mardi 10 novembre 2015

Venise

Venise, août 2015


… et donc, cher lecteur, nous pourrions


discuter à bâtons rompus l’un & l’autre


comme au cœur du monde,


    comme de ce verre d’eau dont


parlait Descartes


    dans lequel un bout de bois


semblait coupé en deux,


    nous serions l’un et l’autre


un morceau


    coupé en deux


sur la lagune,


    grand doge ou procureurs


narrant le vaste empire la


grande ville de Venise


    ayant vaincu Rome & Byzance


par la volonté du Christ


et faisant commerce tout autour


des mers d’or d’épices & de sel


    pour que, aujourd’hui,


charogne rayonnant sur l’Adriatique,


    des touristes viennent nous embaumer


chaque heure,


    photographiant églises ponts et


gondoles,


    au coin d’une calle ou d’un canal,


admirant marbres peintures et bas-reliefs,


    et repartant comblés.


 


    Notre vieux corps de nobles marchands


& magistrats restauré poudré récuré


chaque jour encore durant mille ans


– c’est ce que nous nous souhaitons.


    Mille ans encore d’hommes et d’âmes


pérégrinant des quatre coins du monde


jusqu’à nous,


    avant d’être ensevelis par les eaux


sous les remous des paquebots


affaissant la lagune,


                        érosion & surrection


des sables noirs du sol marin


sous la laque bleue azurée


des eaux.


    Grands édifices grandes résidences


de plaisance avançant du fond de


l’horizon sur le canal de la


Giudecca jusqu’au Lido


    pour les yeux ébahis des flâneurs,


place Saint-Marc


    – c’est ce que nous nous souhaitons


mille ans encore ;


    alors que l’étain des eaux


s’obscurcit


    comme ridules ou rigoles, jeux &


jets d’encre noire veines bleues & noires


sur une très vieille main,


    notre discussion semble se perdre


comme le visage des âmes


    au troisième ciel, là-haut[1].


 


 


 


                                               *


 


                                                                                      Nous nous parlerions alors


                                                                                   en mots durs


    dénoncerions nos vices


dans des lettres assassines


    que des bouches


pétrifiées dans le bois des confessionnaux


    d’antan,


    grotesques


    ouvrant des langues


    surgissant des


    murs vénitiens,


enregistreraient pour


les consciences.


 


« DENONTIE SECRETE


CONTRO CHI OCCULTERA


GRATIE ET OFFICII


O COLLVDERA PER


NASCON DER LA VERA


REDITA DESSI »


 


    – De tout temps l’on sait déposer


la lie dans des mains sûres pour que


l’or passe dans les tamis.


 


 


 


                                               *


 


 


conversation à bâtons rompus, lors


tibia cassé creusé troué


pour que passe le souffle,


une musique devant s’inscrire dans


                      les mémoires :


          pour cela, des oreilles pour entendre


          et des musiciens pour jouer.


Un air traversant les murs


pour rafraîchir l’intérieur de nos têtes.


    Parler et parler et parler l’un & l’autre une trame de propos sur laquelle nous embrayons sans attendre que l’interlocuteur ait terminé.


    – Joies de la conversation :


    Siffler dans sa flûte pour les oreilles de l’autre


    pas d’interruption entre les répliques


    chevauchement des phrases abrupto,


de celles que j’énonce


à celles que vous recevez,


                                                                 comme de ce verre d’eau dont Descartes 

                                                              parlait pour expliquer ce qu’est l’illusion :


    bâton semble coupé


en deux à la surface de l’eau


    deux morceaux d’un même objet


que la lumière réfractée du


soleil dans l’élément liquide


    semble disjoindre ;


    tour à tour :


    tour à tour, oui : dentelure et crénelure


au-dessus de la lagune.


           Dire donc le mal,


    envoyer le mal par la poste


    pour corriger les hommes,


    les rendre perfectibles.


           Dire à dieu dire au troisième ciel,


tour à tour corbeau et procureur,


    lettres de dénonciation sur lettres de dénonciation


    pour expurger le mal de la cité des doges.


    Une musique dont nul ne sait qu’il la joue ni qui l’a commencé et qui y mettra un terme


    – chacun se charge de balayer devant sa porte.


 


           Alors le mal est broyé brûlé recyclé creusé


           au fond des eaux


           sous le sable de la lagune


    nos propos sillonnent des ornières dans les champs marins


           La terre est tant travaillée les eaux sont tant bousculées par nos aveux d’impuissance que nos visages se perdent sous les eaux dans :

  fumées brumes & brouillards


feux de pétrole torches essence larges flaques noires ouvrant un éventail de flammes sur la vase à fond de cale


               brumes de craies blanches grises & noires halos de fumées noires montant aux cieux sur l’Adriatique


               pelotes de soies blanches volutes blanches et noires ayant dit le mal


               projetées par nos mandibules


               et s’amoncelant et s’agglutinant sur le sol de la lagune pour cacher, vaille que vaille,


           l’un à l’autre,


                                        nos silhouettes de larve.


 


 


 


                                               *


 


 


    … mais nous mentons ici, n’est-ce pas ?


    qui n’a pas vu que nous obscurcissions délibérément un propos ancien de Descartes prononcé pour expliquer ce qu’est une illusion ?


    Ici, le bâton est réellement concrètement rompu entre nous,


et l’illusion est de croire qu’il est d’un seul tenant.


                                                                                         … Ce point de rup-


-ture au seuil d’un verre d’eau et au-delà duquel toi = moi  & moi = toi,


tel besoin que les hommes ont de s' h y p o s t a s i e r,


    comme si la vie n’était pas assez difficile comme cela !


 


    ‒ « Que veux-tu savoir


Que veux-tu faire


Moi soudain, nous au cœur »,


écrivait, quant à lui, le poète Louis Zukofsky, au début de la 13ème section de son épopée "A "


    ‒ 13 : chiffre fatidique


    S’imaginer, ici, que le lecteur puisse en quelque façon répondre, au moment où Zukofsky énonce : ‘ Que veux-tu savoir ’ ;


    jouer le jeu du ‘ il me parle ’ puis : ‘ nous nous parlons, l’un & l’autre


– comme si le rythme seul


                                                         Que veux-tu faire


                                                                                               suffisait entre nous –


                       


                           le blanc des espaces entre nous


               comme relais


 


course de relais


se passant d’un coureur


l’autre


jalons


 


fil de soie


la lecture


éprouvant la trame du


t


e


x


t


e


 


nos corps de larve encapsulés en des cellules blanches déglutissant au sol nos filins de soie, chyle l


      a


      i


      t


      e


      u


      s


      e


 


halos de soie blanche translucide


comme explosion de Supernova,


posés autour du couple divin, dans                   le Paradis de Tintoret


 – s’hypostasier là-dessus : nos corps sur un fétiche –


                                                           Tableau trônant à un mur de la salle du grand conseil,


                                                        dans le palais des doges, à Venise :


« Voici le troisième ciel,


                                                                                                           voici le septième


                                                                                                           & le neuvième ciel,


selon que vous soyez ou non en accord avec une tradition hermétique dont Dante pourrait bien avoir été le dépositaire. », semble ici affirmer, en jésuite, le peintre vénitien Tintoret ;


    « Voici les nombres dont Pythagore affirmait qu’ils étaient les jalons trouvés sur la route de l’âme aspirant à dieu. »


 


    Ce Paradis a l’allure


    d’une grande ruche mystique,


    au centre de laquelle


    irradie la reine des abeilles


    – fou alors comme un tableau du Tintoret peut nous faire penser, quand on le découvre de nos jours, aux enfers peints de l’artiste suisse Giger, à un nid d’insectes monstrueux et grouillants autour d’une reine pondeuse et de son époux. Sigourney Weaver jouant le rôle de Marie au centre du Paradis de Tintoret pour un Yahvé-Alien


 


Y.  A. H.  L. V.  I.  EN.


 


    Il suffit alors d’un jeu d’écriture comptable,


s’amuser des gématries                table des chiffres                      table des lettres


    changer de place les lettres des mots


afin d’entendre


66


pour le nom d’Allah


&


 


666


chiffre de la bête.


 


 


    Mais peut-être nous trompons-nous,


nous amusant comme des oiseaux


aux leurres des hommes ;


    peut-être nous omnubilons-nous,


et y a-t-il réellement


    une seule tradition


    un   seul  dogme


    un   seul  dieu,


& non un Démiurge,


au paradis de Tintoret, usurpant


l’identité du vrai dieu.


    Ce doit être cela,


c’est le fait que le pont des soupirs,


où les prisonniers devaient passer


avant d’être écroués,


    soit si proche du palais le plus important


de la république des doges,


    d’un des centres névralgiques,


noyau moyeu médullaire


  de nos humanimanités compassées,


    et que, de telle prison le jouxtant,


les cris des malheureux qu’elle enferme


    semblent encore se mêler aux dorures des trônes.


                 C’est cela alors :  


                                              nul soupirail


    nulle oubliette ne peut marquer l’Histoire au point de faire de l’ombre au vrai dieu


    aucune ruche


    aucun nid d’insectes


    aucune larve derrière les âmes et/ou corps glorieux des humanimanes, dans les tableaux & les fresques baroques en Europe.


    Derrière les représentations célestes,


les nuages et les nues


ne sont ni cellules ni chrysalides ni larves ou œufs de têtard,


    les têtes des chérubins au pied de dieu de Marie


    ou tout autre scène ou motifs religieux catholiques,


ne sont pas celles d’enfants sacrifiés, mais des chérubins ;


    les cœurs enflammés dans les fresques et les tableaux religieux en Europe


    ne sont pas des cœurs sanglants offerts au soleil,


comme ont pu le croire les prêtres aztèques ayant survécu aux armées de Cortés.


    Le neuvième ciel de Dante n’est pas le sommet d’un temple à Mexico ni au Pérou.

 


(« Nous ancrons nos ruines dans le passé à partir du point de vue du 
visiteur, mais nous les projetons aussi dans l'avenir, à partir de la 
perspective urbaine d'une métropole se transformant, et nous 
prévoyons avec angoisse notre futur proche à travers les alarmes 
du changement climatique.
 Et, toutes deux, ruines archéologiques et ruines économiques, sont 
actuellement capitalisées par les politiques sur le tourisme et les fonds 
financiers des prédateurs. »

Les Temps déplacés[2] )


 


*


 


 


 


Filaments blancs têtards


courant  dans un verre d’eau


au-dessus d’un sable noir


strié – gonflé – boursouflé


sous les remous des immeubles flottants


traversant le grand canal


 


    trouver à nouveaux frais le jeu des courants marins


avant que la cité ne fonde sous ligne de flottaison


    conserver coûte que coûte nos grandes légendes


en l’état


pour que fils de soie


blanche s’amoncelant s’agglutinant


l’écheveau                    en l’état


remettant ligne après ligne


dieu et paradis Tintoret


 


- Liminaire :


                        un  seul   ciel


                        une seule eau


                        une seule terre


                                                   pour les humanimanes


 


chaque silhouette de larve nichant dans sa cellule


& composant sa partita du chant commun


     c’est ce que nous nous souhaitons


 


    monde réglé lors


comme chemin pour croix.


    nombre de stations isomorphes,


d’un étang l’autre


 laisser, en l’état, détournées les eaux


des mers en deux courants,


monter les habitations sur les marécages.


 


    Sol prodigue de légende, lors,


& d’insectes depuis mille ans


    – ceux qui refusent seront bannis


 


un  seul   ciel


                        une seule eau


                        une seule terre


                                               c’est dit.


 


Fous sont-ils ceux qui conçoivent différemment,


fous


ou bien poètes.


 


 


    (Sur l’île des morts,


s’attendre à trouver la tombe de Joseph Brodsky,


parasite, selon Joseph Staline,


en exil, à Venise – depuis ?



 


    Mais la tombe de Brodsky,


comme toutes les tombes sur


 l’île des morts,


regarde du côté de Venise.)


 


 


 


 


(août 2015)

 

 


Le Paradis, Tintoret


[1] « Tels qu’à travers lentilles
transparentes et claires,
ou dans des eaux calmes et claires
point suffisamment profondes pour nous
en dissimuler le fond,
de nos visages reviennent les
annotations. »
    Dante, Paradis, Chant III.


[2] Les Temps Déplacés (The Misplaced Times) Journal publié à l’occasion de l’exposition Les Ruines Déplacés, représentation nationale du Pérou à la 56ème Biennale de Venise, Italie. Du 9 mai au 22 novembre 2015. Editeurs : Gilda Mantilla, Raimond Chaves and Max Hernandez-Calvos Lima – Pérou – 2015.