mercredi 14 juillet 2021

LA TANNERIE de Célia Lévi (à la lumière des écrits de David Graeber)

 



Extrait d'un texte que j'écris et qui traite (entre autres) du dernier roman de Célia Lévi, La Tannerie.


Synopsis de La Tannerie : 

Jeanne, ses études terminées, a quitté sa Bretagne natale pour vivre à Paris. Elle a trouvé un stage d’«accueillante » à la Tannerie, une nouvelle institution culturelle, installée dans une usine désaffectée de Pantin.
D’abord déboussolée par le gigantisme et l’activité trépidante du lieu, timide et ignorante des codes de la jeunesse parisienne, elle prend peu à peu de l’assurance et se lie à quelques-uns de ses collègues, comme la délurée Marianne ou le charismatique Julien, responsable du service accueil.
Elle les accompagne dans leurs déambulations nocturnes, participe à des fêtes. Leur groupe se mêle au mouvement Nuit debout. Ils se retrouvent dans des manifestations, parfois violentes — mais sans véritablement s’impliquer, en spectateurs.
Bientôt, deux ans ont passé. Dans l’effervescence de la Tannerie, en pleine expansion, chacun essaie de se placer pour obtenir un vrai contrat ou décrocher une promotion. Jeanne va devoir saisir sa chance.


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[...]

BULLSHIT JOB

 

    Le travail d’accompagnante de Jeanne, dans La Tannerie de Celia Levi, est-il un bullshit job ? Un bullshit job, ou « job à la con », est une catégorie d’emploi que l’anthropologue américain David Graeber a dégagée, et qu’il définissait de la façon suivante : « Un job à la con est une forme d’emploi rémunéré qui est si totalement inutile, superflue ou néfaste que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence, bien qu’il se sente obligé, pour honorer les termes de son contrat, de faire croire qu’il n’en est rien. »[1]

    Même si, à première vue, tout laisse croire que Jeanne a bel et bien un job à la con, on ne peut pourtant pas répondre oui pour elle. Tout d’abord parce que l’emploi de Jeanne n’est pas du tout inutile, mais aussi parce que, même s’il est mal rémunéré, elle a envie de décrocher un CDI. Jeanne n’a pas un job à la con, mais un job de merde.     

     La dystopie, dans laquelle Jeanne se trouve, est la société des loisirs, celle rêvée des années 60, mais une société des loisirs inversée, dans laquelle la réalité est devenue un moment du faux. Et, dans cette dystopie, Jeanne offre un sens, même partiel et partial, à travers les indications parfois erronées qu’elle donne aux visiteurs désorientés de la Tannerie, et même si elle ne comprend pas toujours en quoi consiste son travail. Un tel travail a donc, en soi, une valeur sociale qu’on ne peut quantifier, un peu comme les clowneries de Chaplin dans Les temps modernes offrent leur humanité au décor de l’usine.

    Le problème, comme le note justement David Graeber dans Bullshit Jobs, c’est que, dans les sociétés modernes actuelles, la valeur sociale d’un travail est inversement proportionnelle à la rémunération qu’on peut espérer en retirer (p. 314). Nombre de gens à droite justifient cette aberration par l’argument selon lequel ceux qui travaillent dans des métiers utiles ont une « personnalité autotélique ». Ainsi, si une infirmière dans un hôpital public est mal payée, c’est qu’elle a une vocation pour l’altruisme ; lui donner davantage d’argent dénaturerait alors ses dispositions. Mais ici, Jeanne n’en a pas conscience, tout ce qu’elle veut c’est faire le mieux possible dans son job, elle souhaite paraître assimilée aux valeurs de la société parisienne qu’elle découvre, un peu comme ces étudiants acceptant des stages non rémunérés pour valider leur dernière année de formation universitaire.   

     En fait, aucun personnage de La Tannerie ne semble avoir un emploi qui corresponde complètement à la définition de David Graeber. Le directeur de la Tannerie lui-même n’a pas un job à la con, puisqu’il a un réel impact sur les femmes et les hommes qu’il emploie, mais aussi il permet de redynamiser l’économie de Pantin en attirant des publics de plus en plus nombreux jusqu’à son centre d’art ou en opérant la mue de son institution, afin que des espaces de son monstre puissent loger un incubateur d’entreprises : « Tu vois, raconte ainsi Julien à Jeanne qui en pince pour lui, la Tannerie est en perpétuelle évolution, c’est pour ça aussi que c’est excitant. Ils vont renforcer les liens avec le quartier. Ils vont étendre l’insertion ou plutôt la destiner en priorité aux jeunes du quartier en lien avec la mission locale. Cela va impacter directement notre service, tout va être bouleversé, des postes intermédiaires vont être créés. Quant au moulin qui est vide, il va abriter des start-up pour financer les activités artistiques, les espaces seront loués à un prix très raisonnable, et ce seront des start-up travaillant sur des modèles de type horizontal, citoyen. Leroy [le directeur des publics] m’en a parlé, ils ont envoyé le projet il y a un mois pour obtenir des subventions, le maire est enthousiaste. » (p. 165)

    Pour le directeur, la Tannerie est tout le contraire d’une dystopie : lui comme Leroy, son directeur des publics, sont convaincus d’être à la barre d’une utopie réelle, une utopie concrète. Il reste à savoir si les start-ups auxquelles seront louées des locaux high-tech devront signer une charte où elles devront s’engager à pratiquer un modèle de communication horizontale, on peut ici avoir un doute : ni les start-up en incubation ni l’organigramme de la Tannerie ne sont ni n’ont l’envie d’être dans une communication horizontale, bien entendu. Contrairement à certains espaces d’artistes ayant ouvert à Sheffield dans les années 90 et engagés dans la culture Maker et qui, eux aussi, ont accompagné parfois des projets professionnels.

 

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ACCESS SPACE, LA FERME DE LA MHOTTE

 

    Sheffield, au Nord de l’Angleterre, est la ville sidérurgique et minière de Grande-Bretagne ayant le plus souffert de la désindustrialisation et du thatchérisme. À la fin du vingtième siècle, la cité ouvrière ressemblait à Détroit ou au décor cyberpunk d’un roman de William Gibson. C’est là que des artistes comme James Wallbank et des galeristes sont venus s’installer. En 1995, James Wallbank lance Access Space, le plus vieil hackerspace de la ville : « On stockait nos trouvailles dans un hangar squatté du centre-ville. Quand on a réalisé qu’on avait plus de deux mille ordinateurs, on a vaguement fait passer le mot qu’un centre d’art allait se monter et on a ouvert les portes à tous. Les gens venaient nous demander ce qu’ils pouvaient faire pour aider. On leur disait : « Non, faites ce que vous voulez avec les machines, et dites-nous comment nous, on peut vous aider. »[2]

     A partir de là, un travail horizontal fait avec le tout-venant a pu commencer pour James Wallbank, l’intelligence collective a émergé. Des ruines de la dystopie, la démocratie aux marges de David Graeber se fait jour. Mais dans ce type de démocratie locale, découvert par l’anthropologue à Madagascar à la fin des années 80 et retrouvé en 2000 à New York durant Occupy Wall Street, il s’agit toujours d’un modèle politique des interstices créant de l’instituant basse-fréquence pour ne pas être repéré par les radars des appareils gouvernementaux : « Ce que raconte l’avènement de cette culture de la bidouille, c’est que les pouvoirs politiques et économiques ont perdu toute légitimité à légiférer sur le succès des populations, qui se sont relevées seules de la crise. Et que si chacun a le savoir-faire et les outils pour fabriquer son mobilier, personne n’ira plus chez Ikéa. »[3]   

    C’est ainsi que le duo d’artistes Bureau d’Etudes investit, loin de Paris dans le département de l’Allier, une ferme dont le terrain, les sols, les murs et le bâti sont sortis de la propriété : la ferme de la Mhotte. Sur le modèle anarchiste des Diggers de San Francisco, la ferme de la Mhotte a sa propre gratuiterie (proche des Free Shop des Diggers) et sa ressourcerie, permettant de redonner une seconde vie aux objets du quotidien.


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Une vidéo de David GRAEBER pour BRUT, traitant des bullshit jobs (2018). 

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Ici, en lien, un article de Bureau d'études sur la notion de gratuité : "Inventer la gratuité"


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La Tannerie, Célia Lévi. Editions Tristram. 2020.



[1] Bullshit jobs, David Graeber. Editions Les Liens qui Libèrent, 2019. P. 39.

[2] « À Sheffield, les usines célibataires » Emile Poivet. Magazine Mouvement, n°93. Mars 2018. P. 29.

[3] Ibid. P. 28.

samedi 10 juillet 2021

THE BLACK LIST 4

 



Parution du numéro 4 de THE BLACK LIST sur le site de la revue. Dossier d'instruction : "Fonction Bartleby", un essai de Frank Smith. Avec François Dominique, Frank Smith, Joel Hubaut, Guy Bennett, Ewen Chardronnet, Bureau d'études, Julien Blaine, Giney Ayme, Démosthène Agrafiotis, Franck Fontaine, François Rannou, Langston Hugues, Ianthe Brautigan, Séverine Jouve & Yann Popovic.


THE BLACK LIST 4