Cosey Fanni Tutti avec Genesis P-Orridge dans les années 70
WTF! © RUBY RAY / GETTY IMAGES
DYSTOPIE VS UTOPIE
Si La Tannerie de Celia Levi nous
semble crédible de nos jours, c’est qu’elle condense, en tant que dystopie, tout le double
discours idéologique drainé par le capitalisme tardif depuis les années 80, et
que Boltanski et Chiapello ont décrit dans Le Nouvel esprit du capitalisme.
La Tannerie, en tant que modèle d’institution d'art actuel, veut nous faire croire
que tout ou partie du projet social de la révolution culturelle est devenu
effectif. Pour son directeur, « L’art est organique » ou « Le
lieu, c’est le lien. », la culture doit s’adresser au peuple ou « Il est
important de commémorer les fusillés de la Commune. », mais la réalité
est, naturellement, tout autre : l’essentiel, c’est la marge bénéficiaire
effectuée par la billetterie, les employés-kleenex produisant du « lien
social » ou les tentes des migrants installés devant le centre culturel à
Pantin et dont il faudra se débarrasser à grand renfort de CRS, lorsqu’ils deviendront
gênants. Dès lors, avec ce récit, il y a une mise en abîme de cela qui
forme actuellement nos institutions culturelles. Avec elles, l’idée même de
révolution culturelle est déconnectée de ce qui lui donnait lieu d’être, elle devient
alors proche d’une forme d’hallucination hystérique à la recherche d’un état révolutionnaire
qui ne vient pas, puisque le jeu social, établi par la culture, ne frustre
plus, mais asthénie. Et Jeanne, aussi naïve qu’elle soit, est le type même de
cette asthénie culturelle, un personnage sur qui tout passe sans marquer, sur
qui, donc, rien ne reste. Le monde est devenu sadique ? C’est bien
dommage. Et si elle éprouve l’envie de s’engager par la suite, lorsque vient en
2016 l’événement Nuit Debout, cette envie n’en reste qu’aux velléités, et ne
peut en rester que là, dans l’état où se trouvent actuellement les
organisations sociales et politiques. Puisque, chez nous, le jeu même des
luttes politiques est devenu un miroir, qu’il n’en demeure qu’au rêve ou à la
perspective d’une révolution, puisque le Kriegspiel n’est plus qu’un jeu de
stratégie pour amateurs et les armes révolutionnaires, un élément de langage.
Notons que, avec « Le lieu, c’est
le lien. », ce ne sont désormais plus les hommes qui font les lieux, mais
l’inverse, et cela, avec le personnage de Leroy, jusqu’au tombeau. Ce n’est
plus ce qui nous lie qui fabrique le lieu, et, d’ailleurs, est-ce qu’il y a eu,
un jour, des hommes capables, par eux-mêmes, de pouvoir créer spontanément des
lieux pour y vivre, hors la famille, la propriété ou l’Etat ?
A l’opposé, CFT en tant que femme crée du
lien qui forme l’espace où elle se trouve. Un lien sale et souillé qu’elle a su
imposer, et malgré les difficultés nombreuses qu’elle a eu à affronter pour y
parvenir. Pour CFT, le lien forme le lieu ; ce sont les femmes et les
hommes qui doivent créer leur espace pour y vivre, et non l’inverse. Lorsque
CFT arrive sur scène dans les années 70, quelque chose s’ouvre, la liberté de
vivre selon ses désirs semble alors encore possible, même si le ciel
s’assombrit déjà. Témoin en 1966, à San Francisco, de la montée des mouvements
radicaux, du Free Speech Movement, du Black Panther Party comme du Summer of
love, l’acteur de cinéma Peter Coyote écrit, à ce sujet, dans ses
mémoires : « Les gens commençaient à être fatigués d’être relégués à
regarder et lire les mêmes choses sur leur brillante élite qui s’amusait et
faisait de l’argent. Être un « citoyen », c’est un peu comme être
membre d’un public pour un film et regarder les stars avoir des relations
sexuelles les unes avec les autres, pendant que tu t’imagines être à leur place.
Pour le prix de ton admission, on peut être tellement bourrés de drogues
médiatiques qu’on oublie ses journées à taper du caoutchouc pour l’usine
Goodyear. »[1]
CFT, c’est une jeune anglaise qui a brisé
sa télé pour être star à la place des stars. Et donc elle fait sur scène
tout ce que les stars ne font pas, tout ce qu’elles cachent (et même souvent cela que leur préconscient refoule), alors que, au début des années 70, la
production du porno était complètement interdite et criminalisée en Angleterre. CFT est donc la première à exhiber publiquement cela qui dégoûte davantage
que le sexe. Davantage encore : par rapport à l’esprit situationniste de mai 68,
avec GPO, l’artiste anglaise invente peu à peu une situation nouvelle : un
espace sexué et souillé proprement féminin. CFT est proche de
l’humanimalité dont parle Michel Surya dans un essai sur la littérature, mais
une humanimalité faite femme et qui revendique sans inhibition son état animal ;
c’est le cafard que décrit Kafka dans La Métamorphose, mais un
cafard féminin et sexué présentant sur la rampe ses tampons hygiéniques souillés
à des adultes consentants. Elle décrit ainsi, dans son autobiographie, l’une des installations qu'elle a produites pour COUM, lors de la neuvième biennale d’art contemporain de
Paris en 1975 : « L’idée, écrit-elle, c’était d’avoir un grand tube
en plexiglas transparent, avec une aération sur le couvercle et un gros tube
refermable sur le côté. Dans la boîte, il y aurait mes vieux tampons, des
morceaux de viande rouge et des asticots. Complètement maculés ou à peine
tachés, mes tampons présentaient différentes nuances de rouge, comme s’ils
donnaient à voir ce cycle qui nous saigne… le sang de la vie, mes douleurs, ma
fertilité, mes tampons. Les asticots vivants se transformaient en mouches que l’on
entendait bourdonner, bien vivantes aux quatre coins de la boîte ! Une
sculpture vivante. »[2]
L’artiste CoBrA Constant, tandis qu’il fabrique sa ville ludique New Babylon, ne pensait alors qu’à l’homme de demain, mais c’était un homme sans libido (ou tout au moins, il n’en est fait mention nulle part dans les textes de Constant sur New Babylon), un homme donc sur New Babylon, une humanité dérivant et créant sa propre dérive à partir des changements urbains qu’elle opère, mais sans sexe ; CFT, elle, exhibe sa sexualité comme Femmanimale. Elle incarne à l’époque, et c’est alors la seule à représenter en art les travailleuses du sexe, une dérive féminine sexuée, sans honte ni gène, à la hauteur de la femme qu’elle est. CFT est la femmanimalité glissant sur l’infamie.
Voilà donc, ici, une ou deux choses que
pourra écrire le directeur de la Tannerie pour argumentaire, s’il veut exposer l’artiste
anglaise CFT. Jeanne s’extasiera alors, comme à l’accoutumée : « Oui,
l’art des années 70 pouvait bien être radical. », pensera-t-elle. Puis la vie l'emporte.
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