vendredi 17 octobre 2008

wall street



" Je veux avoir des millions pour faire craquer la Bourse. Je veux ruiner la Bourse. Je déteste la Bourse. La Bourse est un bordel. Je ne suis pas un bordel. Je suis la vie, et la vie est l'amour pour les gens. La Bourse c'est la mort. La Bourse dépouille les pauvres gens qui y apportent leur dernier argent pour en avoir plus, dans l'espoir d'atteindre leur but dans la vie. J'aime les pauvres, c'est pourquoi je jouerai à la Bourse pour détruire les boursiers. Les boursiers sont ceux qui jouent à la Bourse avec des sommes immenses. Les sommes immenses sont la mort, c'est pourquoi les sommes ne sont pas Dieu. Je veux gagner de l'argent à la Bourse, c'est pourquoi, un de ces jours, j'irai à Zurich. Ma femme me presse d'aller à Zurich pour voir un médecin des nerfs, pour faire examiner mon système nerveux. Je lui ai promis 100 000 francs si elle a raison de dire que mes nerfs sont dérangés. Je les lui donnerai si le docteur voit que je suis malade des nerfs. Je ne lui donnerai pas si elle perd. Je n'ai pas cet argent, mais je lui ai promis. Dieu veut que je joue à la Bourse. Je jouerai, mais pour ça, il faut rester quelques semaines à Zurich. J'irai à Zurich un de ces jours. Je n'ai pas d'argent, mais j'espère que ma femme m'en donnera..."

Cahiers, Nijinski

lundi 6 octobre 2008

L'après-journal Nijinski



Parution de mon roman utopique, L'après-journal Nijinski, chez al dante, ce mois-ci. Si vous trouvez, d'autres utopies publiées en librairie en 2008 ou 2009, laissez-moi un commentaire sur ce blog.

Le vingtième siècle a été le siècle des utopies, en art, en science et, évidemment, en politique ; mais, curieusement, l'utopie, comme genre littéraire, est absente du catalogue des éditeurs. D'autres genres sont, bien sûr, absents du catalogue des éditeurs. J'en affectionne particulièrement un qui a été inventé par Beckett pour le théâtre : c'est la foirade. Mais il y a aussi, en littérature, la fantaisie qu'Hoffmann affectionnait. Il y a, en fait, beaucoup de genres littéraires non catalogués par l'Université et les éditeurs.

Pour un écrivain, la difficulté de l'écriture d'une utopie n'est pas dans sa rédaction, mais après coup, lorsque le livre est achevé. Un roman ne change pas un auteur, un poème ne change pas un poète, une utopie le change. Après l'invention d'une utopie, la forme-même d'un livre n'est plus viable, un auteur ne se reconnaît plus dans ce qu'il écrit, mais dans ce qu'il s'autorise à faire : dans le geste libre.

L'après-Journal Nijinski, en tant que roman, raconte l'histoire d'un danseur étoile, Etienne, qui voudrait être Nijinski, qui, lui, se prenait pour Dieu. Comme la peréquation des vies est impossible dans nos cultures, comme une identité ne s'échange pas d'un individu à l'autre, que cet individu soit vivant ou mort, Etienne imagine une utopie dans laquelle le partage des vies entre les hommes serait devenu monnaie courante : une révolution des masques, telle qu'elle a eu lieu à Venise à l'époque de Casanova, mais qui serait devenue permanente.

Ce blog, W-imaginaire, est dédié à cette révolution permanente des masques.
Voici les premières pages de L'après-journal Nijinski :

" Lettre à l’éditeur

Tu n’es pas un éditeur et je ne suis pas un écrivain. Aucun homme ne devrait te forcer à n’avoir qu’un seul masque et aucun poète ne devrait passer par le biais de l’écriture pour devenir l’image qu’il entend être, car l’écriture est un leurre, elle ne donne le désir d’être autre qu’en enfermant ce désir dans du papier ; l’écriture est un enfant avorté, un masque d’homme perdu pour son auteur. Tu es Nijinsky, si tu le souhaites, ou une araignée, un sphinx, une pierre observant l’horizon, le mouvement continu de la matière et la lumière vive qu’elle recèle. Tu es Nijinsky, car tu n’as jamais été plus libre d’endosser n’importe quel rôle.
Un rôle est une vie, une vie est le cheval Bucéphale qui a peur de son ombre ; monte-le face au soleil.

Tu es le plus grand danseur que le XX° siècle a possédé, né à Kiev en Russie en 1890 et mort fou à Londres en 1950, ta femme s’appelle Romola Nijinsky et le maître de ballet qui t’a donné ta chance, Diaghilev. Quand tu arrives à Paris, tu obtiens un succès retentissant : tu es le premier danseur étoile reconnu en Europe. Cette situation nouvelle au monde est une charge qui te laisse épuisé, mais, en même temps, te transporte : Saint-Pétersbourg, Monte-Carlo, Paris, Londres, Berlin, New York, tu apprends les principes de l’ubiquité correspondant aux nouveaux aiguillages impériaux, et ton saut fait croire en l’attente des âmes sur terre jusqu’au spasme, envol que ni Roland Garros ni Neil Armstrong ne surpasseront jamais.

Tu as monté L’Après-midi d’un faune et Jeux d’après une musique de Debussy, ou Le Sacre du printemps de Stravinsky. Tu as inventé une nouvelle écriture chorégraphique et entrevu les possibilités que, demain, le cinéma permettra à la danse.

Tu as conçu l’écriture chorégraphique comme étant un journal et le journal comme une écriture chorégraphique ; tu t’es imaginé écrivant, vivant, dansant ta vie dans un acte compulsif, chaque homme après toi devant compulser, écrire et danser, selon ta notation, L’Après-midi d’un faune, Jeux ou Le Sacre du printemps, chaque homme devenant créateur et créature dans un même élan, puisque chaque homme étant toi.

Tu as dessiné le Journal, les Cahiers, L’Après-Journal et des mandalas que tu ne m’as jamais montrés, mais dont je me souviens.

La folie t’emportant toujours, aucun homme de lettres n’écrira ton tombeau.

Bruno Lemoine "