mardi 12 juillet 2016

L'après-cinéma (5)

L'ambassade, un film de Chris Marker


    Reprenons ici pour nous-mêmes : un homme est derrière un petit caméscope, de nos jours, et il regarde, sur un écran numérique, ce qu’il est en train de filmer à l’intérieur d’une ambassade. Ils sont désormais plus d’une cinquantaine, comme lui, qui cherchent à fuir leur pays, attendant, pour l’heure, un sauf-conduit qui leur permettra de vivre ailleurs, en exil certes, mais saufs. Cela fait une semaine maintenant qu’ils ont été accueillis dans l’enceinte d’un pays étranger, après les répressions policières qui sévissent, depuis que l’état d’urgence a été décrété sur leur sol.

    La police avait reçu l’ordre de tirer sur les manifestants à balles réelles. En très peu de temps, des journalistes, des militants, des dirigeants politiques et syndicaux étaient arrêtés ou fusillés. À l’étonnement, que les violences policières avaient provoqué, avait succédé la panique : c’est donc peut-être par centaines, c’est aussi peut-être par milliers que des hommes et des femmes ont afflué jusqu’aux grilles des consulats et des ambassades qui se trouvaient aux abords du défilé de la manifestation, afin d’en obtenir l’asile. 

   Comme les autres fugitifs, l’homme au caméscope est traumatisé par ce qu’il a vécu : les méthodes employées par les forces de l’ordre ont, évidemment, choqué tout le monde. Le régime ayant basculé d’un coup, personne n’avait prévu un tel bain de sang. En moins d’une heure, des cordons de la police ou des militaires encerclaient la plupart des consulats et des ambassades de la capitale, empêchant quiconque d’y entrer, et ceux qui cherchaient à les traverser étaient abattus sur le champ.

    L’homme s’était retrouvé dans le premier groupe des réfugiés politiques ayant été accueilli par l’ambassade. Il était avec des militants de gauche, pour la plupart vus dans des manifs, dans des meetings, encore sonnés par la brutalité de tout ça, par la soudaineté de tout ça. D’autres groupes avaient suivi après le sien, des femmes et des hommes, certains venus avec leurs enfants, jusqu’à ce que des militaires soient mis en faction devant les portes. Le maître de céans, sa femme, ainsi que deux médecins heureusement dans l’ambassade au moment des affrontements, s’étaient occupés des blessés. Quinze d’entre eux, dont deux enfants grièvement touchés, avaient dû être emmenés par leurs soins dans un lieu tenu secret, afin d’être soignés en urgence.    

    Au bout de quelques minutes, l’homme avait décidé de filmer le visage des fugitifs pour se donner une contenance. Il lui fallait mettre bon ordre dans ses idées et il s’était dit que prendre son caméscope, emmené avec lui lors de la manif, pourrait l’aider. Il s’agissait alors de témoigner de ce qui lui était arrivé, du surgissement de la tragédie dans son existence, de la fin d’un monde prédit depuis longtemps, que sais-je encore ?

    On voit alors, sur l’écran de son caméscope, des militants, des manifestants, voire de simples passants, s’étant trouvés au mauvais endroit au mauvais moment, maintenant assis sur des chaises ou dans les fauteuils d’un appartement privé : certains d’entre eux réalisent à peine ce qui vient de leur arriver, d’autres sont en proie à l’émotion, tous sont désemparés.

    Le moment n’était pas aux questions, mais, d’eux-mêmes, dès leur mise à l’abri dans un appartement intérieur qui semble être celui de l’ambassadeur, certains manifestants se sont mis à parler. Comme si, plus encore que de se reposer ou de manger, ils avaient à assouvir le besoin de raconter et de partager ce qui leur était tombé sur la tête : les premiers coups de feu avaient été entendus une heure après le début de la manifestation, la police avait alors tiré dans la foule, sans les sommations d’usage. Une telle nouvelle n’avait d’abord pas été prise au sérieux, mais, comme le bruit des fusillades amplifiait, il avait bien fallu se rendre à l’évidence. L’ordre avait alors été donné aux manifestants de se disperser en bon ordre, et, comme il fallait s’y attendre, une telle consigne, donnée à l’intérieur du défilé par les services d’ordre des syndicats, avait été sans effet : très vite, la panique avait été générale. Hommes, femmes et enfants couraient sur les trottoirs, cherchant à fuir le plus loin possible des affrontements, tandis que des troupes de militaires étaient postés dans quelques-unes des rues adjacentes au rassemblement, avec l’ordre de tirer à bout portant. – Il avait alors fallu se rendre à l’évidence : le massacre était organisé, planifié dans toutes ses phases, le pouvoir, à cet instant, changeait de visage. Quelques manifestants ont trouvé à se cacher chez l’habitant, tandis que d’autres se faisaient abattre sur les trottoirs. C’est alors que certains d’entre eux avaient eu l’idée de demander l’asile dans des consulats ou des ambassades nombreux sur les boulevards où la manifestation était démantelée.

     Le dernier groupe, ayant atteint les lieux avant l'arrivée de l'armée, se raconte maintenant, à l'écran lui aussi, comme le premier, tandis que des secrétaires de l’ambassade leur offrent à boire : ils s’étaient réunis dans les bâtiments d’une grande école, à quelques mètres de là. La consigne était de tenir, le temps que la contre-attaque s’organise. Comment une idée aussi folle avait pu germer dans leur tête ? Ils l’ignorent encore maintenant. Mais, de contre-attaque, il n’y en a naturellement pas eu, et ils se sont rapidement trouvés piégés. Les militaires ont commencé d’investir l’école méthodiquement, bâtiment par bâtiment. Ils ont alors vu d’autres occupants sortir les mains sur la tête, jetés à coups de crosse dans les camions, puis ils ont entendu une rafale. Ils savaient qu’ensuite, ce serait leur tour. Fort heureusement, ils ont pu sortir par le jardin et rejoindre l’ambassade grâce à un étudiant prévoyant qui avait prévu leur repli.

    Chaque arrivant, que le caméscope enregistre, a son histoire. Dario, un militant anarchiste, est aussi un acteur connu, si connu qu’il n’a pas été long à se faire repérer dans la rue. C’est un policier qui l’a protégé du lynchage et qui l’a remis en liberté. Chaque interlocuteur interprète ensuite l’épisode du sauvetage inattendu de Dario différemment : pour les uns, c’est la preuve que la gauche avait dans la rue des alliés, pour d’autres c’est simplement que Dario a des admirateurs partout. Hélène, la femme de Dario, raconte, quant à elle, qu’elle a dû amener de force dans l’ambassade sa sœur complètement traumatisée par le passage des policiers. Dans l’immeuble où elle habite, il ne restait presque que des femmes. Sous prétexte de perquisitions, les flics les ont séquestrées, en ont violé quelques-unes et ont prévenu qu’ils reviendraient, après avoir confisqué tous les papiers d’identité, pour les empêcher de sortir.

    L’ambassadeur et sa femme, tout au long de la journée, ont écouté des récits, répondu aux questions. L’homme craignait, pour sa part, que sa caméra ne paraisse indiscrète ; l’indifférence des autres lui a rapidement fait comprendre qu’elle n’était que dérisoire.

    Le lendemain, après une nuit où personne n’a pu dormir, il apprenait, avec les autres reclus, que la villégiature au sein de l’ambassade risquait d’être longue. Sylviana, la secrétaire en chef de l’ambassadeur, prenait en main l’organisation pratique, et d’abord la cuisine. Il faut beaucoup de tact pour faire de la bonne cuisine à des gens dans le malheur. En fait, ce premier vrai repas avait été, pour eux, une espèce de cérémonie. L’homme au caméscope s’est alors rappelé ce que sa mère lui disait, tandis qu’il était enfant : que l’angoisse est un serpent noir tapi dans l’ombre qu’il faut chasser à force de rires et de cris, sinon il vient s’enrouler autour de vos jambes jusqu’à ce qu’on tombe et qu’on ne puisse plus bouger. Tout le monde avait fait de son mieux, au cours du repas, pour faire bonne figure, mais il les guettait dans son viseur et il les a tous surpris, au moins une fois, laissant le serpent approcher leurs jambes et s’immobiliser sous ses circonvolutions. Il y a là des gros plans remarquables de deux ou trois visages de femmes et quelques portraits d’hommes se recueillant après le café servi, la tête dans leur tasse, y cherchant peut-être des traces de leur avenir. Vois-tu, rien n’est vrai que toi, auraient-ils pu dire alors. Moi pour moi. Je suis seul comme tu es seul. Ferme les yeux : finies les étoiles. Tu peux aimer une femme, à vouloir te tuer pour elle : tu ne sentiras rien quand elle aura mal aux dents. Seul. Seul. On est seul. Et c’est terrible, quand on y pense !

    Après le repas, Xavier, l’un des derniers arrivés, s’était endormi d’un seul coup, là où il était, par terre. Xavier est avocat et son fils, chimiste. Pour ne rien laisser tomber aux mains des militaires, ils ont réussi à faire brûler en catastrophe des dossiers dans la chaudière de l’immeuble où ils habitent, avant de prendre la fuite. 

  Progressivement, les militants naufragés ont tous finis par se trouver une occupation, du jeu de cartes à la conversation. Aucune nouvelle ne filtrait de l’extérieur : les kiosques des journaux étaient fermés, les chaines des télévisions ne retransmettaient plus que de vieilles émissions ou des publicités, et les stations de radio diffusaient en boucle les mêmes chansons. L'homme au caméscope s'était alors rappelé d'un vieux morceau du chanteur noir Gil Scott-Heron, The revolution will not be televised, le prestissimo de Gil Scott-Heron semblait rejaillir dans ses oreilles :

Tu ne seras pas capable de rester à la maison, mon frère
Tu ne seras pas capable de te brancher, d'allumer et de t'échapper
Tu ne seras pas capable de te laisser emporter par l'héroïne et de sauter
Sauter dehors pour une bière durant la publicité
Car la révolution ne sera pas télévisée

La révolution ne sera pas télévisée
La révolution ne te sera pas apportée par Xerox
En quatre parties sans interruptions publicitaires
La révolution ne te montrera pas des images de Nixon
Soufflant dans un clairon, menant une charge par John
Mitchell, le Général Abrams, et Spiro Agnew pour manger
Des sangliers fades confisqués d'une réserve d'Harlem
La révolution ne sera pas télévisée…

    Sauf que, pour eux, il s’agissait du coup d’état d’une fraction du gouvernement contre ses opposants et le peuple ; ils étaient donc aux antipodes du régime politique que le chanteur noir annonçait dans les années 70, aux États-Unis. Le nouvel ordre établi avait purement et simplement interdit les médias ; seuls les journaux internationaux, qui arrivaient à l’ambassade par la valise diplomatique, et les médias alternatifs, ceux qui réussissaient à émettre sur Internet, leur parvenaient. Et les nouvelles, qu’ils apportaient, étaient pires que ce qu’ils avaient pu imaginer…

    Alors, pour lui, perdu parmi les reclus dans une ambassade, le prestissimo de Gil Scott-Heron a fait place au prestissimo des chiens sanglants établissant un nouveau régime policier. Cette jointure-ci, alors, articulait maintenant pour lui deux abymes… Ainsi, oui, ainsi de cette déclaration du social democrate allemand Gustav Noske en 1919, un an après avoir réprimé avec la plus grande sauvagerie une révolte ouvrière à Berlin, alors qu’il était commissaire du peuple et aux affaires militaires : Einer muß der Bluthund werden, ich scheue die Verantwortung nicht, c’est-à-dire : Il faut que quelqu’un devienne un chien sanglant, je ne crains pas cette responsabilité, ressemblant mot pour mot aux déclarations des nouveaux dirigeants de son pays que les journaux étrangers rapportaient alors. Ainsi, aussi, oui, ainsi de cet éternel retour de l’Histoire qui semblait lui faire dire que le vingtième siècle ne s’était jamais terminé, qu’il n’en pouvait plus de ne pas finir, puisque le capitalisme était toujours là, malgré tout, et qu’il triomphait encore… un jour j’évoquerai sans doute les lévriers tueurs d’indiens de saint-domingue les dogues de rochambeau tueurs de nègres à saint-domingue mais voilà noske qui s’inscrit lui-même dans la liste infinie des hommes-chiens sanglants liste infinie depuis marcus crassus ayant vaincu les esclaves révoltés de spartacus et avant même marcus crassus… « L’ordre règne à Berlin ! », sbires stupides ! Votre « ordre » est bâti sur le sable. Dès demain la révolution « se dressera à nouveau avec fracas » proclamant au son de trompe pour votre plus grand effroi :
    J’étais, je suis, je serai !

    Ce prestissimo-ci, mis entre deux ordres que tout oppose, pourtant… Qui n’évoquera l’ivresse de la meute des partisans de « l’ordre », la bacchanale de la bourgeoisie parisienne dansant sur les cadavres des combattants de la Commune ?... L’ambassadeur lui-même semblait secoué par ce qu’il apprenait et il a commencé à donner des ordres en cas de départ soudain de ses bureaux du pays… 

     Gustav Noske est mort à Hanovre en 1946 à l’âge de soixante-seize ans, après des démêlés avec le nazisme, Gil-Scott Heron est mort du sida en 2011, dans l’hôpital pour pauvres de St. Luke à New-York, il avait soixante-deux ans… 

    C’est à ce moment-là, peut-être, que l’homme au caméscope décide de ne plus enregistrer la vie des manifestants au sein de l’ambassade : la caméra, voyez-vous maintenant, semble glisser sur les contours des réfugiés, elle ne fixe plus aucun groupe ; elle cherche quelque chose ailleurs… un ordre probable donné après retro-eyed-movement, vous savez ? Cette image pure dont a parlé Deleuze ?... 

    Finalement, la séquence acquiert une structure toute en tensions. Les jump-cuts augmentent. Plus personne ne se parle. Un plan ne comporte jamais plus d’une personne. Tout semble sur le point de se briser…                        Une sortie du cadre…

lundi 11 juillet 2016

L'après-cinéma (4)




    Le nouveau Cd-Rom du Limier est arrivé à votre domicile au bout de deux jours, et, comme vous vous en doutiez déjà, le jeu est une adaptation littérale du film : immergé dans les images du labyrinthe, il vous faut non seulement trouver l’endroit exact où Milo Tindle a appelé Andrew Wyke, mais aussi donner, au mot près, les répliques que celui-ci lui désert. Ainsi, lorsqu’Andrew Wyke demande, derrière sa haie : « Hum, qu’est-ce que c’est ? », alors qu’il sait très bien lui-même qui le cherche de l’autre côté, il faut répondre : « C’est moi, Milo Tindle. Je crois que vous m’attendez. », tel qu’on l’entend dans le film de Mankiewicz. Pas simplement « Milo Tindle » ou « C’est Milo Tindle. », mais, texto, répondre : « C’est moi, Milo Tindle. Je crois que vous m’attendez. » Puis, quand votre hôte affirme : « Oui, en effet ! C’est très gentil d’être venu, vous ne venez pas me rejoindre ? », il faut alors prononcer, comme votre modèle, et en y mettant le ton : « Eh bien, c’est exactement ce que j’essaie de faire depuis un bon moment », très précisément ceci et pas autre chose. Vous entendrez alors votre hôte se mettre à rire de l’autre côté et il fera coulisser un bout de sa haie sur elle-même pour vous faire entrer dans ce qu’il nomme « son sanctuaire », c’est-à-dire le lieu où il s’isole pour écrire. Tout ceci, tout ce travail, pour vous retrouver en face d’un homme d’un certain âge qui a tout d’un gentleman farmer, un homme qui ressemble à un personnage du jeu Cluedo et qui vous semble, pour l’heure, aussi accueillant qu’une porte de prison…

    Il faut, en somme, pour progresser dans votre partie, reprendre, chaque fois, l’œuvre de Mankiewicz là où vous en êtes resté et noter le dialogue des deux protagonistes sur une feuille ou dans un cahier, en mettant le film sur pause à chaque réplique que vous pourrez recopier. Puis remettre votre casque pour revenir dans un monde virtuel, que vous avez acheté – répétons-le –  deux fois, et débiter le texte de Milo Tindle devant un automate qui s’attend à ce que vous le prononciez tel quel, pour pouvoir vous asséner proprement sa prochaine réplique. « J’ai trouvé votre petit mot en revenant de Londres, cet après-midi. », « Ah, très bien ! J’espérais que vous seriez ici ce week-end. Aussi ai-je glissé ce mot dans votre boîte à lettres tôt ce matin. » Il vous demandera ce que vous buvez, il vous sortira les banalités d’usage et déclarera, satisfait, avoir terminé un dernier roman, Mort par double-faute. Enfin, il voudra savoir si, pour vous, « le roman policier est la récréation normale pour les grands esprits », en vous conviant à rentrer chez lui dans son manoir. Vous le laisserez parler, vous lui demanderez, pour paraître s’intéresser à ce qu’il vous raconte, si ses romans sont adaptés à la télévision et il prétendra que non, la télévision ne s’intéresse qu’aux faits réels et pas du tout à la fiction, comme lui. Vous vous entendrez alors le reprendre ici : « Vos romans ne sont donc pas une récréation pour les grands esprits ? » Votre répartie lui plaira et vous sortirez du labyrinthe en vous appelant tous les deux par vos prénoms respectifs, comme deux vieux amis. – En somme, un véritable, un authentique travail de sténographe que vous effectuerez, recopiant puis rejouant son petit drame de grande instance, d’une scène du jeu à l’autre.

    Vous vous demandez alors – vous vous demandez, vous, et non pas Milo, entendons-nous bien – comment le personnage, que vous jouez, a pu accepter de venir dans un tel endroit, après avoir lu un petit mot trouvé dans sa boîte aux lettres, quelques heures plus tôt ; car votre écrivain sortant de son labyrinthe a tout l’air d’un paltoquet. Vous-même, si vous attendiez quelqu’un, si vous aviez glissé une invitation dans la boîte aux lettres d’un homme que vous ne connaissez, semble-t-il, que de nom ou de réputation, vous seriez allé l’attendre chez vous, non loin de la sonnette, afin d’être prêt à l’accueillir, quand il arrive. Vous ne seriez pas allé au fond de votre jardin, au milieu d’un labyrinthe, enfin vous ne diffuseriez pas sur un magnétophone, le volume au plus haut, le dénouement d’un roman policier que vous venez d’écrire, de peur d’effrayer votre convive et de le laisser filer avant même qu’il ne vous ait rejoint. Il faut donc que quelque chose lie l’un et l’autre personnages, une histoire ou une affaire dont ils ont des intérêts communs. Si Milo Tindle accepte de suivre Andrew Wyke chez lui, c’est qu’il veut voir le jeu de son adversaire, car l’un et l’autre – aucun spectateur ne peut ignorer cela dès le début du film – sont des adversaires. Et donc les deux hommes rentrent dans le manoir, côte à côte, comme deux vieux amis, puisqu’il faut qu’ils soient bons amis, a fait remarquer auparavant Wyke à son convive, sans qu’on sache encore les raisons d’un tel arrangement ni ce qu’il en sortira.

    Vous entrez alors, à cet instant, dans un salon spacieux peuplé de jouets, d’automates, de poupées, de bibelots, et vous vous dites, C’est un enfant ! je me laisse mener, moi, maintenant, par un enfant ! Et il n’y a peut-être rien de plus pathétique que la chambre où évolue un grand enfant, surtout lorsqu’il se figure être un brillant écrivain, tandis que son œuvre – vous en avez entendu un morceau, tout à l’heure – ne vaut, évidemment, pas tripette. Et le fait de devoir donner la répartie à un tel énergumène vous offusque, naturellement : le dégénéré s’ébaubit à présent chez lui, devant un automate grimé en capitaine de navire et qui rit à ses blagues, quand il appuie sur un bouton, puis il vous fait replacer une pièce d’un jeu chinois, que, par curiosité, vous aviez touchée, sans même s’excuser d’être aussi désobligeant avec vous. – Un maniaque, assurément ! –Aussi, lorsque le pot aux roses est découvert, alors que vous êtes assis sur le canapé de son salon, vous mettez  le jeu sur Pause  et vous laissez tomber votre casque de Réalité Virtuelle : « Alors, comme ça, vous voulez épouser ma femme ? », vous demande abrupto Wyke. – Comme ça… Ma femme… – Une telle phrase vous laisse, naturellement, de marbre. – LA-MEN-TA-BLE ! – Et voilà, le lien entre les deux hommes : une femme, une simple femme ! On en revient toujours, finalement, à un tel lieu commun, c’est affligeant. Mais quel manque d’imagination ! Et tout le mal que vous vous êtes donné pour en arriver là. Quelle patience vous avez eu, grand dieu ! Mais qui a bien pu adapter un tel jeu et d’une façon si plate, si myope, si près du modèle initial ? La répétition intégrale d’un film qui n’intéresse, actuellement, plus personne ! Mais le premier abruti venu, même celui qui n’y connaît rien, un béotien aurait immédiatement compris qu’il est impossible de faire de ce film un jeu ! Et comment l’industrie des loisirs a-t-elle pu consentir à le commercialiser ? Car c’est certain, un tel produit ne peut pas marcher, personne ne peut en vouloir. Le concepteur du jeu doit être lui-même un aristocrate dégénéré, comme cet Andrew Wyke, un maniaque excentrique, fortuné et imbu de sa personne, ça ne fait pas un pli ! Et vous imaginez maintenant un Wyke, au milieu de son labyrinthe, l’espace jonché d’ordinateurs, créant son jeu en compagnie de programmateurs et de ludologues, qui sont, à n’en pas douter, de ses clones : mêmes yeux, même visage, même silhouette, des clones, naturellement, tous dévoués à sa cause. Et tout ce petit monde pourrait bien être à l’origine du jeu inepte auquel vous jouez maintenant !...




    Et, donc, Milo Tindle, assis sur le canapé du salon du mari qu'il trompe, un verre à la main, ne peut plus faire autrement que de raconter à Andrew d’où il vient et qui il est. Puisqu’il est chez lui, pour l’heure, et qu’ils ont la même femme, puisqu’il s’agit de faire en sorte que le mari signe les papiers du divorce, il a bien le droit, maintenant, de connaître son rival. Alors Milo se raconte : sa mère était une modeste ouvrière anglaise et son père, un immigré italien qui était horloger. Le père, avec un tel métier, aurait dû s’en sortir alors, après avoir débarqué en Angleterre ; à cet instant, le spectateur se dit certainement qu’un horloger, cela doit bien gagner sa vie, mais pas du tout, en fait. Car on vit plus que chichement à réparer des montres anglaises, figurez-vous. Et ce que laisse entendre alors Milo, c’est que son père aurait dû diversifier son commerce ou changer de domaine professionnel, comme il l’a fait, lui, avec ses deux salons de coiffure pour dames ayant pignon sur rue à Londres. Mais Andrew Wyke, lui, n’en a cure, il n’a, évidemment, aucune compassion pour l’amant de sa femme, l’enfance qu’il a eue et l’homme qu’il est devenu aujourd’hui. Ce qu’il entend de l’histoire de Milo, c’est qu’il s’agit d’un métèque, le vieux lord anglais, encore vert, ne va pas plus loin : c’est encore un rital qui prend les femmes de son pays, c’est la mauvaise graine qui pullule, et voilà tout ! Et tout l’enjeu de ce film tourne autour de ça, et pas plus pas moins que ça. Si Milo Tindle, si Milo Tindolini s’en est sorti dans la vie au pays de Shakespeare et de Richard Cœur de Lion, c’est parce que les Anglaises ont un penchant pour les Latins davantage que pour les mâles de leur race. Parce que le Latin, à ce qu’elles s’imaginent, est toujours plus romantique et plus doué pour les affaires et l’amour que les Anglais, toujours trop maussades et perdus dans leur smog. Et, donc, soyez-en sûr, si, un jour, la civilisation anglaise décline, si elle disparaît même pour de bon, ce sera de la faute des Italiens et de l’ineptie d’Anglaises dénaturées. Les deux protagonistes de cette aventure sont en compétition pour la reproduction de leur espèce, d’une sorte d’espèce, de l’espèce à laquelle ils s’imaginent, pour l’heure, appartenir. Il s’agit, au fond, de deux hommes qui croient en la propriété, qui ne peuvent concevoir autrement les attributs de l’homme que possédant des objets dans un cadre de référence social ou ethnique plus ou moins grand, plus ou moins majestueux ou baroque. Et le spectateur qui les voit, qui regarde le film, se dit, emballé, C’est drôle, c’est très fort, que de voir deux hommes, que tout sépare, se préparer à se battre pour une femme, comme deux vieux babouins. Il se sent comme au zoo, le spectateur, devant le film : il voit deux singes machistes se préparant à se ruer l’un contre l’autre, et il est prêt à prendre la main de son enfant, le spectateur, et à les lui indiquer, comme s’il s’agissait d’une allégorie : « Regarde, gamin : toi plus tard ! » Mais, naturellement, il y a là tout le confort moderne pour le père et son morveux : c’est plus simple de voir dans un zoo un combat de babouins que dans la savane, même si l’on peut remettre en cause ce qu’une telle scène a d’artificiel : « Regarde, gamin, s’exclame vulgairement le père à son avorton, installe-toi confortablement sur le parapet, au-dessus du terrain dédié aux macaques : ils vont se ruer dans les brancards ! »



    Et non, finalement, ils ne ruent pas tout de suite dans les brancards, et tout l’intérêt du film est d’étirer tel conflit latent entre deux rivaux jusqu’au baisser du rideau. Car, depuis maintenant plus de deux mille ans, l’homme a réussi à expurger sa part d’animalité dans des œuvres comme celle du Limier, et donc on suit pas à pas le chien, depuis Sophocle, ce limier précisément, flairant pour nous le gibier qui est en nous, pour nous le rapporter encore vivant et saignant, devant nos yeux, façon, semble-t-il, de nous exorciser du mal. Et Dieu sait combien le monde fonctionne beaucoup mieux depuis les tragédies de l’ancêtre commun Sophocle, combien tout le mal, qui était en nous, combien toute notre part d’animalité est réduite en charpie depuis Athènes, Platon, Aristote, tout le tintouin, et leur miracle grec. Alors oui, alors là, Milo Tindolini raconte comment il est devenu le gérant de deux magasins de coiffure qui marchent aussi très bien, à Londres même, et combien le fait d’être un Italien a été un avantage pour lui, dont il a su tirer parti. Il explique même les raisons d’un tel succès au vieux mâle jaloux. Oui, l’Angleterre est foutue, figurez-vous, son isolationnisme l’a entraînée à manquer d’appétit sexuel. Alors un fils d’immigré italien, un barbare comme lui, a pu, sans peine, monter les échelons, jusqu’à se payer la femme de son hôte ; voilà, décrypté, ce que déclare Milo à Andrew, et c’est une sacrée gifle que ce dernier reçoit ; n’importe quel homme, devant de tels propos, aurait probablement défailli, mais c’est sans compter le flegme britannique.

    Et voilà ce qui nous différencie des animaux, figurez-vous : eux se seraient foutus sur la gueule depuis un bon moment, mais pas Wyke, le bon romancier mène sa barque comme un grand. Il la connaît par cœur, l’histoire de son rival ! Il la connaît, il aurait pu l’écrire lui-même. Et, tout bon nocher Caron qu’il est, depuis le début, conduit l’âme de Milo Tindle, du labyrinthe aux jeux qui se trouvent dans son manoir. Car, naturellement, sa femme est vénale, comprenez-vous ? Et, ce qu’il veut, ce que veut le vieux nocher Wyke menant sa barque en Enfer, c’est que son prétendant puisse l’entretenir sur le pied dont elle s’est habituée avec un aristo fortuné comme lui, pas plus pas moins. Comprenez-vous la situation ? La comprenez-vous bien ? Ce n’est pas qu’il l’aime au point de se sacrifier pour elle, non ! Il n’en veut résolument plus de sa femme, il est très content que vous lui en débarrassiez. Il accepte donc son divorce sans broncher, c’est tout juste s’il ne vous remercie pas de la prendre avec vous. Mais, ce qu’il entrevoit, ce qu’il appréhende maintenant, c’est que vous n’ayez pas les moyens de lui offrir ce dont elle a pris l’habitude avec lui. Alors, comme il est prévoyant, il vous a fait venir jusqu’à lui, pour vous demander si vous avez les bourses solides. – Dites-moi maintenant, avez-vous les moyens de vos ambitions ? Êtes-vous né avec une petite cuillère en or dans la bouche, comme moi ? Parce que nous n’aimerions pas qu’elle nous revienne en pleurant, après qu’elle vous a plumé, figurez-vous ! Et, c’est ce qu’elle fera fatalement, si vous ne lui donnez pas ce dont elle ne peut plus se passer : vêtements de chez Yves Saint-Laurent et week-end à Deauville ! Avez-vous suffisamment de fric ?

    Mais, bien évidemment, non : Milo Tindle est un paltoquet, un margoulin, un fieffé rital, et voilà tout. Vous n’en avez pas les moyens, c’est couru d’avance, c’est inscrit dans vos gènes comme le nez au milieu de la figure, ça ne fait pas un pli ! Et l’écrivain mène maintenant votre personnage jusqu’à sa table de billard, en faisant mine de lui proposer une partie, mais, avant même que vous ayez pu vous servir de votre queue, celui-ci a rentré toutes les boules : « Et c’est maintenant que l’affaire se complique ! », déclare-t-il en guise de conclusion, alors que vous avez toujours, vous, la queue entre les jambes.



    – Voilà. Andrew Wyke a besoin de vous, Milo Tindle, pour se distraire. Même pas parce qu’il veut se débarrasser de sa femme, non, au fond ce n’est même pas cela ; il pourrait s’en moquer éperdument, de sa femme, et de ce qu’elle fout avec vous. Il a seulement envie de s’amuser un peu, donc il vous a invité, vous, lui, l’amant de son officielle, et il vous propose maintenant un marché cash : « Il était une fois, dit-il, un Anglais qui s’appelait Andrew Wyke, que le fisc châtrait allègrement. Désireux d’éviter l’émasculation totale, il convertit alors quelque chose comme deux cent cinquante mille livres en bijoux… Je veux que vous dérobiez ces bijoux. »

    Voilà le deal : je vous laisse mes bourses, prenez-les ; je suis assuré. Voulez-vous voler mes bijoux pour vous refaire une santé ? Vous aurez ainsi les moyens de combler celle que vous aimez, et cela, sans qu’elle ne me revienne après coup. Comprenez-vous, ou faut-il que je vous fasse un dessin ? – C’est tentant, c’est on ne peut plus tentant et on ne peut plus foireux, convenez-en ! Et tout le jeu, tout le film est comme ça : un miroir aux alouettes pour lecteur de roman policier débile. Tout le jeu, toute la littérature est comme ça : un miroir aux alouettes... – Et tout cela, à cause d’une femme !

samedi 9 juillet 2016

L'Après-cinéma (3)

Pierre Bismuth - Link # 7

    Reprenons lors, ici, au début, pour nous-même :  un homme est derrière un petit caméscope ou derrière un téléphone portable, de nos jours, et il regarde, sur un écran numérique, ce qu’il est en train de filmer. La situation est on-ne-peut-plus banale, voire, peut-être, symptomatique de notre époque. L’homme pourrait filmer n’importe quoi, s’imaginer, quelques instants, être dans la peau du cinéaste qu’il a toujours rêvé d’être, il en resterait là, sans même un soupçon de regret : l’homme joue, il joue pour lui-même, heureux peut-être de disposer de son temps, sans rien qui puisse venir le rappeler, pour l’instant, à son quotidien. Quelques courants d’air faisant bouger des rideaux devant lui, quelque aspect fantomatique d’une ombre aux reflets bleutés entre la moquette et le linoléum d’un couloir ; il ne songe à rien, il n’a pas de prétention à filmer mieux que quiconque, il se distrait simplement. Il essaie aussi peut-être de découvrir, à travers la lucarne que son écran numérique lui présente, un peu des sensations du monde, qu’il avait eues, alors qu’il était un enfant : la silhouette d’un chat s’avançant et faisant ses griffes, une jeune fille courant sur la moquette, le bruit d’un répondeur prenant un message, des effluves de poussière dansant sur un rais lumineux au rythme ondulant des rideaux d’un salon. Puis, sans transition : à côté de lui, de jeunes étudiants pleurant en silence, le reflet qu’ils font dans un miroir, le reflet qu’ils font dans plusieurs miroirs, une hirondelle atterrissant dans la cuisine et l’eau qui coule lentement dans un lavabo. Puis : des matelas de fortune posés à même le sol où dorment quelques fugitifs de tous âges, la recherche de la source d’un bruit provenant de canalisations au-dessus de lui, un insecte courant sur les feuilles d’un yucca. Puis : sur un canapé près d’une table basse, la conversation d’un révolutionnaire exalté avec un vieux diplomate, puis : des conciliabules, à quelques mètres d’eux, entre cinq ou six hommes au visage contrarié, les journaux ouverts devant eux. L’homme à la caméra ne recherche rien, une fois, ne cherche rien, deux fois, puis il rêve, quelques instants, qu’on lui donnera assez pour pouvoir continuer à ne rien chercher. Un espoir sourd alors dans son esprit. Un espoir, un désir. Le désir de briller au soleil et d’être reconnu pour tel, maintenant qu’il joue. Une fois, dix fois, mille fois. Comme un enfant. Comme un homme. Comme un homme ou, même, très probablement, comme un rescapé au milieu d’autres insurgés en fuite, comme lui, protégés dans une ambassade, et jouant, pour passer le temps, avec son appareil, quelques jours, quelques heures, voire, même, très probablement, quelques instants avant son extradition.

vendredi 8 juillet 2016

L'Après-cinéma (2)



    Vous êtes au volant d’une voiture de sport rouge, en Angleterre, au début des années 70, et vous arrivez aux abords de Sombremanoir, la demeure de l’écrivain de roman policier Andrew Wyke qui vous a demandé de venir. Vous vous appelez Milo Tindle, vous êtes le gérant de deux salons de coiffure importants à Londres ; vous êtes Milo Tindle et vous allez chez le riche et célèbre écrivain Andrew Wyke qui vous a appelé. Vous n’en savez pas plus sur vous-même à ce moment : vous avez lu le titre du jeu vidéo, que vous avez acheté, sur la pochette, Le limier ; vous savez que Le limier est un jeu vidéo adapté d’un film important de Mankiewicz, et vous vous préparez à y jouer. Vous avez mis le casque de réalité virtuelle sur votre tête : votre voiture de sport entre dans la propriété de Sombremanoir, les pneus de votre voiture de sport crissent déjà sur le gravier. Vous vous garez alors dans la cour de la propriété d’Andrew Wyke, devant la porte de son manoir, et à peine sortez-vous qu’une voix s’élève dans les airs. Vous n’allez donc pas sonner à la porte, vous décidez abrupto d’entrer dans le jardin et de partir à la recherche de cette voix. Vous pensez aussi que votre jeu est très bien fait, puisque vous pouvez parcourir un espace hyperréaliste à la recherche de la source d’un bruit entendu dans un casque. Donc, plutôt que d’aller vers la porte d’entrée du manoir, dans Le limier, vous décidez d’aller vers ces haies, à votre droite, où la voix d’un inconnu résonne.

    Maintenant, vous avez devant vous des haies vertes, un ensemble de haies vertes qu’un étroit sentier sillonne, et vous vous dites, Voilà, pour le début, je vais devoir chercher la source d’une voix dans un labyrinthe vert. Cela commence bien, l’histoire est classique, la source de notre affaire doit se trouver au centre d’un labyrinthe, c’est certain… cela fonctionne toujours, un tel lieu commun, on a envie d’y croire. Alors on avance, alors vous avancez, et, donc, en avançant, vous poursuivez votre circumambulation dans des allées bordées de haies vertes, de haies denses, à travers lesquelles vous ne voyez rien, et qui tournent partout à quatre-vingt-dix degrés. Partout les haies font des plis et des replis, des impasses dans lesquelles vous vous enfoncez, et la voix toujours se fait plus forte, ou plus lointaine, selon que vous bifurquez, que vous ne bifurquez pas, selon que les allées vous laissent ou non le choix de bifurquer, selon que la voix, enfin, semble venir de derrière vous, de devant vous, ou qu’elle semble se perdre aussi dans les allées vertes et denses. Et cela ne finit pas, cela semble ne jamais finir : plus vous avancez dans le labyrinthe, plus vous pensez en avoir terminé avec lui et moins vous en voyez la sortie. – Bordel, pestez-vous alors au bout de vingt minutes de jeu, je ne vais pas me perdre maintenant ! Je l’ai payé assez cher, ce Cd-rom, et tout l’attirail moderne qui va avec ! Il faut que j’arrive au moins jusqu’à la voix et que je comprenne ce qu’elle me veut !


Le Limier (Sleught), Mankiewicz


    Vous vous obstinez alors, vous poursuivez le sentier, essayant de comprendre ce qui vous a échappé à tel ou tel carrefour que vous avez déjà croisé, cherchant ainsi à vous approcher de la source sonore, mais plus vous vous entêtez à vouloir trouver votre route, plus vous tournez en rond… Une heure, deux heures à chercher le centre d’un labyrinthe ou une sortie possible, deux heures de jeu à sillonner des haies vertes o combien semblables et monotones, et, à vos côtés, une voix, qui doit bien être celle d’Andrew Wyke, racontant la fin d’un roman policier :

    L’inspecteur s’avança vers lui. Il tira sa pipe et prit un temps de réflexion avant de lui demander s’il n’avait rien remarqué d’anormal durant les vingt-quatre heures. Le vieux loustic eut l’air de réfléchir longuement, il fit non de la tête, mais quelque chose dans son attitude mit en éveil l’inspecteur. Il avait comme un tressaillement, et, dans ses yeux, il crut voir un sentiment de honte. Il salua et se dirigea vers sa voiture en réfléchissant à l’étrange climat qui régnait chez le baron…

    Jusqu’à ce que vous piquiez fard et crise de nerf et que vous jetiez votre casque par terre. – Putain, putain ! hurlez-vous maintenant sans façon, je ne vais pas me laisser faire comme ça ! Tout ce fric que j’ai filé pour un casque et un gant dataglove ! Si le vendeur m’a roulé, je le tue ! Vous avez alors l’idée d’aller sur Internet pour obtenir le film Le limier de Mankiewicz. Vous vous dites que vous y trouverez peut-être quelque indication pour la suite de votre jeu ou le plan d’ensemble du labyrinthe. Quelle idée j’ai eu d’acheter l’adaptation d’un film culte, et le vendeur qui me demandait si j’étais sûr de mon choix pour mon galop d’essai ; j’aurais dû l’écouter alors et prendre un produit plus commercial, c’est certain !


    Devant votre ordinateur, vous êtes maintenant sur un site Internet proposant Le limier de Mankiewicz en accès libre. Le générique commence ici. Vous voyez, sur l’écran de votre ordinateur, de remarquables décors de théâtre qui sont comme autant d’emblèmes et de jalons du film à venir. Portée par une musique parfois riante et parfois dramatique, une série de maquettes de théâtre défile, l’ensemble du générique se termine sur un castelet dont le décor est le premier plan du film, précisément le manoir de l’écrivain Andrew Wyke. Arrive alors, en son centre, la voiture rouge de Milo Tindle qui se gare : Milo Tindle en sort, c’est un homme encore jeune, le costume coupé pour être près du corps, comme l’était la mode anglaise au début des années 70, et l’on entend, non loin de lui, au centre du labyrinthe, cette voix qui raconte la fin d’un roman policier :

    Il récapitulait dans sa tête tout ce qu’il avait remarqué et se disait que ce serait une affaire compliquée. Mais c’est très facile quand on aborde les choses avec logique ! Le docteur Grayson n’était pas à Londres au moment du crime. En réalité, le bon docteur se trouvait dans un petit hôtel à Melksham, la nuit en question, et puis il est retourné à Broughton Gifford par le train de dix heures quarante sous le déguisement de Burton, le valet de chambre de sir Mortimer, en faisant en sorte que son arrivée soit remarquée par le contrôleur...

     Comment se fait-il que je me sois perdu dans un labyrinthe aussi petit ? vous demandez-vous maintenant, après avoir arrêté le film de Mankiewicz sur une vue plongeante présentant un plan d’ensemble de ce dernier. Pour arriver jusqu’à la voix d’Andrew Wyke qui se trouve en son centre, Milo Tindle est obligé de l’appeler ; Wyke ouvre alors une haie coulissante puis il laisse passer son hôte... Je dois donc retourner dans le jeu et appeler l’écrivain pour qu’on se rencontre, c’était aussi simple que cela. Je dois aussi me servir du micro de mon casque de réalité virtuelle et entrer en communication avec le personnage principal du jeu, il n’y a pas d’autre possibilité.

    Mais quelque chose d’aussi facile à effectuer vous laisse pourtant sceptique ; vous vous dites maintenant que, même si d’importants progrès technologiques ont été réalisés ces dernières années, les interactions, dans un jeu, avec des personnages virtuels ne sont pas encore très convaincantes. Et puis, quel intérêt d’adapter un film en jeu, s’il ne s’agit que de rejouer les scènes du film ? Vous retournez alors dans votre partie, vous retrouvez votre personnage perdu au-milieu de ses haies vertes et  denses, et commencez à appeler : « Monsieur Wyke ? Monsieur Andrew Wyke, vous m’entendez ? »

    À partir de là, son plan était la simplicité-même. Comme il savait que c’était le jour de sortie de Burton, il n’eut aucune difficulté à pénétrer dans le manoir de Hellrake, sans attirer l’attention, et à assassiner sir Mortimer avec la flèche de l’astrolabe qu’il avait préalablement aiguisé sur la meule de pierre qui se trouvait dans la cour. Vous vous rappelez mon enquête sur les lames de cuivre à l’époque ? Ces morceaux de métal m’ennuyaient prodigieusement…

    Pas d’Andrew Wyke, pas d’issue au labyrinthe non plus, sapristi, sapristi ! Je me perds, je ne fais que me perdre… mais qu’est-ce que c’est que ce jeu ? Je vais retourner chez le vendeur et il va le sentir passer ! Il aurait dû m’avertir plus fortement qu’il ne l’a fait, il aurait dû me convaincre de ne pas acheter un tel produit, c’est un comble ! Alors, vous remettez votre Cd-rom dans sa pochette cartonnée dix fois trop grande et vous vous apprêtez à partir, mais, lorsque vous arrivez devant le magasin de jeux, vous constatez qu’il a définitivement fermé ses portes depuis quinze jours. Vous vous rendez compte que, entre votre achat et son emploi effectif, un mois s’est écoulé où vous avez été pris par le travail.

    Vous êtes dès lors devant la grille du magasin sur laquelle a été collée une affiche Changement de propriétaire, penaud, assis sur le trottoir, en face, sans doute, d’une énième liquidation de magasin, dans une ville qui en connaît chaque semaine nombre d’autres, et vous vous découvrez à manquer de compassion, finalement, puisque vous hurlez dans la rue contre le vendeur : « Salop ! Salop ! Pourquoi tu n’es pas là pour reprendre mon jeu ? Où te caches-tu ? Réponds-moi ! », tandis que des passants se retournent derrière vous. « Qu’est-ce que vous avez tous à vous retourner ? demandez-vous alors aux badauds qui vous scrutent. Vous n’avez jamais vu un client rouspéter contre un vendeur ? » Vous indiquez alors la grille fermée du magasin : « Il m’a vendu un jeu qui ne fonctionne pas, il y a un mois, et, maintenant que je reviens chez lui pour qu’il me rembourse ou me propose un autre produit, il joue les morts ! C’est un escroc, c’est une arnaque, son magasin ! » Aussi, lorsqu’une âme charitable s’approche de vous, pour vous expliquer que votre magasin est vide et qu’il n’y a pas plus de vendeur devant vous que de marchandises, vous ripostez : « Mais c’est ce que vous croyez, madame ! Mais ce magasin a toujours été vide, comme les jeux qu’il vendait ! J’ai eu tort d’en acheter un, j’aurais dû m’écouter… », et l’âme charitable déguerpit alors, avant d’entendre la suite de votre diatribe. « Mais cela ne sert à rien de courir, madame, reprenez-vous à la cantonade. Toutes les boutiques, tous les supermarchés où vous allez pour faire vos courses sont vides, comme les sacs de commission que vous rapportez. Regardez la boîte d’emballage du jeu qu’il m’a vendue : elle est dix fois trop grande pour un contenu qui tient dans la paume d’une main, et si ce n’était que cela ! Dix fois plus de vide que de plein, entendez-vous, madame ! Et toutes les marchandises qu’on nous vend aujourd’hui sont ainsi. On paye pour du vent, on paye pour imaginer calfeutrer des murs à travers lesquels le vent s’engouffre. Tout point d’achat, tout produit de consommation courant est aujourd’hui fondé sur rien. C’est du liquide, nos commerces, c’est déjà liquidé avant même de naître ! Cela ne sert à rien du tout de courir comme vous le faites, madame, on est tous dans le même désert et votre boussole s’affole déjà ! Restez là avec moi, venez réclamer, vous aussi, contre mon vendeur, faites cela pour vous ! »

    C’est à cet instant précis que la caméra de Mankiewicz laisse Milo Tindle perdu dans le labyrinthe. La caméra a pris de la hauteur pour s’attacher à faire apparaître sir Andrew Wyke assis sur un banc de pierre, au centre de son dédale, un micro à la main, écoutant, au moyen d’un magnétophone, la dernière partie du roman policier qu’il a écrit :

    Par Jupiter, lord Merridew, rien ne vous échappe ! Mais, puisque vous semblez en savoir si long, monsieur, poursuivit humblement l’inspecteur, peut-être pourriez-vous m’expliquer une chose. Comment le meurtrier s’est-il arrangé pour laisser le corps de sa victime au milieu du court de tennis et réussir à s’enfuir sans laisser de trace derrière lui sur la terre rouge ? Franchement, monsieur, nous, dans la police, nous n’y comprenons rien !

    Wyke prend alors le micro pour raconter la fin de son histoire. On voit alors qu’il est en plein dans ce qu’il invente, puisqu’il joue maintenant littéralement la scène :

    Sir John Lord Merridew, le grand détective, se leva majestueusement…

    Wyke se lève alors, endossant pour lui-même le rôle de son détective-fétiche lord Merridew…

    son énorme visage de père Noël illuminé d’une joie espiègle. Lentement, il fit tomber quelques miettes de cake rance qui restaient accrochées aux plis de son gilet…

    La main de Wyke, ici, mime celle de Lord Merridew nettoyant négligemment son gilet, cependant que Milo Tindle cherche toujours à le rejoindre de l’autre côté de la haie…

    La police n’y comprend peut-être rien, inspecteur, glapit-il, mais Merridew, lui, a compris ! Il y a trente ans, le meurtrier, docteur Grayson, était un membre éminent des ballets russes où il dansait sous le pseudonyme d’Oleg Graysinsky. Et, bien que les années aient quelque peu modifié son apparence, son ancien talent technique était toujours intact…

    Ici, l’imitation proposée par Andrew Wyke du forfait criminel est remarquable, puisqu’il s’agit d’un auteur de romans policiers, Wyke lui-même, imitant son héros fétiche, lord Merridew, imitant Grayson après le meurtre de sir Mortimer sur un court de tennis.

    Il a porté le corps au milieu du court en marchant sur les pointes, le long du ruban blanc qui sépare les carrés du service…

    Andrew Wyke, tout à son histoire, avance donc ici sur la pointe des pieds…

    et puis, de là, il l’a jeté à une distance de deux mètres à l’intérieur du court, à côté de la ligne de fond où on l’a découvert. Et puis, avec une grâce et un fouetté impeccables, il a fait demi-tour…

    Wyke, au centre de son labyrinthe, fait donc demi-tour sur sa ligne imaginaire…

    et il est reparti par où il était venu sans laisser de trace. Et voilà, inspecteur, l’explication de lord Merridew.

       C.Q.F.D. Fin du roman policier, ici ! On ne peut résolument mieux faire ! Franchement !

    C’est, naturellement, à ce moment-là qu’Andrew Wyke entend l’appel de Milo Tindle et qu’il lui permet d’accéder jusqu’à lui au centre du labyrinthe ; c’est à ce moment que commence la véritable histoire du film Le limier de Mankiewicz, autrement appelé Sleught en anglais.

    Quant à vous, vous vous dites à présent, une fois rentré chez vous, déçu au plus haut point après avoir constaté la disparition du magasin, Je devrais commander un autre jeu du Limier, mais, franchement, est-ce bien la peine ? Qu’est-ce qui me dit qu’il vaut mieux que son modèle ? C’est assez rare, une adaptation réussie d’un film ou d’un livre, comme si le premier mouvement était souvent bien meilleur, comme si le deuxième coup péchait généralement par manque de spontanéité. Pourquoi pas plutôt chercher en ville ce qu’est devenu le vendeur et où il habite, pour lui passer un savon par exemple ? J’aurais plus de chance d’en ressortir satisfait. Cela manquerait peut-être d’à-propos, puisque je m’attaquerais à un homme désormais au chômage et sûrement endetté jusqu’au cou ; il risquerait de mal le prendre, c’est certain. Et, après tout, c’est quand même moi qui ai voulu m’intéresser aux jeux-vidéos, n’ignorant pas que dans tous jeux, quel qu’en soit le contenu, sourd une part plus ou moins grande d’arnaque. Mais qui se rebellera alors contre cette quantité de vide éprouvée, entre l’idée que l’on se fait d’un produit de la grande distribution et cette marge d’erreur que l’on constate très souvent en l’ouvrant ? Jadis, les princes pouvaient offrir à leurs dames un diamant caché au centre d’un citron, et maintenant le paquet que reçoivent leurs héritiers est devenu le diamant et ce qu’il contient, le citron ; le processus du don gracieux s’est totalement inversé ! De telle sorte qu’un malaise prend quiconque veut acheter, de nos jours, un produit pour lui-même ou pour l’offrir, puisqu’il faut un effort d’imagination très important pour ne pas se sentir lésé. Mais, comme c’est toute la chaine de la production, actuellement, qui diffuse du vide en quantité industrielle, il ne nous reste plus, en conséquence, qu’à fournir chaque fois l’effort d’imagination inverse, afin de nous représenter l’objet escompté. En somme, il n’y a plus, pour nous-mêmes, qu’à passer de la situation de Milo Tindle à celle d’Andrew Wyke, et à nous figurer, au centre d’un labyrinthe, des objets et des personnages qu’on invente !... Ce qui est, pour le moins, un travail difficile, tout le monde n’est pas auteur, que je sache. Il y a très peu d’auteurs, de par le monde, capables de faire éprouver des émotions à un public ou à un lecteur, il faut bien se rendre à l’évidence. Et donc nous sommes généralement obligés de faire contre mauvaise fortune bon cœur et de payer une fois, deux fois, dix fois, mille fois, afin de connaître la fin d’une histoire… Vous allez donc sur Internet et commandez à nouveau votre jeu, sur un site de vente en ligne...

Le limier, Mankiewicz



jeudi 7 juillet 2016

L'après-cinéma (1)


Pierre Bismuth - Link # 7


   On pourrait peut-être commencer par là : un homme est derrière un petit caméscope ou derrière un téléphone portable, de nos jours, et il regarde, sur un écran numérique, ce qu’il est en train de filmer. Un homme, comme vous ou moi, un monsieur Personne et Tout-le-monde en même temps, est en train de filmer quelque chose par ennui pendant ses loisirs ou pour des raisons professionnelles. Son œil, de nos jours, n’entre plus en contact avec l’objectif de son caméscope ou de son portable, voyez-vous ? Il est davantage en retrait de ce qu’il filme que naguère, puisque les caméras, en se miniaturisant, ont changé. Nous sommes bien loin des premières caméras amateurs que des familles offraient aux parents à Noël pour filmer leurs nouveau-nés lors des soirées de communion filiale. L’homme au caméscope prend désormais ses distances, il est déjà, en se voyant visionner à l’écran sur son caméscope, un spectateur. Il y a là, à tout prendre, et dès l’abord, comme une mise en abyme. Gide notait, à ce propos, dans son Journal : « J’aime assez qu’en une œuvre d’art on retrouve ainsi transposé, à l’échelle des personnages, le sujet même de cette œuvre. » Mais Gide parlait ici des œuvres de la littérature ou des œuvres d’art, n’est-ce-pas ? Or, selon nous, il y aurait un pas, selon nous il y aurait une différence entre des films de famille, des films que l’on prend pendant les vacances ou pour les grandes occasions et, disons, un film comme Le cuirassé Potemkine ou La dolce vita de Fellini, par exemple ?  

    Disons dès l’entrée en matière que toute production effectuée de main d’homme est une œuvre d’art à part entière, postulons qu’il n’y a pas de plans ni d’axiologie entre l’art et ce qui n’en est pas, plus de catégories ni d’échelles ou de niveaux entre une œuvre, qu’elle soit réussie ou ratée, et notre quotidien : tout se vaut sous le soleil, et l’indifférence du réel à l’apogée et au déclin des civilisations nous a au moins appris cela. Nous dirons que tout art, toute esthétique était une vue de l’esprit, un fossile, une trace mnésique persistante sur la pellicule rétinienne de la  culture occidentale ; nous ne déclarerons pas la fin de l’art, nous affirmerons qu’il n’y a jamais eu d’art ni de littérature. Tout cela n’a été qu’un beau rêve finalement et nous nous en réveillons à peine. Nous ne faisons, chaque matin, depuis deux siècles, que nous réveiller après ce beau rêve. Certains d’entre nous déclarent, péremptoires, ne pas avoir rêvé et vouloir poursuivre à apprécier des œuvres voire à en créer, tandis que les autres, tout simplement, s’en moquent et observent les esthètes, de quelques bords qu’ils viennent, comme on pourrait regarder un revenant.

     ̶  Revenons au point de départ : un homme filme quelque chose devant lui avec un caméscope ou, mieux, un téléphone portable. Il regarde donc sur un petit écran numérique ce qu’il filme, à l’instant où il le filme.

    Il y a ici, avons-nous dit, une mise en abyme, mais sans préciser. Il y a un abyme au fond, il y a un gouffre ouvert, celui du principe de la caméra subjective par lequel le spectateur voit un film à travers les yeux d’un personnage. Cet homme, quel qu’il soit, l’écran de son caméscope devant les yeux, est déjà, de nos jours, spectateur du film qu’il joue : il est, aussi et simultanément, auteur, interprète et spectateur de son propre film. Poursuivons, lors, la pente : quand une mise en abyme se dédouble, se poursuit sans fin, nous sommes dans un univers fractal, tel que le mathématicien Mandelbrot l’a décrit et théorisé : un spectateur voit un film à travers les yeux d’un personnage qui voit un film à travers les yeux d’un personnage, et ainsi de suite, ad vitam aeternam. L’homme regardant le film qu’il est en train de réaliser à l’écran imagine qu’il se dédouble, le sentiment qu’il a de sa réalité commence à s’éroder pour lui. Il pourrait se demander alors, s’il en avait les compétences, si la différence faite depuis Parménide entre l’image et son modèle était aussi essentielle que cela ; il pourrait se demander cela, qu’il ait lu ou non Parménide.

    Il suffit de se promener d’une crique à l’autre, en été, de poursuivre son chemin dans un défilé de criques, sur certaines côtes bordant la mer Méditerranée, ou d’ouvrir une poupée russe trouvée dans une vieille malle au grenier, pour avoir ce sentiment d’un univers fractal à portée de mains, de le voir et, même, de s’y sentir inclus physiquement. De par l’accumulation des objets de consommation courants, notre monde lui-même est actuellement de plus en plus fractal, puisque chaque objet de notre quotidien, chaque meuble de nos maisons ou de nos appartements ont souvent, quoiqu’on en dise, de bonnes chances de se retrouver chez notre voisin. Ainsi, de ce plaid, de cette housse de couette, ou de mon salon, qui pourrait bien avoir son frère exposé tel quel dans un magasin Ikea, ou de la baguette de chez Paul, ce magasin-concept, cette boulangerie-concept, Paul, ce pain-concept que vous mangez chez vous peut-être en ce moment avec les mêmes gestes, la même posture, accoudé à votre table de cuisine, la même mastication aussi que tel ou tel Français vivant dans votre quartier, à cinq minutes comme à mille kilomètres de chez vous.

    Pour des raisons économiques, notre quotidien est de plus en plus fractal. Ainsi, de cette habitude que nous avons prise de nous filmer à tout bout de champ, pour parler à un proche sur Skype ou pour faire un clin-d’œil à un ami sur Facebook, telle projection de vous-même, face webcam en gros-plan sur les réseaux sociaux, durant vos loisirs ou pour un entretien professionnel, ce même portrait animé d’un proche ou d’un inconnu chaque jour revu dans une chambre ou dans un bureau, nous-mêmes inclus dans une chaîne de films sur Internet, comme de ces représentations de l’embryogénèse sur des parchemins de moines au Moyen-Âge, le Grand-Albert, ce ventre enceint d’une jeune mère dessiné par un écolâtre du Moyen-Âge, et à l’intérieur duquel on peut voir un jeune homme et une jeune femme qui est elle-même enceinte, ou telle statue de la vierge Marie portant l’enfant Jésus, une « vierge ouvrante » telle qu’on en réalisait en Allemagne au quatorzième siècle, articulée telle un retable, et à l’intérieur de laquelle on pouvait découvrir dieu le père et le saint-esprit, soit, précisément, un abyme.

    La littérature et les arts eux-mêmes ont été pris dans des univers fractals, tel art se retrouvant inclus dans un autre, puisque, comme vous vous en doutez déjà, c’est le principe-même du réel et de la fiction, l’essence de ce qui est réel et de ce qui ne l’est pas, qui est mis en doute chaque matin en vous réveillant ; la plupart déclarant mordicus qu’il n’y a pas lieu d’assimiler le jour à la nuit et qu’un chat est un chat       – personne n’aime, naturellement, se sentir être un personnage de fiction. Nul ne s’étonne pourtant être chaque jour, en tant que passant, le figurant d’un drame à venir, que des caméras de vidéosurveillance filment sans fin ; nul ne s’étonne encore que chaque homme ait dépassé son quart d’heure de célébrité depuis des lustres, puisque chacun d’entre nous est, malgré lui, le figurant d’un drame à venir que des caméras de vidéosurveillance filment sans fin. Mais le plus beau est que nous fassions comme si de rien était, que la vie passe ainsi jour après jour, comme si nous étions toujours, chaque heure, de chair et d’os, et donnions à d’autres le droit d’être des personnages dans des films ou sur les planches des théâtres. Le plus beau, c’est que nous ayons encore besoin d’aller au cinéma ou de regarder un film en DVD ou en « direct », après le journal du 20 heures, alors que chacun fait son cinéma par lui-même, pour lui-même, tout le temps.

mardi 19 avril 2016

Philosophie de Jean-Paul Galibert : philosophie du rien et luttes politiques




Nous allons ici un peu traiter de philosophie, mais comme Diogène de Sinope le faisait, alors qu'il était précepteur de deux jeunes Athéniens : il s'agissait pour lui de ne donner que des synthèses des leçons qu'un jeune homme devait connaître afin de devenir adulte ; notre contraction de la philosophie de Galibert sera donc courte (espérons-le) et elle n'aura rien d'un enseignement pédagogique.

Jean-Paul Galibert a écrit plusieurs livres. Je ne recenserai ici que ceux que j'ai lus : L'idée de ludique (Publie.net : 2009), Invitations philosophiques à la pensée du rien (Léo Scheer : 2004), Suicide et sacrifice (Lignes : 2012), et Les Chronophages, 7 principes de l'hypercapitalisme (Lignes : 2014). Tout ce qu'on peut dire, dès l'abord, simplement en lisant les titres de ces livres, c'est que la pensée de Galibert embrasse nombre de domaines, allant de la notion du jeu à celle de la société et de la politique (ce que Galibert appelle l'"hypercapitalisme"). C'est donc, à ce qu'il semble au premier contact, d'avantage une pensée synthétique (globale) qu'une pensée analytique (simplement localisée à un domaine de connaissances). C'est aussi une pensée métaphysique, une pensée qui cherche à comprendre les liens qui unissent l'homme au réel... - Et, là, le lecteur, rompu à l'exercice de la pensée critique, commence probablement à se méfier (nous l'espérons, en tout cas), il se demande sans doute comment une pensée métaphysique, une pensée dont la science ne peut (encore ?) rendre compte peut nous parler de politique. Comment aller si loin pour parler de ce qui nous touche ou peut nous toucher dans nos existences concrètes ? Comment aller si loin ? 
Ce n'est pas que la métaphysique n'ait pas droit de cité, bien au contraire, mais elle devra le faire dans le cadre d'une théorie : puisque la métaphysique ne peut donner généralement lieu, après coup, qu'à des discussions pour valider ou invalider telle ou telle affirmation, même si nombre d'hommes se figurent le contraire et sont prêts à se battre pour cela, parfois jusqu'à perdre de leur humanité... 
- Mais comment, alors, donner la preuve qu'il y a quelque chose plutôt que rien, par exemple ? 
Je ne peux que constater que telle ou telle chose se trouve dans mon champ de vision, je peux m'en approcher, toucher de ces choses que je vois ou perçois, et si ces choses ne sont, évidemment, pas des images. Oui, cela je le peux, mais la source de ce quelque chose, plutôt que rien ? Je ne peux, par exemple, pas apporter de preuve empirique qu'il y ait quelque chose à l'origine du réel plutôt que rien : un tel horizon nous demeure aujourd'hui encore inaccessible (Les astrophysiciens parlent à cette heure d'un alignement des axes de rotation des trous noirs supermassifs à l'échelle cosmique, ce qui pourrait être un signe d'une intelligence à l'origine du big bang, mais sans encore pouvoir apporter une réponse convaincante à un tel phénomène).  - Mais encore ? Est-ce qu'une telle chose pourra changer mon présent ? Non, sans doute.

La parole métaphysique est donc toujours de l'ordre de la théorie (philosophie) ou de la croyance (religion). Mais à toute parole de ce genre, de quelque teneur qu'elle soit (ou matérialiste ou spiritualiste), on ne peut, au final, répondre que "Pourquoi pas ?" Et, dans le fond, tout se résume à ce "Pourquoi pas ?" 
 Et, dès lors, contrairement à ce que l'opinion croit, il y a toujours quelque chose d'ingrat à émettre une parole métaphysique, à émettre une pensée métaphysique, qu'elle soit de l'ordre du mythe ou de la philosophie, car, en démocratie, elle se heurte à cette concession faite, chaque fois, qui résonne a priori comme un aveu de faiblesse : ce "Pourquoi pas ?" Et tout l'enjeu des sociétés démocratiques est de faire en sorte que coexistent les paroles métaphysiques avec un tel aveu de faiblesse apparent : "Pourquoi pas ?" Tout l'enjeu des sociétés démocratiques concerne, en somme, la laïcité de l'espace public, pour que soit entendu un tel aveu.

La métaphysique de Galibert est, quant à elle, de l'ordre de l'invitation, comme l'indique un de ses livres publié en 2004 chez Léo Scheer, dans la collection "Manifeste" : Invitations philosophiques à la pensée du rien. Une telle pensée n'affirme donc rien dès l'abord, mais elle invite le lecteur à le suivre ; le lecteur devient donc l'hôte de Galibert. Et cependant le philosophe, dans son livre, est un bien singulier maître de céans, parce qu'il répète à l'envi qu'il n'a rien à partager ; ou, plutôt, il affirme qu'il n'y a rien plutôt que quelque chose, et, dès lors, il nous convie à partager RIEN. Toute la pensée de Galibert semble se jouer à ce niveau : non pas "Il n'y a RIEN" (le "ne" explétif a ici son importance), mais "Il y a RIEN" C'est donc maintenant qu'il faut aller à la source du Rien, pour y trouver Quelque chose, tout au moins, quand on s'intéresse à l'étymologie du mot, qui décrit un reste : RIEN vient, en effet, du latin REM qui signifie la CHOSE, une CHOSE, de sorte que RIEN signifie toujours quelque chose, au fond. Toute la métaphysique de Galibert invite à explorer une telle possibilité de RIEN. 

Il semblerait donc que, avec Galibert, nous soyons aux prises avec une ontologie négative : s'il n'y a rien, l'être, tout naturellement, n'est pas. Mais c'est là que l'esprit butte toujours, car il y a, somme toute, un reste, comme, étymologiquement, de la "chose" à la "cause", il y a reste, l'un et l'autre mots ayant une racine commune, et c'est donc notre attention aux objets du quotidien, comme de leur utilité, qui les feront passer de la chose à l'objet, de la chose à la cause, qu'elle soit bonne ou mauvaise. Galibert en revient donc à la philosophie de Parménide, dès l'entrée en matière des ses invitations philosophiques : 
"Pourquoi la philosophie a-t-elle tant de mal à penser ce temps ? Parce qu'elle s'est toujours définie comme pensée de l'être, et que ce temps est justement celui où l'être n'a plus cours.

Parménide a institué la philosophie en la sommant de choisir entre deux voies. La première voie, prescrite comme nécessaire, consiste à poser en principe que l'être est, tandis que le non-être n'est pas ; puis à considérer comme impossible que le non-être ne soit pas, ou que le non-être soit, pour enfin conclure qu'en-dehors de l'être, il n'y a rien. [...]

L'objet de ce livre est de proposer à la philosophie d'assumer son temps, en prenant pour objet le rien, quitte à oser emprunter la voie qu'elle a proscrite depuis Parménide."

C'est donc le principe de contradiction défini par Aristote et dont la physique quantique a montré les limites qu'il faudra, pour Galibert, remettre en cause. Car on sait aujourd'hui qu'une chose peut être et, dans le même temps, ne pas être, mais ce sera sur un autre plan que le nôtre : un plan infinitésimal ou cosmique, de ce plan qu'un philosophe et physicien, David Bohm, un ami d'Einstein, nommait l'"ordre implié" (ou "ordre implicite"), et qui, selon lui, est régi par d'autres lois que les nôtres. Toujours est-il que nous pouvons, aujourd'hui, observer cet ordre implié, même si une telle observation, à notre échelle, est encore difficile et nécessite des moyens technologiques importants (peu de gens ont encore un générateur de particules dans leur jardin). 
Je parle ici de la théorie métaphysique de David Bohm sur l'ordre plié et implié, parce qu'elle semblait à Einstein une théorie viable, un "pourquoi pas ?", un aveu de faiblesse permettant une synthèse de la théorie de la relativité avec la physique quantique. 
 Il y avait aussi, chez Bohm et chez Einstein, comme aussi chez Galibert comme nous allons voir, un propos politique, qui était, chez eux, essentiellement dû aux tragédies du vingtième siècle, celles de la seconde guerre mondiale, du nazisme et de l'invention de la bombe atomique. Il faut rappeler ici qu’Oppenheimer avait demandé de travailler avec Bohm et Einstein sur le projet Manhattan à l'origine de la bombe atomique, mais que Bohm, par chance, avait dû quitter le projet à cause de ses opinions politiques. Après la guerre, Bohm, comme Einstein, revenant sur ces années noires et comprenant leurs échecs, devinrent alors des militants pacifistes.

Ce qui m'amuse ici, c'est que la théorie de Bohm sur l'ordre implié est plus proche de celle d'Héraclite que de Parménide, dont parle Galibert dans ses Invitations : pour Héraclite, l'idée était ce point dynamique qui sourdait et par où confluaient toutes les images du réel : nul ne se baigne jamais dans le même fleuve. Or, selon Bohm, l'ordre plié, qui était notre monde, appartenait à l'ordre implié, c'est à dire que l'univers se résumait, selon lui, à RIEN, sinon un point, et que ce que nous voyions du monde était un mirage : notre vision, selon lui, était holographique. Ici aussi, "Pourquoi pas ?" Toujours est-il que la pensée métaphysique de Bohm est dynamique, puisqu'elle nous indique une origine possible, tandis que celle de Galibert demeure analytique : il part d'un principe ontologique, celui de Parménide, devenu aujourd'hui un état de fait, en sciences humaines tout au moins : "L'être est, tandis que le non-être n'est pas." est devenu un axiome de la philosophie occidentale. Et toute la pensée de Galibert semble creuser un hiatus entre le Rien et le Quelque chose.

Mais pourquoi Galibert affirme-t-il que notre époque a choisi d'être un temps du RIEN ? A cause de la PHYNANCE, pour reprendre à Ubu roi un mot toujours d'actualité, et qui anéantit nos sociétés et nos cultures. Notre époque est celle d'un RIEN qui anéantit les hommes à travers la bulle   spéculative : 
"Ce qui rend si difficile pour la philosophie de penser notre temps, c'est qu'il a pris l'autre voie. Notre temps a choisi la voie du rien, écrit Jean-Paul Galibert dès l'avant-propos des Invitations philosophiques à la pensée du rien. Le fait qu'il est inacceptable ne le perturbe en rien. Le fait que pour des millions d'hommes, l'existence elle-même y est impossible n'y change décidément rien.     Le fait qu'une chose n'existe pas n'empêche en rien certains de la vendre et les autres de s'en contenter. Rien, c'est ce que la plupart ont pour vivre, et ceux qui ont beaucoup plus n'ont guère davantage. Car n'avoir rien n'empêche nullement d'être fort bien exploité. C'est même la condition pour que s'accumule un capital dont ceux qui l'accaparent craignent eux mêmes qu'ils se réduisent à ce qu'il est au fond : très exactement rien. L'humanité toute entière s'épuise pour gonfler une bulle spéculative."

Galibert ne parle donc pas de culture des simulacres ou de société du spectacle, la formule est plus incisive, plus noire : nous sommes une société qui cultive le vide, le vent, le RIEN. Mais, ce Rien, cette fois, nous anéantit... Comment cela ? Comment le Rien peut-il nous anéantir ? L'histoire des mots peut encore ici nous aider. Mais, cette fois, faisons parler le Rien mathématique, ce chiffre 'zéro' qui nous vient de la civilisation arabe. Or, en arabe, zéro vient de sifra qui signifie précisément Chiffre. Le RIEN est encore quelque chose puisqu'il désigne un chiffre. Et, de ce rien qui est une convention, comme l'argent est une convention, quelque chose en sortira faite pour bâtir notre monde ou le détruire. Ici, le zéro est un rien, mais il peut devenir quelque chose, par le biais du code binaire 0-1 nous permettant de construire des ordinateurs ou de nous anéantir peu ou prou, en réalisant des produits toxiques. Un tel constat marxiste est développé dans le dernier livre de Jean-Paul Galibert, Les chronophages, mais il s'agit, selon lui, d'un hypercapitalisme basé sur une aliénation toujours plus importante de la masse des travailleurs :
"Dans l'économie chronophage, écrit-il dans son dernier livre, production et destruction dépendent du même critère, et peuvent être tragiquement corrélées à volonté. D'autre part, aucune chose n'est entière ; il n'y a plus d'être pur, cela coûtait trop cher ; toute chose a désormais une teneur en être, ou un degré d'être, une proportion scrupuleusement calculée d'être et de néant, par laquelle sont ménagées en elles les différentes formes de rien, à compenser par un travail de l’imagination, et à payer au prix de l'être. De ce fait, les choses de ce temps sont des évanescents. La chronophagie se charge d'ajuster leur degré d'existence à notre nouvelle règle ontologique : la rentabilité." 
(Les chronophages, page 82)    

En somme, les sociétés sont réduites, sous l'effet de l'ultralibéralisme, à être les victimes impuissantes d'un "potlatch" : un échange en pure perte, comme avait défini ce mot, en anthropologie, Marcel Mauss. C'est dans Suicide et sacrifice, son avant-dernier livre, que Galibert décrit plus précisément l'aliénation des masses victimes d'un tel potlatch. Galibert, dans cet ouvrage, part du chiffre inquiétant du nombre des Français qui se suicident chaque année et il conclut que ce taux de mortalité a des causes politiques bien réelles : Suicide et sacrifice s'attache aux conséquences de l'ultralibéralisme de part l'aliénation des masses.  

Que conclut alors Galibert ? Quel remède préconise le philosophe devant l'ampleur tragique d'une telle crise ? Hélas, plutôt que la révolution, dans Suicide et sacrifice, Galibert préconise l'indignation. Et, ici, les mots ont leur importance : un indigné est tout le contraire d'un révolté. Le modèle du héros dans ce livre de Galibert vient à la fin : il s'agit du personnage de Hamlet, mis en parallèle avec le combat des Indignés contre le monde de la Phynance. Or, ce que peut un homme, même rusé et héroïque tel que l'était le personnage de Hamlet, n'est pas ce qu'un peuple peut. Pourquoi alors l'indignation plutôt que la révolte, finalement ? Parce que, selon Galibert, les révolutions du vingtième siècle ont toujours apporté avec elle leur lot de dictatures. Il faut alors à Galibert un changement collectif, une forme de Commune mettant en œuvre une démocratie directe, peut-être, même si telle forme de démocratie a des limites bien réelles. Voilà, le mot est jeté (dont je suis, naturellement, le seul responsable) : celui de Commune. Alors qu'il suffit de lire L'émancipation des travailleurs, une histoire de la Première Internationale de M. Léonard (éd. La Fabrique : 2011), la meilleure histoire, à ce jour, de la Commune de Paris de 1871, pour apprendre que celle-ci a montré l'échec du modèle anarchiste, qui a péché par idéalisme devant Adolphe Thiers. Toute forme de révolte qui ne vient pas des luttes des travailleurs elles-mêmes est, hélas, vouée à l'échec, si elle ne prend pas en compte que, d'abord, elle est une lutte, un combat, et que telle lutte ne peut venir que de ceux qui sont à l'origine de l'appareil de production, les travailleurs eux-mêmes. Et, aujourd'hui, on sait que Syriza en Grèce et Podemos en Espagne ont montré leurs limites (Podemos, actuellement, cède, en Espagne, sur son programme pour assurer un accord de gouvernement avec le parti socialiste espagnol, le PSOE). En Espagne toujours, les militants de gauche ont aussi compris les limites propres au mouvement des Indignés après 2011. Pour lutter contre le dumping social, qui est l'une des principales causes de crise du système capitaliste depuis le dix-neuvième siècle, il faudrait un cadre, comme celui de la Première Internationale ouvrière, et qui a appris des échecs des origines du mouvement ouvrier ; il faudrait un cadre de conférence permettant de sortir des luttes de personnalité, comme l'a été celle de Marx avec Bakounine. Or une telle conférence pourra peut-être avoir lieu à Mumbai en Inde, au mois de novembre

Quel cadre alors apporter à cette nouvelle Internationale, si elle a lieu un jour, pour que toutes les tendances voulant lutter contre le capitalisme puissent être entendues, sans qu'elles ne soient discriminées, comme cela a pu être le cas entre les partisans de Marx et ceux de Bakounine, à la fin du dix-neuvième siècle ? Peut-être la méthode libre de dialogue initiée par David Bohm de son vivant, couplé au vote démocratique, pourra apporter un début de solution. Le dialogue de Bohm est un genre d’association libre menée en groupe sans objectif prédéfini excepté la compréhension mutuelle et l’exploration de la pensée humaine. Il permet aux participants d’examiner leurs conceptions mentales, préjugés et modèles de raisonnement. Mais telle méthode de dialogue n'a jamais été employée au niveau politique. A partir d'un tel dialogue, et après lui, le vote démocratique des comités révolutionnaires pourra peut-être trancher sur les facteurs à apporter dans les luttes, terrain par terrain, au niveau international, sans stigmatisation d'une tendance politique envers une autre, puisque la finalité de l'une ou l'autre des tendances est commune : celle de la défense de la classe des travailleurs.