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Mark Featherstone Lien sur le sociologue de Hull Mark Featherston, aux éditions D-fiction |
HULL
Mais, avant de parler
proprement de l’écart absolu et du cours de la devise psychique qui l’interdit,
il faut voir en quoi cette devise a bien pu fluctuer jusqu’à nous. Autrement
dit, il faut en revenir à la façon dont nos sociétés sont passées de l’utopie à
la dystopie, dans les années 80. Pour cela, Hull, la ville anglaise où Cosey Fanni Tutti a passé son
enfance et rencontré Genesis P-Orridge, me servira d’illustration.
Mark Featherstone est un
sociologue anglais né au début des années 70 et il a été le témoin direct
des ruines laissées à Hull à partir des années 80, qui figurent actuellement, pour lui, celles de
notre monde, depuis la désindustrialisation mondiale des années 80, lors des
gouvernements Thatcher, Reagan et Mitterrand. Tout son travail de sociologue et
d’enseignant à l’université de Keele consiste à arpenter ces ruines et à
comprendre comment les hommes les habitent ou les hantent. Comme CFT,
Featherstone est donc né sur des ruines, un tas de ruines, celle de la
troisième ville portuaire anglaise, mais, si CFT a connu la révolution
culturelle et ses sirènes, lui est arrivé après, au moment où l’utopie
s’effondrait[1].
Qu’est-ce que l’utopie pour
Featherstone ? On est sans doute là loin, bien loin de celle de l’artiste
CFT. Son utopie, ou plutôt ce à quoi ses parents et ceux de leur génération ont
cru, provient des grands ensembles urbains construits dans les années 60 lors
du baby-boom : c’est le logement social, les HLM arrachant la classe
ouvrière anglaise des faubourgs ou des bidonvilles, pour la parquer dans des
immeubles modernes, avec l’espoir d’un accès à la propriété. Espoir, hélas, bien
vite déçu. Ses parents sont des ouvriers qui perdent leur emploi, lorsque
Thatcher arrive au pouvoir ; l’économie occidentale se met au diapason de
l’école de Chicago, après que celle-ci a fait ses armes en Amérique latine. Le
sociologue écrit à ce propos : « Mon adolescence a été marquée en
profondeur par l’expérience du chômage de mes parents, de la pauvreté, de
l’absence de perspectives et le sentiment persistant d’un avenir hypothéqué.
J’ai exploré les paysages en ruines de Hull, partagé entre inquiétude et
curiosité. Pour les enfants que nous étions, partagés entre l’excitation et la
frayeur, ces ruines, ces entrepôts désaffectés, ces quais déserts et tous les
lieux industriels à l’abandon ont été de grands espaces de transgression à
explorer. »
A dix ou vingt ans près, Featherstone
enfant explore donc les mêmes ruines à Hull que CFT, pourtant ces ruines sont maintenant désertées par les familles qui ont pu partir pour trouver du travail : elles n’annoncent donc plus l’utopie mais la dystopie. Seul l’esprit de transgression
demeure. Il réussit à faire des études, découvre Marx et voit avec horreur ses
amis d’enfance sombrer dans la misère et le crime.
Qu’est-ce que la dystopie pour Featherstone ? « La dystopie, explique-t-il, révèle ce qui sépare tout concept politico utopique de sa réalité spatiale. De mon point de vue, c’est véritablement le sujet de toutes les dystopies fictionnelles : la violence y est dissimulée puisque les individus sont censés s’adapter à l’ordre social imposé par la classe dominante. »[2] On a là, avec une telle définition, quelque chose de la violence systémique que subit Jeanne dans La Tannerie et que décrivait l’anthropologue et économiste américain David Graeber, dans l’un de ses derniers essais, Bureaucratie : selon Graeber mais aussi pour Mark Featherstone, une violence endémique aliène à tel point les masses que les sociétés, qui la subissent, n’en ont plus conscience. Ce que Graeber constatait, c’est la façon dont la bureaucratie, à l’ère du capitalisme tardif, détruit nos sociétés, Featherston, lui, s’intéresse à la clinique actuelle de l’aliénation de nos sociétés, qu’elles soient puritaines et protestantes comme la société anglo-saxonne, ou non : selon Featherstone, les masses aliénées de ces sociétés consentent à vivre dans un univers ultracompétitif et sadique ; même si, paradoxalement, elles en sont les premières victimes, elles peuvent admettre et promouvoir une morale sadique[3]. De sorte que leur parcours ressemble à Jeanne, dans la dystopie de Celia Levi, même si celui que subit la classe ouvrière est, hélas, beaucoup plus cruel que le sien. Le lecteur français de La Tannerie entend le récit de Jeanne gravitant dans un labyrinthe comme un écho de ce qu’il subit lui-même : la violence, que Jeanne ressent, y est dissimulée, comme la violence qu’il ressent lui-même face à la bureaucratie.
Ainsi de Jacques Leroy, un personnage de
petit chef, qui est représenté en arrière-plan, comme les autres employés de
bureau, dans La Tannerie. Leroy est le directeur chargé des publics au
centre d’art. Il représente le cadre naïf et passionné par son travail, mais
qui sera dépassé par le gigantisme du projet « artistique » qu’il a à
mener et qui se fera donc déborder. Dans le cours du roman, on le verra courir
d’un lieu de l’usine-labyrinthe à l’autre, tomber à la renverse, devoir,
semble-t-il, dormir dans son bureau, puis avoir un accident sérieux, sans que
ni le directeur, ni ses collègues de travail, ni les accompagnants ou Jeanne ne
s’en alertent ni ne le plaignent. Leroy est la victime sacrificielle type des
bureaucraties modernes. Il ne revient pas par la suite : le cancer
l’emporte. Et, lorsque, au cimetière d’Ivry, le directeur de la Tannerie entame
un discours pour son enterrement, personne, ni sa veuve ni sa famille ni les
accompagnants ou Jeanne ne remarquent ce que ses propos ont de monstrueux et de
grotesque. Sans remords ni conscience, le directeur reprend le leitmotiv qu’il
a lancé pour son centre culturel : « Le lieu, c’est le
lien. » : « je voudrais que nous regardions où nous sommes :
le lieu, Jacques croyait au lieu, moi aussi. Le cimetière d’Ivry : c’est
au cimetière d’Ivry que reposent Michel Manouchian, Marcel Rajman, bien
d’autres membres de l’Affiche rouge, des résistants communistes, c’est au
cimetière d’Ivry que repose Arthur London, c’est au cimetière d’Ivry que
reposent les communards anonymes fusillés sommairement, la liste des braves est
longue, et c’est au cimetière d’Ivry que va reposer Jacques, un autre brave, un
homme de conviction, comme l’a dit sa femme, Elisabeth… »
Leroy est donc mort pour avoir été aliéné
par un lieu et un autre lieu semble l’emporter. Il est sacrifié pour ne pas avoir perçu
la dystopie dans laquelle il se trouvait : la réalité spatiale de la
Tannerie est à l’opposé des discours lénifiants et pseudo-communistes que son
fondateur a promus pour la vendre. Puis l’assemblée sort du bâtiment où
l’hommage funèbre a été rendu, et le convoi s’ébranle. Le sadisme du discours
du directeur passe, comme le convoi, à pas feutrés entre les allées bordées des
pierres tombales.
Mais Jeanne, ainsi que, probablement, le
lecteur français qui la lit, s’en sortira après cela, puisque, comme le
transfuge de classe le sociologue Mark Featherstone lui-même, elle a réussi à
obtenir des diplômes : une place lui est donc réservée dans un
lieu, après son expérience à la Tannerie. Pas les parents de Featherstone ni nombre
de ses amis d’enfance. Quel lieu leur reste-t-il alors ?
[1] Mark Featherstone, « Vivre dans les ruines d’utopie ». Site D-Fiction : https://d-fiction.fr/mark-featherstone-vivre-dans-les-ruines-dutopie/
[2]
« Entretien avec Mark Featherstone », site Internet D-fiction
(01/03/2013). https://d-fiction.fr/entretien-avec-mark-featherstone/
[3] Lire, à
ce sujet, Utopie du crime de Mark Featherstone. url. https://d-fiction.fr/utopie-du-crime-utopia-of-crime/
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