samedi 28 décembre 2019

BRIBES

Tavares STRACHAN - Biennale de Venise 2019




il aurait eu tout le temps du monde

aucun souci matériel

pas de problème de santé

                        son grand-œuvre,

            aurait-il pu y arriver,

                        comme l’incendie du

            château de Shuri dans l’archipel

            d’Okinawa,

                        ou le pavillon d’or pour

Mishima.

Il avait cherché à éviter la répétition,

quelque chose, au bas mot,

            d’absolument nouveau.

            Est-ce possible ? une image jamais

vue, un fait, un geste totalement

libres, complètement gratuits

            D’un point de vue physique, lui avait-on

expliqué, c’est pour le moins impossible, à moins d’un

retour aux origines de la matière, 

et, là encore, il y avait eu, avant lui,

nombre de précurseurs, alchimistes des

premiers instants

            aux quatre coins du monde,

            où figurait le nom du grand Faust.

                        En tout cas, il n’était pas le

            seul, avait-il pu comprendre

aussi, en matière de nouveauté, cela se posait

là, semblait-il.

            Mais une image ? une image

absolument neuve ?

            pourquoi serait-elle impossible ?

            à travers l’Histoire, rien n’est

impossible, avait-il admis.

            non, rien ne se répète vraiment.

            Comment l’homme de l’antiquité latine,

            ou bien, avant lui, un Perse,

ou un des premiers hommes ayant

dessiné un bouquetin à même

la roche, dans le désert du Sinaï

ou du Neguev

            non rien vraiment

            même si le ciel

            et même au ciel à

travers le firmament les étoiles

            ou même sous la roche

dans le fond inanimé et nu

de toutes matières

le sourire d’une enfant

ou la confiance qu’on acquiert

ou        les pleurs le fond les océans

les abysses où tout coule et fuit toujours

pourquoi avoir cherché une

image neuve immobile

            se disait-il maintenant

quelle idée l’avait pris

pourquoi telle idée fixe

            alors que         non    oui

                                    tout fuit

                                    s’étiole

                                    se délite

                                    inonde le fondement des bâtisses

                                               emporte les hommes et

leurs meubles par les fenêtres

chaque heure

comme la ville inondée

d’Ys ou Venise

la pensée elle-même est un flux

                        un flot

            où marquer sa position

                        qui change d’un homme ou d’un jour

                                                           comme gris de vase

                                                           ou crépuscule

                                                           comme tache l’huile

ou le reflet la lune dans l’eau

            et c’est cette angoisse

qui prend au vertige

            comme cet archer tremblant au sommet d’une montagne

sur une roche en équilibre instable

            et le temps lui-même est cet homme

se dérobant de sa position    
             
abaissant son archer

la peur lui fait manquer sa cible encor

            et lui retourne vers sa planche de salut          dépité

            mais le lendemain recommence toujours jusqu’à dompter le vide

                        et tirer sa flèche au cœur du soleil

                                    chaque fois la couleur du trait le motif

                                    de la courbure

                                    la vitesse

                                    le vent

                                    la lumière

                                    sont neufs

                                    regarde            et il sentit en lui

                                                           un poème infini

                                                           et il voulut ce

                                               poème infini

                                                           il se demanda aussi comment ce poème pouvait se poursuivre
 après lui

                                                           et le temps après lui reprit

                                               sa position en équilibre instable

                                               sur un rocher

                                                           au sommet d’une montagne

                                               et quand il tirait sur la corde de son arc

                                                           tout semblait s’arrêter             jamais

                                                                       toujours

                                               et le soleil au loin,

                                               se moquant,    ne se moquait de lui

                                                                       jamais le soleil

                                                                       chaque heure

                                                                       au loin :

                                                                       horizon perlé

                                                                       bleu ciel indigo

                                                                       pas un nuage

                                                                       et la course

                                                                       et la course

                                                                       vingt-quatre heures par minute

                                                                       trente-mille six-cent fois par seconde

                                                                       une éternité...



-- Regarde, lecteur, le cul posé sur ta chaise :                      on poursuit.



vendredi 15 novembre 2019

LA COMMUNE RINGOLEVIO - 3

Emmett GROGAN


    Voici, après plusieurs semaines de silence, la suite de mon essai sur l'artiste et anarchiste américain Emmett Grogan, à l'origine de communes libres et d'espaces autogérés à San Francisco en 1966. La Commune Ringolevio est un essai en cours de rédaction, dans lequel je propose une lecture libre de l'autobiographie d'Emmett Grogan, Ringolevio.

      Le Ringolevio est, en français, le jeu de la chasse à l'homme ; Emmett Grogan y jouait dans son enfance dans les rues de New York, et ce jeu, dans ce qu'il a de tactique et de stratégique, a fortement influencé sa conception de la vie et de l'action politique. Selon Emmett Grogan, le monde est un jeu de chasse à l'homme, qui fait s'affronter les puissants et les réprouvés. Emmett est, dans son autobiographie, le capitaine de l'équipe des réprouvés, et il donne des leçons de jeu afin que son équipe gagne la partie et puisse créer, en toute liberté, des communes libres, ou Free city, dans lesquelles l'argent n'a plus cours.

      La première règle du ringolevio, selon Emmett Grogan, est "Savoir se cacher et tenir son rôle". Je montrais, auparavant sur ce Blog, que, lorsqu'on fait partie de l'équipe des réprouvés, il faut savoir se dissimuler et se cacher pour survivre, puisque la seule chose qu'ambitionne l'équipe des puissants, son seul motif, est de vous mettre en prison. J'en viens donc, aujourd'hui, à la deuxième règle du ringolevio selon Emmett Grogan, qui est : "Ne pas avoir peur des prisons" 

      Pour comprendre ici la suite de ma lecture d'Emmett Grogan, il faut avoir à l'esprit que celui-ci a été héroïnomane à New York, et ce dès l'âge de treize ans.







*



- Règle du Ringolevio n°2 : ne pas avoir peur des prisons.

    Les prisons peuvent être de plusieurs sortes pour Emmett Grogan : c’est d’abord l’institution carcérale américaine, mais c’est aussi l’armée ou la famille, ou toute espèce d’institutions, qui empêche l’homme de vivre pleinement sa vie. Ainsi, pour lui, son propre père a été, son existence durant, un employé de banque subalterne sur Wall Street, obligé de fournir un travail ingrat pour que sa famille mange à sa faim. La notion de sacrifice était totalement étrangère à Emmett Grogan. Selon lui, un homme n’a pas à se sacrifier, même pour ses enfants. Grogan aimait ainsi son père et sa mère, mais il aurait voulu que ceux-ci aient une vie plus libre et moins terne. Tout mouvement pendulaire, par lequel l’homme passe de son foyer à l’emploi qui le fait vivre, est, selon lui, une forme de liberté conditionnelle dont on a à se soustraire. À la fin de son essai le plus célèbre, Le Principe responsabilité, le philosophe Hans Jonas, à l’origine du principe de précaution que l’on trouve aujourd’hui intégré dans les codes juridiques de nombreux pays, pouvait affirmer admirer son père pour le sacrifice qu’il avait effectué de ses ambitions personnelles, en devenant, jeune, un chargé de famille, pour que ses propres frères poursuivent leurs études et que ses sœurs se marient, Grogan aurait vu en cela un aveu de faiblesse, même si les conditions de vie, qui ont été celles de la famille Jonas en Allemagne, avant 1938, étaient à mille lieues de celles d’Emmett.

    Dès le départ, Grogan cherche, dans l’espace public, une forme d’action sociale et politique lui permettant de prouver au monde sa valeur, et ni sa mère ni son père ne sauront vraiment l’en empêcher : Grogan, enfant, ne leur dit jamais ce qu’il fait et il va même jusqu’à leur mentir ; en revanche, il fait toujours en sorte de leur épargner ses déboires personnels, et ce même s’il lui en coûte. Ainsi, cherchant à 14 ans de l’argent à New York pour de l’héroïne, il mentira sur son identité et sur son âge, lorsqu’il se fera arrêter par la police avec des camarades, après le cambriolage manqué d’une banque. Pour échapper à la maison de correction pour délinquants juvéniles et épargner des tracas à ses parents, il déclare à la police avoir 16 ans (l’âge adulte aux Etats-Unis, à l’époque) et s’appeler Johnny Mullane. Il sera, après une telle affirmation, écroué à la prison de Raymond Street à New York. Seul dans une cellule du quartier de haute sécurité, il devra, après cela, se sevrer à la dure et souffrir le martyr, mais sans jamais avouer éprouver les effets du manque, et sans même que les médecins ne lui posent de questions en ce sens. Ainsi, Wisdom (ou Mullane) fait-il l’expérience de l’incurie du dispositif médical, juridique et carcéral new-yorkais : la police l’arrête sans chercher la preuve de son identité et de son âge, et l’infirmerie de la prison, dans laquelle il est à l’agonie, l’écoute lorsqu’il déclare souffrir de crises épileptiques, et cela sans même effectuer sur lui une prise de sang : 
    « Il se garda bien de faire allusion à un quelconque usage de stupéfiants, non plus bien sûr qu’à une éventuelle dépendance à la drogue ou aux symptômes du sevrage, raconte-t-il à son sujet aux premières pages de Ringolevio, et on ne lui posa d’ailleurs aucune question dans ce sens. Kenny en fut un peu étonné, mais ça n’aurait d’ailleurs pas dû le surprendre outre mesure. L’apathie dont fait généralement preuve le personnel des infirmeries des centres de rétention et prison de New York les conduit à se féliciter de n’être pas dérangés par les questions, supplications, cris, prières et appels au secours d’un de leurs "patients", quel que soit le calvaire que ce dernier puisse endurer. Le médecin parut se satisfaire de l’explication de Kenny et lui annonça qu’ils le garderaient encore quelques jours à l’infirmerie. »[1]
    
    En l’occurrence, la médecine, telle que Kenny Wisdom l’appréhende lors de son premier séjour en prison, n’est pas là pour soigner, mais pour servir de caution morale au milieu pénitentiaire sur les soins apportés aux détenus.

    Pour Emmett Grogan, les limites de la famille ou du dispositif carcéral, de tout ce que le philosophe Michel Foucault a appelé des « hétérotopies », est ce qui permet à l’individu pris dans leurs nasses de s’en délivrer. Et ce qui devait arriver arriva : un ancien camarade de Grogan ayant été arrêté affirma, lors de son interrogatoire, que celui-ci n’avait pas donné son nom à la police, que « Johnny Mullane » était un bobard, comme l’âge qu’Emmett se donnait. 

    Une erreur judiciaire avait donc été commise, puisqu’un enfant avait été incarcéré dans une prison pour adultes. Grogan était en train de gagner la première manche du ringolevio à échelle 1 : dès lors son existence aventureuse ne fut plus que la répétition de ce premier coup fumant. Après cinq mois de détention, il s’en sortit avec un non-lieu et son dossier juridique fut détruit : « DÉLIVRANCE ! », s’est-il sans doute écrié pour lui-même, comme s’il avait alors libéré ses compagnons de jeu…   ̶  « DÉLIVRANCE », non, pas encore. Puisqu’il fallut aussi à l’encore-enfant, ou algue libre, de persuader ses parents que la prison lui avait servi de leçon et qu’il ne recommencerait plus, sans quoi son père et sa mère l’auraient probablement abandonné à l’assistance publique avant sa majorité, et le mensonge qu’il avait produit lors de son arrestation, afin d’être écroué dans une prison pour adultes, n’aurait servi à rien : la rémission des fautes de Kenny Wisdom n’avait pas encore eu lieu à cet instant. 

    Là encore, il s’en sortit, son incarcération lui ayant permis de sympathiser avec des détenus qui lui avaient prêté des anthologies de poésie ; ces livres lui enseignèrent ce qu’il faut savoir pour se libérer de l’ennui et trouver les tournures rhétoriques afin de convaincre son entourage, tout en se cultivant à moindre frais : « Les livres [qu’on lui prêtait] étaient la plupart du temps des anthologies de poésie, genre éminemment prisé par les condamnés de longue durée, car on peut les lire et les relire à loisir sans jamais s’en lasser ; leurs tournures abstraites stimulent l’imagination et vous incitent à la réflexion personnelle. »[2], affirme-t-il à ce propos. 

    On verra par la suite que telle anecdote sur le choix de lectures de poèmes, dans le cas de Grogan, n’est pas anodine. Parce que la poésie est ce qui permet aussi au ludicien de trouver des mots nouveaux pour crier Délivrance, lorsqu’on entre dans la prison ennemie, pour obtenir la clémence de ses parents, s’affranchir ou affranchir ceux de son équipe.

    Qu’est-ce qu’un ludicien ? Un ludicien est celui qui pratique une philosophie minimale en accord avec notre monde actuel, devenant de plus en plus virtuel, ludique et soumis au flux constant du néant, des informations et des marchandises que le philosophe Jean-Paul Galibert, qui est à l’origine de l’algue libre comme modèle de vie pour l’homme, a appelé la ludique.  « Les principes de la raison « logique » sont des interdits, écrit à ce sujet Jean-Paul Galibert dans L’idée de ludique. Ils sont doublement illégitimes, parce que la raison se les impose à elle-même sans nécessité, comme si l’on ne pouvait penser sans les respecter, puis les impose à tout le reste, comme si rien ne pouvait exister sans les respecter. L’usage fantomal de la logique classique devient un carcan à partir du moment où ses principes sont des prohibitions de pensées et d’existences. La raison doit s’obliger à comprendre ce qui est, et non interdire ce qu’elle ne comprend pas.
    À l’inverse, les règles de la raison ludique sont des droits. On a le droit de faire tout ce que fait la réalité, même si la raison l’interdit. La raison elle-même a le droit de faire tout ce que la raison interdit. La raison a le droit de ne pas être rationnelle. On a bien le droit de se contredire, puisque la réalité est contradictoire. On a bien le droit de changer de nombre, et même d’en avoir plusieurs, de changer d’essence, et même d’en avoir plusieurs, de changer de sens, et même d’en avoir plusieurs, parce que toutes les réalités en font autant. »

    Poésie est ainsi la clé qui permet de s’émanciper, elle est aussi le Sésame du ludicien. Là encore, l’algue libre Emmett Grogan s’en est sorti comme un chef, tandis qu’il se retrouvait, dans un prétoire de la prison, devant ses parents venus lui rendre visite. Il y avait, avec eux, le prêtre de leur paroisse, débarqué pour être un témoin à charge contre Emmett, ainsi qu’un père jésuite, membre éloigné de la famille, venu pour assister sa mère. Or, la plaidoirie qu’Emmett ourdit pour se défendre fut éblouissante, tout le monde en fut baba, même le jésuite, qui s’occupait de gérer une école pour adolescents issus des milieux huppés de New York, et qui, sur le coup, proposa aux parents d’Emmett de l’y inscrire avec une bourse.

    Ainsi, après ces épreuves, Emmett se retrouve-t-il, grâce aux anthologies de poésie lues en prison, à réussir le concours d’entrée d’une école réputée et à étudier avec les fils et les filles de Park Avenue, le camp ennemi du ringolevio new-yorkais à échelle 1 : « Les épreuves de l’examen et du concours durèrent de 9 heures du matin jusqu’à seize heures environ, écrit Emmett, ou Kenny, ou Mullane… À un moment donné, on lui demanda de rédiger une courte composition, dont le sujet portait sur ce qu’il attendait exactement de l’éducation qu’il allait recevoir au cours privé. Kenny n’avait encore jamais réalisé à quel point ses lectures d’anthologie de poésie [de la prison] de Raymond Street avaient enrichi son vocabulaire. »[3]
    
    Le moins que l’on puisse dire, après cela, c’est que la vie de Grogan est invraisemblable et ludique : Ringolevio, en tant qu’autobiographie, est invraisemblable donc ludique, comme on va voir. Comment un homme a-t-il pu avoir autant de chances de s’en sortir et ce dès son premier larcin ? Comment a-t-il fait pour retomber toujours sur ses pieds, malgré la hauteur de ses sauts dans le vide, et cela dès ses quinze ans ? Comment a-t-il pu toujours, en tant que ludicien, changer d’essence et de sens afin de trouver, pour chaque accident de la vie, pour chaque problème de l’existence, le contrepoint nécessaire à son avancée ? C’est ce qu’on peut se demander en lisant son autobiographie...


[1] Ringolevio, p. 101.
[2] Ibid. P. 103.
[3] Ibid. P. 116.

lundi 19 août 2019

LA COMMUNE RINGOLEVIO - 2 -

Emmett GROGAN

Ce texte est la suite de ma lecture de Ringolevio, l’autobiographie de l’écrivain américain et digger de San Francisco Emmett GROGAN (1942-1978). La première partie a été publiée sur ce Blog le 10 juillet de cette année. J'explique, dans ce passage, la première règle du ringolevio (ou jeu de chasse à l'homme), selon Emmett Grogan : " Savoir se cacher et tenir son rôle " Je montre aussi, à partir du travail en ethnologie et en sociologie de Georges Devereux, que le fait de cacher son identité n'est pas un phénomène exceptionnel en soi, mais qu'il a une valeur universelle puisqu'il se retrouve dans de nombreuses sociétés et de nombreuses cultures, et ce depuis nos origines. Dans le même temps, j'ébauche des parallèles entre les vies de Grogan, de Georges Devereux et de l'écrivain et romancier allemand B. Traven. Le corpus de notes en bas de page est donc assez conséquent, comme vous lirez peut-être ; je m'en excuse ici.

J'ajouterai, dans quelques semaines, les autres règles du jeu digger du ringolevio, qui permettent la création de communes libres. 


*

"Pour les puissances financières qui vampirisent les forces vives de la terre, de la société, des individus, l'homme n'est rien d'autre qu'une marchandise. Elles ignorent tout des richesses de la vie et des ressources de la gratuité. C'est par ce biais qu'il faut casser le système : en instaurant des zones libérées de la marchandise, des zones où tout se crée et où rien ne se paie. A ceux qui restitueront sa poésie à la vie quotidienne, rien ne résistera."

Raoul Vaneigem, 
"Une communauté assez forte et assez pleine d'amour pour lutter contre les vieilles institutions"
8 novembre 2010 


*


RÈGLES DU JEU DE LA COMMUNE RINGOLEVIO


    Puisque, pour Emmett Grogan, le monde est un jeu de Ringolevio (ou chasse à l'homme) grandeur nature, celui-ci obéit à des règles que le joueur doit suivre, s’il veut gagner. Ces règles sont les suivantes :


- Règle du Ringolevio n°1 : savoir se cacher et tenir son rôle

    Le ringolevio est un jeu dangereux, celui qui y participe l’apprend vite à ses dépens. Il faut savoir courir vite, sauter haut et chuter d’un ou deux étages pour courser un membre adverse quand il est dans notre camp, ou pour le fuir, quand on se trouve à l’intérieur de ses lignes. Mais l’essentiel n’est pas de savoir courir et tomber sans heurts, l’essentiel est de trouver les meilleures cachettes, celles qui sont au plus près de la prison ennemie, afin de délivrer ses équipiers. Fatalement, les partenaires du jeu se font prendre, il faut alors entrer au cœur du territoire ennemi pour venir les libérer : tout est là.

    Lorsque le ringolevio démarre, les équipes essaiment sur leur propre territoire, puis elles traversent la frontière afin d’étudier le site adverse et s’y cacher, lorsqu’ils ne sont pas de garde devant leur prison. Être aux avant-postes signifie rester immobile et silencieux, le plus souvent dans une position inconfortable afin de ne pas être repéré. Un membre dans les lignes adverses est perpétuellement aux aguets, il apprend à écouter les bruits que font ses ennemis afin d’évoluer dans le jeu. Celui qui ne sait pas déjouer l’attention de l’adversaire n’avance pas.

    Le ringolevio est donc un jeu de masques et de dupes, un jeu où il faut avoir saisi sa propre valeur comme la valeur de son ennemi, afin de ne pas prendre de risques inconsidérés. Un jeu, enfin, dans lequel la prison ne fait pas peur, puisqu’on peut toujours s’en sortir. -- Le jeu de Ringolevio est un jeu de masques, de peintures mises sur la figure pour se camoufler, être assimilé au paysage, afin de s’en sortir ou de faire sortir : il est un leurre, et même pour ses coéquipiers.

    Dans l’introduction à l’édition américaine de Ringolevio, l’acteur de cinéma Peter Coyote, qui a été membre des Diggers et un ami d’Emmett Grogan, écrit au sujet du jeu de masques que ce dernier avait réalisé sa vie durant :

    « Pour comprendre la nécessité et le but de l'alter-ego d'Emmett, il est nécessaire de se rappeler l'environnement dans lequel il est devenu conscient :  le milieu des années quarante et le début des années cinquante en Amérique. La Corée avait été le premier choc provoqué par l'euphorie nationale qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, interrompant le processus d'élimination des ressources mondiales, du statut et du prestige de la nation, dans le cadre désordonné de la "sécurisation du monde pour la démocratie". Précipitée dans des circonstances suspectes, la Corée était un enfer sanglant où les troupes se mutinaient et se débattaient avec des armes inutiles dans une lutte entre voisins étrangers qu’elles ne comprenaient jamais pleinement.
[…]

    « Les mécanismes de propagande culturelle battaient [alors] leur plein. Rock Hudson et Doris Day annonçaient le paradis des consommateurs américains au reste du monde par des ébats asexués. "Ozzie et Harriet" et "Leave it to Beaver" ont offert à la télévision des fantasmes fades de la vie de famille, intimidant les enfants pour qu'ils ne parlent pas de leurs chagrins personnels, de peur qu'ils ne soient considérés comme des monstres. Dans de véritables maisons, les gens buvaient, se battaient âprement, abusaient de leurs enfants, avaient des ulcères et travaillaient dans des tombes précoces. Des pressions ont été exercées sur les jeunes pour qu’ils étudient des matières insignifiantes pour entrer au collège, obtenir leur diplôme et "se débrouiller" tandis que leurs parents mouraient devant eux.

     « Ce divorce entre la réalité et la fiction officielle exigeait une articulation et une voix, et cette voix était l’incroyable jeunesse souterraine qui diffusait ses informations "traîtres" par la sagesse de la rue. Ce n’est pas un hasard si Kenny Wisdom est le nom qu’Emmett a choisi pour être le protagoniste de la première moitié de Ringolevio. Wisdom est le moi non dirigé qui existait avant que le jeune Emmett ait voulu exister. »

    Wisdom, en anglais, signifie la sagesse ; c’est le premier nom, le premier masque, que se choisit Emmett Grogan dans son livre, afin de paraître assimilé et normé aux yeux de la société américaine des années 50. On peut ainsi interpréter le choix du patronyme Wisdom de la façon suivante : qu’il est sage de cacher son identité lorsque le monde est clivé. Comme l’a expliqué Georges Devereux en ethnologie à propos de l’identité, l’individu évoluant dans une société hostile doit cacher son moi profond, s’il veut survivre et rester sain de corps et d’esprit[1]. La sagesse, ou Wisdom, d’un homme de la rue, dans le monde clivé du New York de la fin des années 50, vient du choix du masque qu’il devra porter afin de s’émanciper. Comme, avant lui, l’écrivain anarchiste B. Traven et l’ethnologue Georges Devereux lui-même, le masque deviendra non seulement pour Grogan une technique de survie, mais aussi un moyen de sublimation lui permettant de créer. Ce que n’avait pas osé faire le poète Fernando Pessoa après son manifeste futuriste Ultimatum, qui revendiquait une société inexistentielle dans laquelle les identités (ou hétéronymes) pouvaient être transformées sous l’action de la culture, Grogan l’a tenté pour lui-même, parce que, comme B. Traven et Devereux dans leur jeunesse, les circonstances lui ont été néfastes.

    Devereux était un juif hongrois qui fit ses études en France pour fuir la politique antisémite ayant cours dans son pays natal après son annexion par la Roumanie en 1918, un an plus tôt l’écrivain anarchiste B. Traven était poursuivi en Allemagne après la république des conseils dont il avait pris part[2] ; le jeune Eugène Grogan, quant à lui, est devenu héroïnomane dès l’âge de treize ans.


[1] L’essai, La renonciation à l’identité, est la reprise d’une conférence, que l’ethnopsychiatre Georges Devereux avait donné en 1964, dans le cadre de son admission à la Société psychanalytique de Paris. La thèse de La renonciation à l’identité, son ouvrage le plus célèbre, est la suivante : l’homme cherche, pour se protéger, à cacher son identité. Un tel fait ne constitue pas une exception à la règle, mais il est d’ordre général : « L’objet de cette étude, écrit Devereux aux premières lignes de La renonciation à l’identité, est le fantasme que la possession d’une identité est une véritable outrecuidance qui, automatiquement, incite les autres à anéantir non seulement cette identité, mais l’existence même du présomptueux. »

     Comment, dès lors, se constitue l’identité de l’homme pour Devereux ? 
    Celle-ci, pour lui, a pour origine le fait que le nourrisson perçoit progressivement sa mère comme n’étant pas lui. Contrairement au psychanalyste Winnicott dans Jeu et réalité, Devereux considère que, initialement, ce n’est pas la mère qui, par sa sollicitude, révèle son identité au nourrisson en le sevrant progressivement, mais c’est le nourrisson qui se dégage seul d’une chair dont il conçoit peu à peu qu’elle n’est pas la sienne : « La constitution d’une identité chez l’enfant, qui ne la possède pas encore, est un processus fort complexe, affirme ainsi Devereux dans La renonciation à l’identité. Puisque l’enfant doit se dégager de l’identité duelle qui le rattache à sa mère, René Arpad Spitz a parfaitement raison de dire que le premier dégagement de l’enfant de son ambiance, dégagement qui marque la genèse même de son identité, est le moment où il prononce – d’une façon ou d’une autre – le mot « non ! ». Ce moment correspond à un véritable second accouchement (psychique), puisque c’est par cet acte que l’enfant affirme son identité contra mundum, comme disent les juristes. Par surcroît, la constitution de son identité est un véritable « bricolage », dans le sens qu’attribue à ce mot Claude Lévi-Strauss. Son identité n’est pas une première donnée. Elle résulte d’un assemblage à la fois planifié et fortuit, dont les possibilités et la portée sont limitées tant par la nature du « projet » que par le matériel dont il dispose, et dont il exploite les possibilités avec plus ou moins de succès. »

[2] Pour l’écrivain B. Traven, lire l’étude que Rolf Recknagel lui a consacré en 1965 : B. Traven, romancier et révolutionnaire. Ed. Libertalia (2018).

    Le rapport entre B. Traven et Georges Devereux est loin d’être anecdotique, à ce qu’il me semble. Comme je viens de l’écrire, l’un et l’autre auteurs, aussi éloignés qu’ils nous semblent être au premier abord, autant par leur style que par leurs idées, renoncent à leur identité pour des raisons politiques et culturelles d’abord : B. Traven est un militant anarchiste recherché en Allemagne pour ses activités révolutionnaires au sortir de la première guerre mondiale ; le Hongrois György Dobó (alias Georges Devereux), quant à lui, est juif, alors que la province du Banat de Timisoara, où il est né, s’est fait annexer, en 1918, par l’Etat roumain qui est antisémite. Le lecteur pourrait s’arrêter là, on comprend sans peine que la survie d’un homme puisse le pousser à changer de nom. Mais l’un et l’autre écrivains ont aussi, par la suite, joué avec leur identité et brouillé les pistes, tandis que leur vie n’était plus menacée. Ainsi, en 1948, B. Traven s’est fait passer, devant le cinéaste John Huston, pour Hal Croves, l’agent littéraire de B. Traven, en vue de l’adaptation cinématographique de l’un de ses romans les plus connus Le Trésor de la Sierre Madre, avec Humphrey Bogart. Aujourd’hui, on sait que B. Traven a endossé, sa vie durant, plus d’une trentaine d’identités différentes. Pour György Dobó, le cas est sans doute moins spectaculaire mais plus énigmatique : s’il part en France à dix-huit ans, c’est non seulement pour y poursuivre des études, mais aussi pour fuir la politique antisémite et le service militaire roumains. En 1932, György Dobó est en France depuis six ans et son nom, en se roumanisant, est devenu Gheorghe quelques années auparavant, comme le patronyme Deutsch de ses parents s’était lui-même magyarisé en Dobó avant sa naissance. Sans doute, l’étudiant Gheorghe Dobó sent-il la montée de l’antisémitisme en Europe avec la non moins résistible ascension de Hitler au pouvoir ; il comprend dès lors que sa vie est menacée, comme l’a été celle de ses parents avant lui. Il quitte donc l’Europe pour les Etats-Unis, six ans avant la seconde guerre mondiale.

     Jusque-là, tout semble logique dans le parcours choisi par György Dobó, et cette logique est assimilationniste : pour pouvoir vivre, il a à renoncer à une identité et à une culture menacées pour une autre : en 1932, Dobó, en choisissant la nationalité française, se convertit ainsi au catholicisme, et il s’invente des parents français. Mais alors, pourquoi en France, lors de sa conversion religieuse, avoir choisi le nom « Devereux » qui, en Roumain, évoque « evreu », l’hébreux ? Pourquoi avoir cherché à montrer et à cacher, dans le même temps, sa judéité avec un tel jeu de mots ? Et, par la suite, après la seconde guerre mondiale, alors qu’il a obtenu la nationalité américaine en 1935, pourquoi, jusqu’à sa mort, alors même que son existence n’était plus menacée, a-t-il toujours nié, même à ses amis proches, le fait d’avoir été juif (voir à ce sujet l’article du philosophe Tobie Nathan « Devereux, un hébreu anarchiste » [Site du Centre Georges Devereux, url : http://www.ethnopsychiatrie.net/actu/hebranarchiste.htm] ) ? Il y a, là même, comme pour B. Traven, dans cette renonciation à l’identité qui formera l’essentiel de son apport théorique à l’anthropologie et à la psychanalyse, un jeu de masques, une mascarade, en somme un jeu, proprement dit, avec la vie. Voyons là-même, dans le jeu avec la vie de Devereux, un jeu de mots érudit. A quoi pourrait aussi correspondre en français « evreu », qui signifie en roumain (la langue qui a annexé en 1918 sa terre natale) hébreux ? Il y a, en ancien français, le verbe "ever" qui veut dire "égaler, comparer // aplanir, raboter // se comparer, être comparable", mais aussi "everser" qui signifier "renverser", donc "détruire". Devereux égalerait, en l’occurrence, l’hébreux, Devereux serait un hébreux qui aurait été symboliquement aplani sous les coups d’un rabot. On a, peut-être, là le shibboleth permettant de renverser l’être Devereux, et donc, d’une certaine façon, de le « réduire à néant ».

    Quel rapport reste-t-il encore à tracer entre Devereux et B. Traven ? B. Traven meurt en 1965 et ses cendres sont dispersées, selon ses volontés, au-dessus du Chiapas – ce qui est, dans son cas, une façon de ne pas laisser, de nos jours, à la science la possibilité d’exhumer son corps pour élucider le mystère de ses origines à partir d’un prélèvement ADN : nul ne sait encore actuellement qui étaient le père et la mère de Traven, alias Ret Marut. Les cendres de Devereux, ont, elles aussi, été dispersées en 1985 dans la réserve indienne Mohave de Parker, au Colorado. L’un et l’autre ont donc pu choisir le sol d’un peuple premier comme terre d’élection. Il y a là encore, chez ces deux auteurs, l’affirmation stoïcienne que l’homme est citoyen du monde et qu’il n’a pas de frontières : l’homme est allemand, anglais, autrichien, hongrois, mexicain, français, du chiapas, américain, roumain ou mohave, l’homme est ce qu’il fait de lui, il est le maître de son temps et le fils de ses œuvres.