mardi 19 avril 2016

Philosophie de Jean-Paul Galibert : philosophie du rien et luttes politiques




Nous allons ici un peu traiter de philosophie, mais comme Diogène de Sinope le faisait, alors qu'il était précepteur de deux jeunes Athéniens : il s'agissait pour lui de ne donner que des synthèses des leçons qu'un jeune homme devait connaître afin de devenir adulte ; notre contraction de la philosophie de Galibert sera donc courte (espérons-le) et elle n'aura rien d'un enseignement pédagogique.

Jean-Paul Galibert a écrit plusieurs livres. Je ne recenserai ici que ceux que j'ai lus : L'idée de ludique (Publie.net : 2009), Invitations philosophiques à la pensée du rien (Léo Scheer : 2004), Suicide et sacrifice (Lignes : 2012), et Les Chronophages, 7 principes de l'hypercapitalisme (Lignes : 2014). Tout ce qu'on peut dire, dès l'abord, simplement en lisant les titres de ces livres, c'est que la pensée de Galibert embrasse nombre de domaines, allant de la notion du jeu à celle de la société et de la politique (ce que Galibert appelle l'"hypercapitalisme"). C'est donc, à ce qu'il semble au premier contact, d'avantage une pensée synthétique (globale) qu'une pensée analytique (simplement localisée à un domaine de connaissances). C'est aussi une pensée métaphysique, une pensée qui cherche à comprendre les liens qui unissent l'homme au réel... - Et, là, le lecteur, rompu à l'exercice de la pensée critique, commence probablement à se méfier (nous l'espérons, en tout cas), il se demande sans doute comment une pensée métaphysique, une pensée dont la science ne peut (encore ?) rendre compte peut nous parler de politique. Comment aller si loin pour parler de ce qui nous touche ou peut nous toucher dans nos existences concrètes ? Comment aller si loin ? 
Ce n'est pas que la métaphysique n'ait pas droit de cité, bien au contraire, mais elle devra le faire dans le cadre d'une théorie : puisque la métaphysique ne peut donner généralement lieu, après coup, qu'à des discussions pour valider ou invalider telle ou telle affirmation, même si nombre d'hommes se figurent le contraire et sont prêts à se battre pour cela, parfois jusqu'à perdre de leur humanité... 
- Mais comment, alors, donner la preuve qu'il y a quelque chose plutôt que rien, par exemple ? 
Je ne peux que constater que telle ou telle chose se trouve dans mon champ de vision, je peux m'en approcher, toucher de ces choses que je vois ou perçois, et si ces choses ne sont, évidemment, pas des images. Oui, cela je le peux, mais la source de ce quelque chose, plutôt que rien ? Je ne peux, par exemple, pas apporter de preuve empirique qu'il y ait quelque chose à l'origine du réel plutôt que rien : un tel horizon nous demeure aujourd'hui encore inaccessible (Les astrophysiciens parlent à cette heure d'un alignement des axes de rotation des trous noirs supermassifs à l'échelle cosmique, ce qui pourrait être un signe d'une intelligence à l'origine du big bang, mais sans encore pouvoir apporter une réponse convaincante à un tel phénomène).  - Mais encore ? Est-ce qu'une telle chose pourra changer mon présent ? Non, sans doute.

La parole métaphysique est donc toujours de l'ordre de la théorie (philosophie) ou de la croyance (religion). Mais à toute parole de ce genre, de quelque teneur qu'elle soit (ou matérialiste ou spiritualiste), on ne peut, au final, répondre que "Pourquoi pas ?" Et, dans le fond, tout se résume à ce "Pourquoi pas ?" 
 Et, dès lors, contrairement à ce que l'opinion croit, il y a toujours quelque chose d'ingrat à émettre une parole métaphysique, à émettre une pensée métaphysique, qu'elle soit de l'ordre du mythe ou de la philosophie, car, en démocratie, elle se heurte à cette concession faite, chaque fois, qui résonne a priori comme un aveu de faiblesse : ce "Pourquoi pas ?" Et tout l'enjeu des sociétés démocratiques est de faire en sorte que coexistent les paroles métaphysiques avec un tel aveu de faiblesse apparent : "Pourquoi pas ?" Tout l'enjeu des sociétés démocratiques concerne, en somme, la laïcité de l'espace public, pour que soit entendu un tel aveu.

La métaphysique de Galibert est, quant à elle, de l'ordre de l'invitation, comme l'indique un de ses livres publié en 2004 chez Léo Scheer, dans la collection "Manifeste" : Invitations philosophiques à la pensée du rien. Une telle pensée n'affirme donc rien dès l'abord, mais elle invite le lecteur à le suivre ; le lecteur devient donc l'hôte de Galibert. Et cependant le philosophe, dans son livre, est un bien singulier maître de céans, parce qu'il répète à l'envi qu'il n'a rien à partager ; ou, plutôt, il affirme qu'il n'y a rien plutôt que quelque chose, et, dès lors, il nous convie à partager RIEN. Toute la pensée de Galibert semble se jouer à ce niveau : non pas "Il n'y a RIEN" (le "ne" explétif a ici son importance), mais "Il y a RIEN" C'est donc maintenant qu'il faut aller à la source du Rien, pour y trouver Quelque chose, tout au moins, quand on s'intéresse à l'étymologie du mot, qui décrit un reste : RIEN vient, en effet, du latin REM qui signifie la CHOSE, une CHOSE, de sorte que RIEN signifie toujours quelque chose, au fond. Toute la métaphysique de Galibert invite à explorer une telle possibilité de RIEN. 

Il semblerait donc que, avec Galibert, nous soyons aux prises avec une ontologie négative : s'il n'y a rien, l'être, tout naturellement, n'est pas. Mais c'est là que l'esprit butte toujours, car il y a, somme toute, un reste, comme, étymologiquement, de la "chose" à la "cause", il y a reste, l'un et l'autre mots ayant une racine commune, et c'est donc notre attention aux objets du quotidien, comme de leur utilité, qui les feront passer de la chose à l'objet, de la chose à la cause, qu'elle soit bonne ou mauvaise. Galibert en revient donc à la philosophie de Parménide, dès l'entrée en matière des ses invitations philosophiques : 
"Pourquoi la philosophie a-t-elle tant de mal à penser ce temps ? Parce qu'elle s'est toujours définie comme pensée de l'être, et que ce temps est justement celui où l'être n'a plus cours.

Parménide a institué la philosophie en la sommant de choisir entre deux voies. La première voie, prescrite comme nécessaire, consiste à poser en principe que l'être est, tandis que le non-être n'est pas ; puis à considérer comme impossible que le non-être ne soit pas, ou que le non-être soit, pour enfin conclure qu'en-dehors de l'être, il n'y a rien. [...]

L'objet de ce livre est de proposer à la philosophie d'assumer son temps, en prenant pour objet le rien, quitte à oser emprunter la voie qu'elle a proscrite depuis Parménide."

C'est donc le principe de contradiction défini par Aristote et dont la physique quantique a montré les limites qu'il faudra, pour Galibert, remettre en cause. Car on sait aujourd'hui qu'une chose peut être et, dans le même temps, ne pas être, mais ce sera sur un autre plan que le nôtre : un plan infinitésimal ou cosmique, de ce plan qu'un philosophe et physicien, David Bohm, un ami d'Einstein, nommait l'"ordre implié" (ou "ordre implicite"), et qui, selon lui, est régi par d'autres lois que les nôtres. Toujours est-il que nous pouvons, aujourd'hui, observer cet ordre implié, même si une telle observation, à notre échelle, est encore difficile et nécessite des moyens technologiques importants (peu de gens ont encore un générateur de particules dans leur jardin). 
Je parle ici de la théorie métaphysique de David Bohm sur l'ordre plié et implié, parce qu'elle semblait à Einstein une théorie viable, un "pourquoi pas ?", un aveu de faiblesse permettant une synthèse de la théorie de la relativité avec la physique quantique. 
 Il y avait aussi, chez Bohm et chez Einstein, comme aussi chez Galibert comme nous allons voir, un propos politique, qui était, chez eux, essentiellement dû aux tragédies du vingtième siècle, celles de la seconde guerre mondiale, du nazisme et de l'invention de la bombe atomique. Il faut rappeler ici qu’Oppenheimer avait demandé de travailler avec Bohm et Einstein sur le projet Manhattan à l'origine de la bombe atomique, mais que Bohm, par chance, avait dû quitter le projet à cause de ses opinions politiques. Après la guerre, Bohm, comme Einstein, revenant sur ces années noires et comprenant leurs échecs, devinrent alors des militants pacifistes.

Ce qui m'amuse ici, c'est que la théorie de Bohm sur l'ordre implié est plus proche de celle d'Héraclite que de Parménide, dont parle Galibert dans ses Invitations : pour Héraclite, l'idée était ce point dynamique qui sourdait et par où confluaient toutes les images du réel : nul ne se baigne jamais dans le même fleuve. Or, selon Bohm, l'ordre plié, qui était notre monde, appartenait à l'ordre implié, c'est à dire que l'univers se résumait, selon lui, à RIEN, sinon un point, et que ce que nous voyions du monde était un mirage : notre vision, selon lui, était holographique. Ici aussi, "Pourquoi pas ?" Toujours est-il que la pensée métaphysique de Bohm est dynamique, puisqu'elle nous indique une origine possible, tandis que celle de Galibert demeure analytique : il part d'un principe ontologique, celui de Parménide, devenu aujourd'hui un état de fait, en sciences humaines tout au moins : "L'être est, tandis que le non-être n'est pas." est devenu un axiome de la philosophie occidentale. Et toute la pensée de Galibert semble creuser un hiatus entre le Rien et le Quelque chose.

Mais pourquoi Galibert affirme-t-il que notre époque a choisi d'être un temps du RIEN ? A cause de la PHYNANCE, pour reprendre à Ubu roi un mot toujours d'actualité, et qui anéantit nos sociétés et nos cultures. Notre époque est celle d'un RIEN qui anéantit les hommes à travers la bulle   spéculative : 
"Ce qui rend si difficile pour la philosophie de penser notre temps, c'est qu'il a pris l'autre voie. Notre temps a choisi la voie du rien, écrit Jean-Paul Galibert dès l'avant-propos des Invitations philosophiques à la pensée du rien. Le fait qu'il est inacceptable ne le perturbe en rien. Le fait que pour des millions d'hommes, l'existence elle-même y est impossible n'y change décidément rien.     Le fait qu'une chose n'existe pas n'empêche en rien certains de la vendre et les autres de s'en contenter. Rien, c'est ce que la plupart ont pour vivre, et ceux qui ont beaucoup plus n'ont guère davantage. Car n'avoir rien n'empêche nullement d'être fort bien exploité. C'est même la condition pour que s'accumule un capital dont ceux qui l'accaparent craignent eux mêmes qu'ils se réduisent à ce qu'il est au fond : très exactement rien. L'humanité toute entière s'épuise pour gonfler une bulle spéculative."

Galibert ne parle donc pas de culture des simulacres ou de société du spectacle, la formule est plus incisive, plus noire : nous sommes une société qui cultive le vide, le vent, le RIEN. Mais, ce Rien, cette fois, nous anéantit... Comment cela ? Comment le Rien peut-il nous anéantir ? L'histoire des mots peut encore ici nous aider. Mais, cette fois, faisons parler le Rien mathématique, ce chiffre 'zéro' qui nous vient de la civilisation arabe. Or, en arabe, zéro vient de sifra qui signifie précisément Chiffre. Le RIEN est encore quelque chose puisqu'il désigne un chiffre. Et, de ce rien qui est une convention, comme l'argent est une convention, quelque chose en sortira faite pour bâtir notre monde ou le détruire. Ici, le zéro est un rien, mais il peut devenir quelque chose, par le biais du code binaire 0-1 nous permettant de construire des ordinateurs ou de nous anéantir peu ou prou, en réalisant des produits toxiques. Un tel constat marxiste est développé dans le dernier livre de Jean-Paul Galibert, Les chronophages, mais il s'agit, selon lui, d'un hypercapitalisme basé sur une aliénation toujours plus importante de la masse des travailleurs :
"Dans l'économie chronophage, écrit-il dans son dernier livre, production et destruction dépendent du même critère, et peuvent être tragiquement corrélées à volonté. D'autre part, aucune chose n'est entière ; il n'y a plus d'être pur, cela coûtait trop cher ; toute chose a désormais une teneur en être, ou un degré d'être, une proportion scrupuleusement calculée d'être et de néant, par laquelle sont ménagées en elles les différentes formes de rien, à compenser par un travail de l’imagination, et à payer au prix de l'être. De ce fait, les choses de ce temps sont des évanescents. La chronophagie se charge d'ajuster leur degré d'existence à notre nouvelle règle ontologique : la rentabilité." 
(Les chronophages, page 82)    

En somme, les sociétés sont réduites, sous l'effet de l'ultralibéralisme, à être les victimes impuissantes d'un "potlatch" : un échange en pure perte, comme avait défini ce mot, en anthropologie, Marcel Mauss. C'est dans Suicide et sacrifice, son avant-dernier livre, que Galibert décrit plus précisément l'aliénation des masses victimes d'un tel potlatch. Galibert, dans cet ouvrage, part du chiffre inquiétant du nombre des Français qui se suicident chaque année et il conclut que ce taux de mortalité a des causes politiques bien réelles : Suicide et sacrifice s'attache aux conséquences de l'ultralibéralisme de part l'aliénation des masses.  

Que conclut alors Galibert ? Quel remède préconise le philosophe devant l'ampleur tragique d'une telle crise ? Hélas, plutôt que la révolution, dans Suicide et sacrifice, Galibert préconise l'indignation. Et, ici, les mots ont leur importance : un indigné est tout le contraire d'un révolté. Le modèle du héros dans ce livre de Galibert vient à la fin : il s'agit du personnage de Hamlet, mis en parallèle avec le combat des Indignés contre le monde de la Phynance. Or, ce que peut un homme, même rusé et héroïque tel que l'était le personnage de Hamlet, n'est pas ce qu'un peuple peut. Pourquoi alors l'indignation plutôt que la révolte, finalement ? Parce que, selon Galibert, les révolutions du vingtième siècle ont toujours apporté avec elle leur lot de dictatures. Il faut alors à Galibert un changement collectif, une forme de Commune mettant en œuvre une démocratie directe, peut-être, même si telle forme de démocratie a des limites bien réelles. Voilà, le mot est jeté (dont je suis, naturellement, le seul responsable) : celui de Commune. Alors qu'il suffit de lire L'émancipation des travailleurs, une histoire de la Première Internationale de M. Léonard (éd. La Fabrique : 2011), la meilleure histoire, à ce jour, de la Commune de Paris de 1871, pour apprendre que celle-ci a montré l'échec du modèle anarchiste, qui a péché par idéalisme devant Adolphe Thiers. Toute forme de révolte qui ne vient pas des luttes des travailleurs elles-mêmes est, hélas, vouée à l'échec, si elle ne prend pas en compte que, d'abord, elle est une lutte, un combat, et que telle lutte ne peut venir que de ceux qui sont à l'origine de l'appareil de production, les travailleurs eux-mêmes. Et, aujourd'hui, on sait que Syriza en Grèce et Podemos en Espagne ont montré leurs limites (Podemos, actuellement, cède, en Espagne, sur son programme pour assurer un accord de gouvernement avec le parti socialiste espagnol, le PSOE). En Espagne toujours, les militants de gauche ont aussi compris les limites propres au mouvement des Indignés après 2011. Pour lutter contre le dumping social, qui est l'une des principales causes de crise du système capitaliste depuis le dix-neuvième siècle, il faudrait un cadre, comme celui de la Première Internationale ouvrière, et qui a appris des échecs des origines du mouvement ouvrier ; il faudrait un cadre de conférence permettant de sortir des luttes de personnalité, comme l'a été celle de Marx avec Bakounine. Or une telle conférence pourra peut-être avoir lieu à Mumbai en Inde, au mois de novembre

Quel cadre alors apporter à cette nouvelle Internationale, si elle a lieu un jour, pour que toutes les tendances voulant lutter contre le capitalisme puissent être entendues, sans qu'elles ne soient discriminées, comme cela a pu être le cas entre les partisans de Marx et ceux de Bakounine, à la fin du dix-neuvième siècle ? Peut-être la méthode libre de dialogue initiée par David Bohm de son vivant, couplé au vote démocratique, pourra apporter un début de solution. Le dialogue de Bohm est un genre d’association libre menée en groupe sans objectif prédéfini excepté la compréhension mutuelle et l’exploration de la pensée humaine. Il permet aux participants d’examiner leurs conceptions mentales, préjugés et modèles de raisonnement. Mais telle méthode de dialogue n'a jamais été employée au niveau politique. A partir d'un tel dialogue, et après lui, le vote démocratique des comités révolutionnaires pourra peut-être trancher sur les facteurs à apporter dans les luttes, terrain par terrain, au niveau international, sans stigmatisation d'une tendance politique envers une autre, puisque la finalité de l'une ou l'autre des tendances est commune : celle de la défense de la classe des travailleurs.