COUM, sur la transgression du droit d'auteur (Copyright),

où figure un célèbre ready-made de Duchamp


    Qu’est-ce qu’une communication ouverte ? Comment une communication peut-elle être constamment ouverte et aussi, dans le même temps, jamais interrompue ? C’est la question à laquelle John Cage s’est attelé toute sa vie. Il appelait l’enjeu de cette question la musique. Qu’est-ce à dire ? Et quel rapport avec mon texte Deux Tanneries ? Tout et rien en même temps : l’enjeu de John Cage, selon moi, montre le premier seuil, ou premier cran, entre l’utopie et la dystopie. 

    Ce seuil est d’abord celui qui se situe entre le playing et le game, l’anglais permettant cette distinction dans le jeu, tandis que le français est plus pauvre, ne connaît qu’un seul mot. Le playing est l’immanence du jeu, le fait que je me laisse porter par le jeu, que j’improvise ou que je suis dans l’expression libre ; le game est le jeu réglé, le jeu et la règle du jeu, ce qui fait que je cherche à suivre une règle et à trouver un intérêt ou un gain au jeu. Tout l’enjeu de la musique pour John Cage était que celle-ci puisse rester dans le playing, d’où son refus obstiné de s’en remettre à l’avis de Schönberg : sans sens de l’harmonie, le musicien, fatalement, rencontrera un mur, l’avait averti Schönberg durant ses études, rappelez-vous. John Cage est ce musicien qui refuse les règles harmoniques et qui, obstinément, frappe sa tête contre le mur du game. Or, un tel mur n’est pas seulement celui de l’art ou de la musique, puisque toutes les règles sont discutables.

    Cela commence avec « Communication », le texte d’ouverture de Silence, le manifeste musical de John Cage : tout John Cage est même dans ce texte au début de son livre Silence. Qu’est-ce que « Communication » de Cage ? L'article est composé d’une suite de questions, même pas une série de questions, mais une suite, une liste, un inventaire de questions. Une série est le début d’un ordre, mais dans un inventaire les questions n’ont pas vraiment d’ordre, ou le moins d’ordre possible. Nous avons donc une suite sans ordre, ou le moins possible. « Communication » de Cage commence ainsi :

    « NICHI NICHI KORE KO NICHI : tous les jours sont beaux.

Et si je posais trente-deux questions ?

Et si je m’arrêtais de temps en temps ?

Les choses en seront-elles plus claires ?

La communication est-elle une chose devenue plus claire ?

Qu’est-ce que la communication ?

La musique que communique-t-elle ? »

    Et le texte se poursuit ainsi, comme si tous les jours étaient beaux, comme si tout était égal, et les questions et les réponses.

    Ce qu’on peut dire de « Communication » de Cage, c’est que nous sommes bien là dans l’immanence, l’immanence du jeu, de la communication, loin bien loin, en somme, d’un game comme d’une règle que des lecteurs ou des participants à un jeu respecteraient. Dans l’un de ses premiers livres Différence et répétition, le philosophe Gilles Deleuze parlait de l’essence des questions. Il disait alors que la philosophie, c’est l’art de poser des questions, et il appelait cet art la dialectique. Ainsi une question bien posée amènerait avec elle sa réponse, et tout l’enjeu de la philosophie, selon Deleuze, était de bien poser les questions pour que des réponses adviennent. Deleuze revient là-dessus dans ses cours sur la philosophie dans les années 70. Mais là, chez Cage, on remarque qu’il y a un refus (même partiel) de la dialectique et du game, donc des règles, de toutes les règles du jeu ; on trouve donc un écart absolu par rapport à la philosophie ou à un discours reconnaissable par des pairs : refus en somme de trouver un ordre aux questions, de les sérier ou même d’en faire un tri, refus donc d’une communication se pliant à quelque dialectique que ce soit. Les questions, en musique et dans la vie, n’ont pas à trouver de réponses pour Cage, puisque tout est déjà là. Nous sommes dans l’ostinato, et la musique est, tout entière, dans cet ostinato. Ouverte au présent de ce qui communique, ouverte tout court. Une écoute continue, obstinément ouverte. Tout court.

    « Ces questions mènent-elles quelque part ? demande, quelques lignes plus loin dans « Communication », John Cage.

Où allons-nous ?

En suis-je à la vingt-huitième question ?

Y a-t-il des questions importantes ?

« Comment se fait-il qu’on doive procéder avec prudence en termes dualistes ? »

Me reste-t-il deux questions ?

Et maintenant plus ? »

    Et « Communication » poursuit sa pente. 

    Le problème serait simplement musical, si John Cage avait intitulé son texte « Musique », mais il l’a intitulé « Communication », comme une communication ou la communication en général, c'est-à-dire que, lisant le musicien américain Cage, il pourrait nous sembler que l’essence-même de ce qui nous fait homme, cette communication qui nous lie les uns aux autres pourrait même être ce playing, ce que Deleuze appelait le « plan d’immanence ». La communication serait, tout entière, dans ce playing pour John Cage. Pas pour Gilles Deleuze ni même pour David Graeber : la communication ne peut pas ne pas avoir de règles pour eux. Ainsi, pour l’anthropologue Graeber, l’utopie serait à rechercher dans la transformation du playing en game, lorsque le jeu libre invente des contraintes auxquels se plient les participants. Dans L’anarchie, pour ainsi dire, il affirme ainsi : « Cela pourrait être une façon de synthétiser les deux conceptions de la liberté [celle de la liberté comme « capacité à avoir des amis », et celle héritée du droit romain et qui se réfère à la notion de propriété]. Le jeu (play) se transforme en jeux (games) au moment où plusieurs personnes jouent et s’accordent sur des contraintes. De plus, la liberté en tant que capacité à créer des jeux et la liberté en tant que capacité à faire des promesses (ou à se faire des amis) sont des expressions de la créativité pure, qui s’attache et se contraint à l’objet de sa création. Mais heureusement, cet attachement n’est pas absolu. »[1]  

    Ici, pour David Graeber, lorsque l’attachement au jeu devient absolu, l’utopie devient alors une dystopie ; ainsi de l’argent, quantifiant les règles du jeu entre un créancier et un débiteur. Pour Cage, non : la communication peut s’obstiner à ne pas avoir de règle, émetteurs et récepteurs peuvent s’obstiner à se frapper contre le mur du game, comme dans certains aspects de la vie publique et privée ou dans le dialogue amoureux.

    « Communication » se retrouve, quelques années plus tard, dans le groupe de Cosey Fanni Tutti COUM. Si on regarde, en effet, son mode de fonctionnement de près, COUM, le groupe auquel Cosey Fanni Tutti et Genesis P-Orridge ont participé, comme nombre de groupes musicaux d’alors, n’étaient pas seulement ou pas vraiment musicaux : nous sommes plutôt dans une forme de nescience de la communication. La musique pouvait bien n’être qu’une squame, une trace ou une empreinte des raisons d’être du groupe. Est-ce que COUM était de la musique, produisait de la musique, était la musique ? Et, d’ailleurs, que signifiait COUM ? CFT l’ignorait alors : le sens du nom, pour elle, était ouvert aux interprétations.

    Au sujet du fonctionnement de COUM, CFT écrit : « COUM n’était pas un simple « groupe », il s’agissait davantage d’un mouvement, d’une grande famille qui rassemblait des individus qui venaient de divers horizons. Chacun de nous explorait et réalisait ses fantasmes ou ses obsessions afin de se trouver une identité personnelle et artistique, de se sentir confiant dans un rapport d’opposition, quelle que soient les compétences et les caractéristiques traditionnellement associées aux « artistes ». Le principe de COUM, c’était de laisser libre cours aux idées, de se libérer des règles ou du doute… ce qui susciterait quelques situations conflictuelles, puisque nous contestions de manière transgressive les règles établies ainsi que les conventions socioculturelles. »[2]

    Voilà pour la théorie musicale. La recherche d’une identité authentique au sein d’un groupe qui vous y aide était une des motivations du mouvement, que l’on retrouve aussi, quelques années plus tôt, au sein de la constellation des Diggers californiens et notamment chez le digger Emmett Grogan. COUM y inclut cependant, avec le thélémisme, une quête mystique liée à l’amour libre ; le corps physique ou le genre sexuel, comme la communication ou la musique, sont ouverts à l’improvisation libre chez COUM : ici, malgré leurs différends, CFT et GPO se rejoignent, comme on verra. Nous sommes donc là, avec le groupe fondé par GPO, dans une utopie proche du fouriérisme. Ici, cent ans plus tard, quelque chose du rêve éveillé de Charles Fourier émerge, même si les protagonistes n’en avaient alors pas conscience. Un ordre existentiel en mode mineur, proche du playing & du concept de technologie poétique de David Graeber, s’ouvre, entre le rêve du poème fouriériste à sa mise en œuvre effective. Cet ordre se figure lui-même être musique, et proche de l’harmonie des sphères, de cette union de la terre et du ciel rêvée jadis par Fourier. COUM est bien un microcosme du rêve éveillé de l’utopiste, mais un microcosme qui arrive à lui par hasard, après avoir suivi des chemins différents. Parce que, de bout en bout, COUM en est resté au playing, mais aussi parce que les institutions de l’époque, ce que Marx appelait la superstructure, avait une devise névrotique assez basse pour tolérer cela, qui n’aurait pas eu lieu sinon. Fourier, en un sens, est revenu en 68. C’est ce que le philosophe et spécialiste de Charles Fourier René Schérer affirme aussi, à la fin de son entretien « En traînée de poudre… » donné sur le fouriérisme en 2015 à la revue Critique :

    « Critique – Il faudrait donc imaginer, pour que « la trainée de poudre » ne fasse pas long feu, quelque chose comme une « contagion sacrée », dans ces situations socio-historiques très particulières d’« effervescence », comme celles que Bataille évoque et invoque dans les années trente ?

    René Schérer – Très certainement. Et il y a eu, en effet, en 1968, une certaine forme d’effervescence qui a pu faire penser qu’il pouvait y avoir une révolution ou une évolution fouriériste. »[3]

    Il y a eu... Fin du playing, retour au game.

  



[1] L’anarchie – pour ainsi dire. P. 111.

[2] Art Sexe Musique, p. 84.

[3] « En traînée de poudre… », René Schérer. Revue Critique. Janvier-février 2015. N°812-813. Fourier revient. P. 158.

jeudi 19 août 2021

DEUX TANNERIES - suite 9 : JANUS & JACK

 


Dessin représentant Jack Parsons, l'un des pionniers américains de la propulsion spatiale,

sans doute pour la série Strange Angel qui lui a été consacrée en 2018, sur la chaine CBS.


JANUS & JACK

 

    Dans un court essai, Portrait de l’intellectuel en animal de compagnie, l’écrivain et philosophe Michel Surya montre combien les années 80 ont été l’époque où la conjuration des intellectuels de gauche a été importante et même remarquable, et cela sans pour autant que le capitalisme n’eût imposé ni demandé quoi que ce soit, sans même qu’il ne leur permît d’obtenir la récompense qu’ils espéraient de lui en retour. Si une telle conjuration de l’intelligentsia de gauche a été remarquable lors du passage de l’utopie à la dystopie, les activités politiques de l’économiste belge Ernest Mandel, dont parle David Graeber dans Bureaucratie à propos de la « révolution cybernétique », semblent anticiper leurs calculs d’épicier. Non que Mandel n’ait dit qu’il se fût trompé ni n’ait jamais renié ses conceptions politiques. Ernest Mandel, autrement connu sous le nom de Germain, a toujours milité à gauche et il fut un trotskyste important de la seconde moitié du vingtième siècle. Selon David Graeber, l’économiste belge et trotskyste soutenait que l’humanité se trouvait à l’aube d’une troisième révolution technologique « aussi profonde, selon lui, que l’avaient été les révolutions agricole ou industrielle : une révolution dans laquelle les ordinateurs, les robots, les nouvelles sources d’énergie et les nouvelles technologies de l’information allaient, de fait, remplacer la main-d’œuvre industrielle à l’ancienne – la « fin du travail », comme on allait vite l’appeler. »[1] -- soit New Babylon, que préfigurait aussi la dérive existentielle & situ de Cosey Fanny Tutti, à l’aube du mouvement punk.

    L’économiste et anthropologue David Graeber se trompait-il ici ? Avait-il mal lu Mandel ? Le sociologue Stephen Bouquin reprend pourtant les allégations de Graeber, en introduction à la revue des Mondes du travail qu’il dirige : non, déclare très sommairement Stephen Bouquin dans sa revue, Mandel n’a jamais affirmé cela en économie, mais tout le contraire : notre monde n’a jamais été New Babylon, pour Mandel, mais il était, dans les années 70, un New Moloch en germe : il était Jeanne déjà et, avec elle, la dystopie de la Tannerie[2]. Mandel reste donc un économiste important et sérieux, de nos jours, et non pas un futurologue fantaisiste, comme on pourrait le présumer en lisant Graeber.

     Qui a raison et qui a tort ici ? David Graeber ou Stephen Bouquin ? Les deux, les deux ont raison et les deux ont tort, dans le même temps. Car Mandel, en tant qu’économiste reconnu, parlait en 70 du New Molloch qui se profilait, pendant que camarade Germain pouvait disserter sur New Babylon, tandis qu’il était trotskyste : Mandel était Janus [3]. Et les deux sons de cloche pouvaient paradoxalement s’entendre alors : Jeanne pouvait bien être CFT, et CFT Jeanne, le monde semblait encore en équilibre instable entre l’utopie et la dystopie 

    -- Non, dans les années 70, CFT semblait plus réelle que Jeanne, un lieu comme la Tannerie aurait donc paru fantastique, voire fantaisiste alors : aussi, c’est CFT qui nous est actuelle et Jeanne nous reste virtuelle. – Non, le révisionnisme marxiste de Mandel montre qu’il ne croyait pas qu’une révolution ouvrière fût alors possible ; c’est donc que Jeanne était déjà pour lui plus actuelle que CFT. Mais il y avait probablement chez lui comme une hésitation, la lecture précise de la ligne de partage des eaux entre le paradis et l’enfer. – Non, le paradis cybernétique est un enfantillage, peut-être même une maladie infantile du communisme, comme le gauchisme dont Lénine cherchait à mettre en garde les différents partis européens, lors du second congrès de l’Internationale en 1920. – Pas encore. Ce n’est pas encore cela : Jeanne est plutôt une jeune femme de chair et d’os de notre temps, Jeanne nous est, elle a toujours été, en tant que Bovary, plus contemporaine donc plus vraie, plus universelle que CFT. Jeanne est une Bovary d’aujourd’hui, qui rêve de Julien, son supérieur direct à la Tannerie, et d’un CDI pour un job de merde. On retourne donc en arrière ici, loin, bien loin des subtilités sensuelles du Nouveau Monde amoureux de l’utopiste Fourier, dont Flaubert se moquait jadis, loin, bien loin des conditions dictées au Tourbillon amoureux par la belle géante et héroïne Fakma la Sainte, dans son utopie amoureuse. Loin, bien loin aussi de la Nouvelle Thélème de Genesis P-Orridge, ou, avant lui, des poèmes thélémites que le pionnier de l’aérospatiale californien Jack Parsons écrivait en 1943, alors qu’il travaillait pour l’armée américaine contre l'Allemagne nazie. le mage Jack Parsons écrivait alors :

« J’aspire à Don Quichotte, je vis sous peyotl,

marijuana, morphine et cocaïne.

Je n’ai jamais connu la mélancolie mais seulement la folie

qui brûle au cœur et au cerveau.

Je vois en chaque servante une inhumaine, extatique,

démoniaque, divine, angélique,

en chaque wagon un dragon, en chaque verre de bière un flacon

empli de vin d’ambroisie.

Je suis allé à la ville et je l’ai trouvée bien vile,

le démon s’y jouait à l’envie

des millions de simples mortels qui franchissaient les portes de l’enfer

en songeant que tout irait pour le mieux.

J’ai dit : « Regardez, braves gens, sur chaque clocher d’église

un lutin démoniaque joue,

voyez la danse frénétique des goules dans les journaux quotidiens

et des démons régnant dans les tribunaux ;

les montagnes sont des palais, les femmes des calices

faites pour être goûtées et non soumises au commerce,

le désert est une salle de banquet préparée pour un festival,

ouvert au libre et à l’audacieux ;

le vent et le ciel sont nôtres, le paradis et toutes ses étoiles,

réveillez-vous et faites ce que vous voudrez ;

rompez avec cette progéniture démoniaque et ce cauchemar qui vous lie aux enfers,

la Magick repose de l’autre côté de la colline. »

Ils ont dit de moi que j’étais fou, ambigu, fainéant,

répugnant, fantasque, obscène ;

alors je me ruai encore vers ma potion d’armoise de cactus et de maïs

pour voir si l’air était toujours limpide.

Oh, j’aspire à Don Quichotte, je vis sous peyotl,

marijuana, morphine et cocaïne… »[4]

 

 

    Dans Bureaucratie, David Graeber parle du pionnier américain des réacteurs de fusées Jack Parsons et de l’ordre thélémite qu’il avait fondé en Californie durant la seconde guerre mondiale, pour montrer que des génies excentriques de son envergure sont, tout simplement, impossibles de nos jours : « Avec la victoire des Etats-Unis dans la guerre froide, écrit à ce sujet Graeber, les bureaucraties universitaires et scientifiques en place ont été suffisamment imprégnées de l’esprit des grandes entreprises pour garantir que plus jamais aucune personnalité de ce type ne s’approcherait, même à distance, d’un poste d’autorité. »[5]

     Or, depuis Jack Parsons et des réacteurs de fusée assez puissants pour nous faire traverser l'atmosphère, qu'est-ce que l'aérospatiale américaine a bien pu inventer de déterminant ? Quelques touristes faisant partie des 1% les plus riches se la montrent maintenant au-dessus de nous et trouvent leurs exploits virils sublunaires phénoménaux, mais rien de plus, au fond. Rien de plus que quelques morveux se la montrant sous les étoiles.



[1] David Graeber, « Des voitures volantes et de la baisse du taux de profit », Bureaucratie, pp. 132-133.

[2] Stephen Bouquin, « L’automatisation, entre promesses non tenues et réalités contrastées ». (Introduction au dossier du numéro 24-25). Les Mondes du travail. Novembre 2020. Site Internet de la revue, url. https://lesmondesdutravail.net/lautomatisation-entre-promesses-non-tenues-et-realites-contrastees/ 

[3] Lire, à ce sujet, Révisionnisme liquidateur contre trotskysme. Défense du trotskysme 2, de Stéphane Just. Editions Selio, Paris. 1971.

[4] John Whiteside « Jack » Parsons – Agapé Lodge’s Oriflamme, Vol I, n°1, 21 février 1943. Traduction Ewen Chardronnet. In Mojave Epiphanie. Une histoire secrète du programme spatial américain. Ewen Chardronnet. Editions Inculte, coll. « Dernière marge ». 2016. Pp. 106-107.  

[5] Bureaucratie, Graeber. P. 165. 

DEUX TANNERIES - suite 8 : LE RIDEAU TOMBE

 


Nuit Debout. Place de la République, Paris. 2016. Crédits : Benjamin Girette IP3 - Maxppp.



LE RIDEAU TOMBE

 

    Tout est liquide pour Jeanne. Sa vie même lui paraît liquide, elle ne semble pas même avoir une vie consistante, rien de solide en perspective. Tout s’étiole alors dans un grand miroitement incessant. Elle n’est pas là à ce qu’elle est, ou pas vraiment. La vie passe ainsi pour elle comme pour les autres personnages, dans laquelle même l’engagement politique semble être une excroissance du tourisme culturel que des lieux, comme la Tannerie, permettent aux consommateurs. Ainsi, des campements de migrants devant le centre d'art à Pantin ou des manifestations pour Nuit Debout, de fin mars à mai 2016. Jeanne ressent de l’empathie pour les conditions faites aux sans-papiers en France, elle assiste aux manifestations contre les réformes du gouvernement sur les droits des travailleurs, mais son engagement demeure à la lisière. Elle reste un personnage sur les rives s’étonnant du courant et des bateaux passant à côté d’elle, mais elle n’embarque jamais. Et, comme pour les tentes de migrants s’amoncelant devant son monstre, le directeur met une banderole aux portes de la Tannerie, pour exprimer sa solidarité envers les intermittents du spectacle et pour Nuit debout, puis, comme on sait, tout se termine un jour.

     Il y a bien, dans le roman de Celia Levi, les critiques politiques sur la loi Travail et l’engagement lors des manifestations de certains collègues, accompagnants de la Tannerie comme Jeanne, mais l’ensemble s’essouffle au bout de deux mois. Julien, celui avec lequel elle aimerait sortir, déclare même, avant que Nuit Debout ne se mette en place, que la valeur d’échange des manifestations et des luttes sociales a largement chuté depuis les années 60 : « C’est très obsolète, archaïque, explique-t-il aux autres accompagnants, c’est le modèle de mai 68 qui est là en arrière-fond, mais qui en réalité agonise. C’est de la représentation de soi. Personne n’arrive à sortir du narcissisme.  Je ne pense pas qu’il soit possible d’y échapper. Le collectif n’est plus l’être ensemble en tant que groupe homogène, unité contre une autre unité, c’est plutôt, comme le montrent les tentatives autonomes, la réappropriation de l’idée de sujet au sein du groupe. C’est le sujet s’épanouissant dans le collectif. Une acceptation de la société du narcissisme. » (Pp. 237-238)

    Et là, derrière les propos de Julien dans La Tannerie, on retrouve à nouveau le laid miroir de David Graeber. Pour ce laid miroir-ci, nos sociétés ne peuvent plus porter leurs revendications politiques, puisque, depuis mai 68, toute revendication sert un arrière-plan culturel et hédoniste : une revendication politique portée par la rue ne serait plus là pour défendre les travailleurs, mais elle servirait des motifs égoïstes tels que se montrer, s’exhiber, mais aussi se cultiver à moindre frais ou faire des expériences nouvelles. Cette critique de la révolution culturelle et des mouvements autonomes l’ayant accompagnée date précisément des années 60 et elle a été véhiculée, à l’époque, à droite comme à gauche de l’échiquier politique et dans quasi tous les pays modernes, sauf en Chine (puisque Mao s’est précisément servi de la révolution culturelle chinoise et des mouvements gauchistes pour conserver et affermir son pouvoir).

     On a, par exemple, cet argument d’une jeunesse sybarite dans un essai canadien de Joseph Heath et Andrew Potter, Révolte consommée, le mythe de la contre-culture paru en 2004. Selon ces deux auteurs, l’erreur des révoltes étudiantes des années 60, a été, entre autres, de combattre sur le terrain de la culture contre les apparences et le conformisme de la société de consommation, et d’éviter ainsi d’être pris dans le travail ingrat des activités syndicales et militantes traditionnelles. Ce qui est, somme toute, avoir une vue tronquée des raisons historiques ayant entraîné l’évolution des mouvements gauchistes des années 60. C’est aussi et surtout passer sous silence, au niveau international, l’importance de l’appareil stalinien du PC de l’époque, celui réactionnaire de nombreux partis à gauche et le corporatisme des syndicats, mais aussi, aux Etats-Unis, l’histoire de la chasse aux sorcières des communistes et du maccarthysme des années 50 ; raisons pour lesquelles les mouvements autonomes, les groupes anarchistes et gauchistes ont précisément vu leur influence grandir. L’acteur de cinéma Peter Coyote, à l’origine d’un mouvement autonome important de la contre-culture américaine, les Diggers, à San Francisco en 1967, s’en souvient dans ses mémoires : « Nous avions pris l’habitude de nous amuser du fait que les Diggers seraient « acculés au mur » non pas par le FBI ou par d’autres formes d’oppressions plus courantes, mais par nos propres camarades à gauche, qui n’hésiteraient pas à sacrifier ceux qui les empêcheraient d’accéder au pouvoir. »[1] Se méfier davantage de la gauche que du FBI montre bien l’ambiance politique délétère des Etats-Unis, durant cette période.

    À lire la remarque de Julien dans La Tannerie ou à lire Joseph Heath et Andrew Potter parler de « révolte consommée » pour la révolution culturelle, on en oublierait même, en 1969, les violences policières lors des manifestations populaires ayant eu lieu aux Etats-Unis, le harcèlement et les meurtres par le FBI de nombre de militants du Black Panther Party et les arrestations abusives de vingt-et-un d’entre eux. Pour la France, réduire les luttes pour la société des loisirs à un moment de la société de consommation passe ainsi sous silence les importantes luttes ouvrières de l’époque et les accords de Grenelle entre le gouvernement français et les fédérations syndicales, qui mettent un terme à la grève générale de mai 68. Enfin, cela permet de cacher, dans le même temps, le rôle, en France, du PC stalinien et des syndicats à sa solde, pour remettre au travail les salariés, d’un piquet de grève à l’autre, après les accords de Grenelle.

        Car, dans le fond, ce à quoi semble être parvenu le capitalisme après mai 68 et le révisionnisme de nombre d’appareils politiques de gauche à l’époque, c’est de faire que le plan humain et sociétal puisse être assimilé au plan politique : les luttes paraissent alors souvent organisées par les médias et leurs chiens de garde comme une vaste psychothérapie de groupe. « Les luttes ne sont plus politiques ! », s’exclame ensuite le laid miroir. L’idée à l’origine de cela, lors de Nuit Debout, c’était pourtant que les revendications contre la loi Travail soient réglées par les représentants syndicaux chargés de les défendre dans le bureau de la socialiste Myriam El Khomri, alors ministre du travail. Jusqu’à ce que le premier ministre Manuel Valls fasse passer de force, à l’Assemblée nationale, la loi El Khomri, en se servant de l’article 49.3, ce qui a mis progressivement fin aux manifestations.

    Mais le laid miroir n’en a cure : il masque les causes politiques du manque de démocratie à l’œuvre dans nos sociétés dites libres et s’attarde sur l’esthétique des mouvements politiques et leurs manifestations. Naturellement, quelques pages après la critique de Julien dans le roman de Celia Levi, la naïve Jeanne s’achète une nouvelle robe et des chaussures pour aller à sa première manifestation politique. Par la suite, elle ne s’intéresse que superficiellement aux causes politiques de Nuit Debout : qu’un projet de loi, réduisant les droits des travailleurs, rassemble des milliers de femmes et d’hommes contre lui n’est pas ce qui la motive à venir sur la place de la République assister aux prises de parole qui y ont lieu. C’est plutôt que, pour la première fois de son existence, l’espace social devient pour elle une réalité prégnante, qu’il n’est plus une abstraction, mais qu’il cherche au contraire à s’organiser, à se dire et à s’écrire, et, bientôt, les idéaux révolutionnaires la séduisent par ce qu’elle en voit, et elle s’imagine alors que l’utopie peut prendre corps : « Jeanne se sentait prise entre deux mondes qui convergeaient rarement. Elle y était allée car Marianne y allait, pour être avec elle, avec Xavier, pour ne pas être seule, car Julien s’y trouvait. Puis elle s’était laissé prendre par ce grand bouillonnement, une vitalité différente de celle de la Tannerie. C’était devenu un automatisme et la question ne s’était plus posée. Les discours qu’elle y entendait lui semblaient être ceux d’un songe : une société sans hiérarchie, sans argent, où le logement serait garanti, et ils finissaient par se mêler aux élucubrations de Jacques. Il ne lui aurait pas semblé plus insolite que l’on y amène des éléphants, des girafes et que ces animaux de la savane se mettent à parler. »

    Puis le rideau tombe, la merveille s’éclipse et Jeanne retourne à la Tannerie. Comme à la fin des années 60, tandis que la came effectuait son travail de sape à San Francisco et que le quartier de Haight Ashburry devenait un enfer. Le Digger autonomiste Peter Berg, un ami de l’acteur de cinéma Peter Coyote, répond ainsi à la question de l’échec du mouvement autonome californien à San Francisco, après le Summer of love, par une autre question : « Dit-on d’une pièce qu’elle a échoué ? Nous avons joué une pièce de théâtre appelée Les Diggers. »[2]

    La sonnerie du réveil ou celle de la récréation, alors : Nuit Debout devient Jour Assis. Jeanne est alors un peu sonnée elle-même. Pourquoi tout doit-il, un jour, se finir ? Mais, à aucun moment, dans le roman de Levi, le candide personnage ne remet en cause la pratique gouvernementale du 49.3 et de ce qu’elle a d’antidémocratique. Jeanne est ainsi la première spectatrice du décor de la Tannerie et de ses sirènes : même la politique en reste au niveau esthétique.

    « Mets-toi là. », lui enjoint-on à la première phrase de La Tannerie, nous l’avons vu, et donc fatalement, le lecteur est engagé dans son récit comme un spectateur lors du JT à 20 heures, lors de la retransmission de manifestations populaires. Jeanne est l’œil-même du spectateur du JT et, bien loin d’elle aussi pourtant, de la peau tannée, iconique, de Cosey Fanni Tutti. Et, paradoxalement, c’est par son absence même que Jeanne nous semble proche, comme si un mur invisible nous séparait toujours de l’engagement politique. Et comme si ce mur avait une réalité concrète.

 



[1] Sleeping where I fall, Peter Coyote. Chap. VII (sur le digger Emmett Grogan). Opus cité.

[2] Les Diggers, Alice Gaillard. (Page 133) Il ne faudrait pas croire ici que tous les Diggers californiens, à l’époque, pensaient la même chose que Peter Berg, bien au contraire. Certains ont été réellement déçus que la révolution culturelle n’ait pas eu lieu alors. Après cela, nombre de Diggers ont suivi les conseils du poète beat et écolo Gary Snyder et ont migré en tribus à la campagne ; leur combat est alors devenu, pour quelques-uns dont Peter Berg, celui de l’écologie : « La révolution a cessé d’être une préoccupation d’ordre idéologique, écrivait Gary Snyder en 1969 dans Earth House Old. Au lieu de cela, les gens essaient de la mettre en place dès maintenant : du communisme dans des communautés restreintes, de nouvelles organisations familiales. » (traduction : Kenneth White)



mercredi 18 août 2021

DEUX TANNERIES - suite 7 : LE LAID MIROIR

 


Cosey Fanni Tutii. 

Action artistique 'Ritual Awakening Part 2', Amsterdam's Bar Europa Festival, 1987.


 

    David Graeber avait une théorie sur la façon dont les élites cherchent à maîtriser le peuple, celle du « laid miroir » ou « miroir d’horreur ». Pour éviter les rixes et les insurrections, les états ou les princes cherchent à culpabiliser leurs sujets, afin qu’ils rentrent dans le rang : le portrait, qu’ils donnent alors généralement de leur peuple est celui d’un enfant ou d’un barbare, d’un groupe, en somme, incapable de s’organiser par lui-même. L’intention politique, derrière ce miroir déformant que les gouvernements tendent à ladite « masse », c’est de l’empêcher de prendre conscience en ses propres capacités démocratiques. Graeber parle de ce laid miroir dans l’un de ses petits essais La démocratie aux marges (2014), par la suite il revient rapidement dessus dans L’anarchie – pour ainsi dire, une longue entrevue qu’il a faite avec sa femme Nika Dubrovsky, ainsi que l’écrivain Mehdi Belhadj Kacem et une artiste française, Assia Turquier-Zauberman, avant de mourir brusquement à Venise au mois de septembre 2020.

    Selon Graeber, les jeux du cirque romain furent conçus pour éviter que la plèbe soit influencée par ce qu’avait été la démocratie athénienne : une démocratie directe ; et, indirectement, ces jeux du cirque montraient ce que la plèbe semblait être : violente, cruelle et bête, puisqu’elle pouvait se complaire à l’agonie d’un gladiateur ou d’un chrétien dans l’arène. Un tel miroir offrait le reflet d’une tourbe incapable, en somme, de se gouverner par elle-même. Or, cette image de la plèbe romaine aux jeux, ce miroir de l’horreur-ci était, selon l’anthropologue anarchiste, ce qui revient, pour critiquer la démocratie, dans les textes des lettrés plus d’un millénaire durant, et que l’on découvre, de nos jours, à propos de ce que Debord nommait la société du spectacle : « Vous avez vu le niveau des programmes télé ? Et vous voudriez donner aux masses plus de démocratie en changeant, par exemple, la constitution, voire en laissant à la masse la liberté de l’écrire ? Mais vous ne voyez pas leur niveau culturel ? Vous êtes un idéaliste, vraiment ! » Ce miroir de l’horreur a aussi une suite logique que Graeber appelle « le grondement des droits », qui a sa version à droite et à gauche de l’échiquier politique (L’anarchie – pour ainsi dire, pp. 39 à 45) : ce grondement consiste à chercher à démontrer que le peuple n’est pas digne des revendications qu’il porte (version à droite), ou d’acquiescer aux revendications, mais de montrer que, dans les autres sociétés, c’est bien pire (version à gauche).

    Au fond, ce qu’a fait Cosey Fanny Tutti, dans les années 70 et jusqu’en 1984, année où elle arrête la performance, c’est d’employer à son propre compte le « laid miroir », de se l’approprier afin de montrer ce qu’est le pouvoir institué : si CFT emploie alors des images pornographiques d’elle-même dans des galeries et des centres d’art, si elle fait des performances à caractère pornographique, c’est aussi que, pour elle, le monde de l’art est lui-même une industrie pornographique : l’artiste vend, selon elle, sa force de travail au service des pulsions de Mécène (Art Sexe Musique, pp. 195-196). Il semble alors, avec CFT, que les rapports de pouvoir entre l’artiste et Mécène soient inversés et que la souveraineté change de camp, puisqu’une femme du peuple, née à Hull, peut s’approprier sur scène non seulement les codes du régime d’identification, à savoir ce qu’il convient ou non de montrer, ce qui est ou non de l’ordre de l’infamie, mais elle tend aussi une image dégradée du Prince, afin que lui-même se voie dans les yeux de la masse. Pour un court instant, le monde de l’art est alors devenu anartiste (Marcel Duchamp) et utopique. Avec CFT, nombre de femmes deviendront, à l’époque, femmes qui jouent, mais aussi femmanimales[1] : Carolee Schneeman, Yoko Ono, Gina Pane, Marina Abramovic, Orlan, Ulay, Valie Export... mais CFT va pourtant plus loin que ces dernières, elle est davantage femmanimale ou femme qui joue, dérive dans New Babylon, puisqu’elle n’est pas qu’une artiste comme elles, puisqu’elle est à la frontière des arts, des domaines et des rôles, entre la musique électronique avec GPO, puis Chris Carter (qui deviendra son compagnon), l’industrie pornographique et le cinéma d’auteur, avec Stephen Dwoskin qui la fera jouer. CFT est une femme des marges, une singularité, une exception à la règle, et c’est pourquoi sa vie reste encore à la gorge aujourd’hui.

    Après elle, dans les années 80, l’ère Reagan & Thatcher, le passage de l’utopie à la dystopie : la révolution culturelle est bel et bien morte et enterrée. En 1984, CFT fait ses adieux à la performance artistique, lors du Bar Europa Festival d’Amsterdam : « Il se faisait tard et le bar avait bien tourné. Je me suis rendu compte que ma réputation controversée m’avait précédé. Les spectateurs, ivres et agités, réclamaient clairement du nu, des scarifications, et que sais-je encore. Ils n’ont rien eu de tout cela. Ma dernière action serait un rituel pour exorciser tout ce qui représentait le spectacle que les gens avaient fini par attendre de moi. Un adieu aux souillures du passé. » (Art Sexe Musique, p. 300)

    En somme, briser le laid miroir avant que le laid miroir ne nous brise.

    Dans les années 90, les critiques d’art s’intéressent à COUM et à l’œuvre des années 70 de CFT. En 1997, elle fait partie d’une exposition rétrospective sur la performance des années 70 au Musée d’art contemporain de Los Angeles. Puis elle se rend compte du fossé qu’il y a entre elle et les nouveaux artistes qui se servent de la pornographie en art, lorsqu’on l’invite à parler à ce sujet à la galerie Confessions, à Londres. Elle constate alors que l’époque et les motivations des artistes ont changé, en une génération. L’émancipation personnelle n’est plus le moteur créatif des nouveaux artistes du porno, mais il s’agit seulement pour eux d’un travail comme un autre, et ils se plaignent en épiciers des difficultés de leur profession, alors même que les lois réprimant la pornographie en Angleterre sont alors largement moins coercitives que dans les années 70[2].

    CFT devient ainsi, à partir des années 90, une icône de la performance anglaise lors de sa révolution sexuelle. Tandis que les pays occidentaux se désindustrialisent et que le chômage commence à toucher de plein fouet les ouvriers aux Etats-Unis et en Europe, le Prince met alors en chapelle ses artistes les plus révolutionnaires : il leur propose oboles, prébende ou prison dorée. Ruse de sioux pour garder la main et se servir d'une révolution dont il n'a pas eu à subir les frais.

    Toutes proportions gardées, on peut considérer que Lénine avait fait de même avec l’écrivain Alexandre Bogdanov et Lunacharsky, son mentor, après la révolution russe de 1917. Bogdanov était le premier chef du parti bolchévique, l’auteur de L’Etoile rouge, l’un des tout premiers romans de science-fiction soviétique et le fondateur du premier mouvement artistique vraiment démocratique de l’Histoire, le Proletkult. La veuve de David Graeber, Nika Dubrovsky, qui est russe, explique au sujet du Proletkult, en Union soviétique entre 1917 et 1920, dans L’anarchie – pour ainsi dire : « Quand ça s’est produit, c’était énorme. Au début des années 1920, le Proletkult comptait deux fois plus de personnes que le parti communiste [elle se trompe ici : il y en avait autant que de communistes, ce qui est déjà énorme pour une union soviétique exsangue au sortir de la première guerre mondiale]. Je me souviens avoir lu qu’à Tula, qui n’est pas du tout une grande ville, il y avait quelque chose comme cinquante groupes de théâtre autoorganisés différents. Le communisme devait être promulgué immédiatement, en tant qu’accès au savoir et aux moyens non seulement de production, mais de créativité. C’était la vraie promesse de la révolution à mon sens. Après tout, l’URSS n’a jamais été défaite militairement, elle a été défaite culturellement. Je suis convaincue que si des tentatives comme le Proletkult n’avait pas été supprimées, nous aurions gagné la guerre froide. »[3]  

    Qu’a fait Lénine contre le Proletkult en 1920 ? Il a envoyé Bogdanov être ambassadeur de Russie à Londres et il a fait en sorte de soumettre le Proletkult au Commissariat du Peuple à l’Instruction publique ; il a, en somme, brisé l’autonomie d’un courant d’action populaire révolutionnaire en vue d’une conception marxiste de l’art et du prolétariat russes. Quel laid miroir Lénine a-t-il tendu au Proletkult, trois ans après l’arrivée au pouvoir des bolchéviks en 1917 ? quels étaient, à l’époque, ses arguments contre lui ? 

    - L’idéalisme ou, plutôt, le manque de pragmatisme du Proletkult, d’abord. Selon Lénine, dans la crise historique que traversait le régime révolutionnaire russe, un tel mouvement n’était pas viable : il fallait d’abord instruire le peuple qui en avait grand besoin. L’élite politique soviétique en 1920 ne pouvait pas ne pas constater l’analphabétisme, le patriarcat, la misogynie et les superstitions religieuses du noyau familial russe, ainsi que le retard que la Russie avait sur l’Europe. La condition des femmes issues de la paysannerie était alors lamentable, l’instruction devait donc aussi permettre de faire que la parité entre hommes et femmes devienne concrète dans les villes et dans les campagnes.  

    - Le critère esthétique, ensuite : selon Lénine, le proletkult était un mouvement artistique futuriste (ce qui est faux : le proletkult n’était pas un mouvement poétique au sens classique du terme, mais un mouvement spontané, une expression libre nationale qui cherchait son autonomie.) En tant qu’« art », Lénine, qui a toujours sincèrement avoué son manque de connaissances esthétiques, considérait (officieusement) que les œuvres de ce mouvement étaient snobes, élitistes, voire proprement imbitables. Selon Lénine, le proletkult était, en somme, de l’enfantillage, et, en tant que tel, un mouvement gauchiste dont il fallait se préserver. Il l’a donc dissous, alors même qu’il aurait dû négocier avec lui son autonomie pour profiter de sa formidable vitalité[5].

    Bref, pour endiguer et maîtriser l’imagination radicale d’un mouvement révolutionnaire, le Prince a généralement trois moyens : l’éradication et/ou la mise sous chapelle de ses avant-gardes artistiques, enfin le laid miroir. Et ces trois moyens politiques se combinent le plus souvent. CFT, quoiqu’elle puisse penser à ce sujet, a été mise en chapelle à partir de la fin des années 90, elle est devenue alors une icône parmi d’autres de l’histoire de l’art des trente glorieuses, c’est-à-dire une conception déconnectée de ce qui lui donnait lieu d’être, une peau désincarnée, tannée, prisonnière du jeu de déterritorialisation que nos institutions ont fait de la révolution culturelle.

 



[1] Cette femmanimalité que j’oppose ici au mot-valise de Michel Surya, l’humanimalité.

[2] « C’était un contexte étrange pour parler de mon travail dans la pornographie, écrit CFT. La plupart des autres contributeurs étaient encore très liés à cet univers, ainsi qu’au « business » du porno, et leurs enjeux n’étaient pas les miens. On en revenait toujours à leur complainte sur les lois limitant leur liberté de faire et de diffuser du porno. C’était agaçant, puisque, alors même que j’avais dû faire avec des conditions plus difficiles et des contrôles plus stricts, j’avais toujours su les déjouer et les contrer pour parvenir à m’exprimer librement et pas seulement sexuellement. La seule chose que nous avions en commun, c’était que j’avais travaillé dans le porno par le passé. Quand allions-nous parler de la dimension politique du porno ? Je n’attendais que ça. » Art, sexe, musique. Cosey Fanny Tutty, page 318.

[3] L’anarchie – pour ainsi dire, p. 93. 

[5] Ici, je ne voudrais pas me montrer trop partial ni envers la figure d’Alexandre Bogdanov, l’un des fondateurs importants du Proletkult avec Lounacharsky, ni envers celle de Lénine. Lorsqu’on lit le court discours « A propos du Proletkult » de Lénine qui date de 1920, il est évident que le chef du parti communiste voulait le démantèlement de cette organisation culturelle : la décision de Lénine était d’abord d’ordre pragmatique : Bogdanov et lui étaient parfaitement conscients du retard, en matière d’instruction, du peuple russe par rapport à celui d’Europe ; en somme Lénine a préféré alphabétiser plutôt que de donner des subventions à une révolution culturelle à laquelle il ne croyait pas et dont il se méfiait… comme il se défiait de Bogdanov. Non pas que Bogdanov ait voulu ni n’ait écrit que la culture prolétarienne devait se développer ex nihilo, en se débarrassant de la culture bourgeoise et de celle des autres siècles ; ce nihilisme culturel-là n’était pas le fait de Bogdanov, mais d’un autre théoricien du Proletkult du nom de Kirillov, quoique Lénine et Trotsky aient écrit le contraire après 1920, ce que l’historiographie soviétique n’a pas manqué de répéter après eux. Par ailleurs, je suis prêt à penser que Bogdanov n’avait pas l’intention de faire du Proletkult un genre ou un courant poétique et artistique à part entière. Dans L’étoile rouge, le récit de science-fiction et l’utopie communiste de Bogdanov, les Martiens, décrits par Bogdanov, ont une conception de la poésie classique, à mille lieues du futurisme : Bogdanov était tout sauf un amateur de littérature futuriste russe ; c’était un scientifique. Comme écrivain je ne vois que le nom de l’écrivain de SF Isaac Asimov qui lui soit proche : Bogdanov est principalement un écrivain de l’imaginaire scientifique dont le philosophe Bachelard a parlé (même si pour Bachelard, l’imagination était d’avantage un « obstacle épistémologique »).  Selon lui, le Proletkult était plutôt un dispositif autonome permettant à une révolution culturelle d’advenir. En outre, fait bien plus étonnant, les conceptions culturelles du Proletkult en matière d’art, et notamment dans l’intention de faire du public un acteur, sont très proches des conceptions des avant-gardes américaines et européennes lors de la révolution culturelle des années 60-70. Le soviétologue et traducteur de Maïakovski Claude Frioux écrivait à ce sujet, à propos des arguments de Lénine contre le Proletkult : « Sur un point encore au-delà de l’indiscutable réalisme dont faisait montre Lénine dans la conjoncture et du thème de la remise à plus tard du problème de la culture, on sent dans ces textes [ceux de Lénine après 1920 et sa dissolution du Proletkult] une hostilité déclarée et catégorique à une idée neuve très répandue au cours de ces années, et pas seulement dans le Proletkult : la déprofessionnalisation de la culture, l’insertion des masses elles-mêmes dans la créativité selon des formes totalement renouvelées du produit et du fonctionnement culturel » (Claude Frioux, « Lénine, Maïakovski, le Proletkult et la révolution culturelle ». In Revue Littérature n° 24.  1976. url. https://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1976_num_24_4_2059?fbclid=IwAR016wqa1Po1MtB_wmSL1POVSKn3p2DjnwtyNBcVMhRUT2zWfaV28zcnnHY

   On pense ici, quarante ans plus tard, à A bientôt j’espère, le film de Chris Marker sur l’usine de la Rhodiacéta à Besançon, ou aux performances de rue des Diggers sur Haight-Ashbury en 1967, au Scratch Orchestra de Cornelius Cardew, à la notion de Sculpture sociale de Joseph Beuys, à Garry Snyder, à Robert Filliou, ou à COUM de CFT et GPO… l’histoire, en un sens, bégaye, selon moi, entre les années 20 russes et les années 60... Au fond, Lénine avait un problème avec l’enfance de l’art, un peu comme Freud avec son disciple Ferenczi, raison pour laquelle il envoya sa révolution culturelle aux calendes grecques. Ce qui ne l’empêcha pas, par exemple, d’inviter la danseuse américaine Isadora Duncan et de lui permettre de fonder une école de danse à Moscou. 

    Par la suite, il y a eu, hélas, les purges staliniennes, le réalisme historique et le jdanovisme réprimant, de la façon la plus sadique qui puisse être, toute forme de contestations. Victor Serge écrivit sur la mort de Lénine : « Il est mort épuisé par son labeur surhumain, le 21 janvier 1924, il y a juste treize ans. Depuis près de deux ans, la maladie le clouait dans son fauteuil, avec une terrible expression de détresse que certaines photographies ont fixée. Son intelligence vivait ; elle avait même par intervalles de puissantes flambées. A ces moments s’exprimait sa grande anxiété. Les maux du régime naissant, qu’il avait fondé, lui apparaissaient dans toute leur étendue. Il voyait les nuées s’accumuler sur l’horizon, grises et plombées. Rien n’est plus tragique que l’histoire de ses dernières luttes contre la maladie pour travailler encore, chercher des solutions et des alliés, parer aux menaces… » Victor Serge, « Le souvenir de Vladimir Illitch, 23-24 janvier 1937 » (p. 51) 

    Lénine avait peut-être alors compris, dans ses derniers moments, le pli fatal qu’il avait fait prendre à la culture russe et qui répondrait, après les procès de Moscou, au nom de « réalisme socialiste » et de jdanovisme avec Staline.