Ma lecture du dernier roman de
Celia Levi sera nécessairement morcelée, fragmentaire, comme la vie que l’on
mène actuellement, et qui a plus d’un trait avec l’existence de Jeanne, le
personnage principal de La Tannerie : précaire. Nos vies sont
précaires, qu’elles nous le semblent, tandis que, jour après jour, le nombre de
morts dus à la pandémie ou le nombre de catastrophes augmentent (l’accumulation
des nouvelles du monde se déversant des médias dans notre quotidien comme un tableau de
vanité devenu familier), ou que notre situation le soit effectivement.
La Tannerie raconte la vie de
Jeanne, une jeune femme montée à Paris après avoir obtenu un diplôme de
libraire, et qui devra travailler comme accueillante d’une institution
culturelle située à Pantin : la Tannerie. Cette Tannerie, que Jeanne
découvre, apparaît peu à peu comme un tiers-lieu en friche cher au paysagiste Gilles
Clément, un espace ouvert, multiculturel et polyvalent, dans lequel la vie,
l’art, la musique, la restauration rapide ou l’insertion professionnelle des
chômeurs ou des jeunes du 93 se rencontrent pour constituer, oui, un tout
cohérent, une sarabande harmonieuse, une utopie concrète ou la « ville
imaginaire » de l’architecte Yoni Friedman, qui pourrait en douter ?
-- « En rentrant, nous avons vu que la
porte avait été forcée pendant notre séjour à Londres… encore des travaux à
faire. Ça devenait franchement déprimant. Mais au moins nous avions reçu notre
première bourse de 100 £ de
la part de l’Art Council. Nous pouvions partir en quête d’une camionnette
d’occasion pour rendre COUM encore plus mobile. Bruce nous avait suggéré de
prendre une ancienne camionnette de la Poste, parce que ce serait une bonne
affaire, du solide assez grand pour tous nos accessoires. Nous avons rapidement
dégoté un ancien deux-tonnes-et-demi de la General Post Office pour 65 £. Et
nous lui avons trouvé un garage pour 1,50 £ la semaine… enfin, ce n’était pas vraiment un
garage, c’était une tannerie. Un grand hangar qui puait la mort, rempli de cuves
où les peaux en décomposition se transformaient en cuir, étape par étape. Il
fallait gratter les peaux pour éliminer tout résidu de chair ou de graisses
animales, et l’odeur était si âcre et nauséabonde que je ne veux même pas
savoir quels produits ils utilisaient. Les ouvriers nous disaient que c’était
de la pisse mélangée à d’autres liquides, et je voulais bien les
croire. On nous a donné un coin où ranger notre véhicule, le plus loin possible
des cuves, et la clef du cadenas de la porte pour que nous puissions venir à
toute heure. »[1]
[Cosey Fanni Tutti, Art Sexe Musique, (16 mai 1972)]
Ici, dans mon esprit, le personnage fictif
de Jeanne, accueillante à la Tannerie de Pantin, se mêle bon gré mal gré,
depuis quelques jours, aux pages d’Art Sexe Musique ; le roman La
Tannerie se trouve lié dans mon esprit au garage de fortune, dans lequel le
jeune couple anglais formé par Cosey Fanni Tutti et le musicien punk Genesis P.
Orridge garait, au début des années 70, leur camion, dans la ville anglaise
d’Hull, pour emmener tous matériels et instruments de musique nécessaires jusqu’aux galeries et aux concerts où ils étaient
invités à jouer du COUM.
Deux tanneries donc, l’une, qui est un
hangar puant et glauque, dans lequel était entreposé, en Angleterre au début
des années 70, un vieux camion des postes, et l’autre, neuf, moderne, aux dimensions
fantastiques, et où le personnage de Jeanne accompagne, à Pantin en 2015, des
publics, entre un festival en péniches sur des quais transformés pour
l’occasion en guinguettes, un vernissage d’art contemporain, un concert rock,
un salon de l’insertion professionnelle ou des rencontres Jeune Public ou
Seniors, selon ce que la grille de programmation indique. Et, paradoxalement,
cette deuxième tannerie, aussi fictive et protéiforme qu’elle soit, nous parle
davantage peut-être. La tannerie de Cosey Fanni Tutti, celle qui, comme on va
voir, évoque les rêves de la révolution culturelle d’alors, devant un simple
roman, me semble maintenant aussi fantaisiste et fantastique qu’une nouvelle
d’Hoffmann ou une promenade de Robert Walser. Le roman de Celia Levi,
tout fictif qu’il soit, exprime sans doute mieux ce que le lecteur est devenu
et ce dont il lui semble peut-être qu’il a toujours été. Toute la
vraisemblance, toute l’« universalité » du roman réaliste réside là,
depuis Flaubert, à portée d’un monde hostile et que l’enfant doit apprendre à
connaître malgré tout, afin d’avoir une chance de s’en sortir : ici,
l’économie du roman de Celia Levi reproduit l’économie capitaliste.
*
COSEY
Cosey
Fanni Tutti (CFT) est née en 1951 à Hull, la troisième ville portuaire
anglaise, dans le Yorkshire. Hull est alors l’une des villes anglaises ayant
été les plus bombardées durant la seconde guerre mondiale. Dans les années 50,
la cité se reconstruit peu à peu et semble profiter de l’essor économique
impulsé par le plan Marshall. Comme en France, les bidonvilles sont rasés, le
plein-emploi permet aux habitants d’espérer des jours fastes, mais la violence
des rues est aussi palpable et menaçante :
« La vraie violence, écrit CFT à la
première page de son autobiographie, venait de l’alcoolisme et des conflits
entre les hommes des chalutiers, les marins, les Teddy boys, les mods, les
skinheads et les Hells Angels. Tout le monde évitait les pêcheurs, qu’on
appelait les Fisher Kids. Quand ils rentraient d’un de leurs voyages en mer et
recevaient leur paie, une bonne grosse liasse, ils passaient donner quelques billets
à leur famille, enfilaient leur uniforme de « Fisher Kid » bleu clair
à double fente, et fonçaient se pinter la gueule et chercher la bagarre dans
les pubs. »
C’est là, dans une zone interlope et
violente, que CFT a grandi et qu’elle s’est épanouie contre toute attente :
« C’était mon environnement naturel et je l’adorais », affirme-t-elle
par la suite. Le point important, là, est celui-ci, que Cosey exprime dès l’entrée :
qu’une enfant née dans un quartier dangereux d’une ville moderne importante
peut trouver un équilibre familial et même le bonheur. Une zone risquée, au
milieu des ruines et des « Fisher Kids », peut devenir un formidable
terrain de jeu, puis, plus tard, servir de germe à la création artistique.
Au début de son autobiographie, CFT est une
petite fille qui aime sortir avec sa bande dans les zones de Hull dévastées par
les bombardements allemands et se battre, quand il en est besoin, avec les
enfants des bandes rivales. Elle sait alors rendre coup sur coup et se faire
respecter. Loin du regard des adultes, elle prend aussi plaisir à découvrir son
corps avec des garçons de son âge, se passionne pour les livres des
bibliothèques et la mythologie grecque, ou pour les transistors radios, les
premières cassettes audios et la télévision que son père, alors pompier et passionné d’électronique, ramène à la maison.
Les maisons, les rues et les places
détruites par les Allemands, la découverte naissante de sa sexualité et les
circuits électroniques de son père se mêlent, s’imbriquent alors dans la
psyché/CFT comme autant de territoires à parcourir afin de s’émanciper – une
émancipation certes paradoxale, à mille lieux de ce que le lecteur imagine
peut-être, à mille lieues aussi de ce qu’il peut concevoir comme étant une voie
vers l’épanouissement. Le lieu est sale, l’espace est souillé, lugubre, comme
le hangar qui va lui servir de garage, comment pourrait-on alors parler d’une
enfance a priori heureuse ?
À dix-huit ans, CFT trouve alors un poste
de laborantine dans un lycée de Hull, puis elle est obligée de quitter le nid
familial après avoir découché. CFT sort, elle découvre l’amour, connaît son
premier échec amoureux, puis elle rencontre le jeune Genesis P. Orridge (GPO)
lors d’un concert et ils décident de vivre ensemble. GPO a du charisme et une
culture incroyable ; beaucoup d’hommes et de femmes de l’underground
naissant à Hull gravitent aussi autour de lui, mais, malheureusement, c’est
aussi un pervers narcissique ; CFT, amoureuse, l’accepte pourtant tel
qu’il est et elle commence à vivre avec lui.
GPO squatte alors à titre gracieux chez
John Krivin, le propriétaire de la boutique Acme Attractions qui, avec
le magasin de Malcolm Mc Laren Let it rock, sera à l’origine du
mouvement punk en Angleterre. Lorsque John Krivin voit que CFT en pince pour
GPO, il cherche à la prévenir à son sujet, mais, puisqu’elle est amoureuse,
elle ne l’écoute pas. Quelque temps plus tard, Krivin décide de transformer un
vieil entrepôt à fruits en atelier d’artistes, et il s’installe là avec GPO et
CFT : « je louais ma propre chambre, en face de celle que Gen et John
partageaient, écrit-elle. J’avais besoin de cette distance : elle rendait
ma nouvelle indépendance concrète et j’avais le choix d’être avec Gen ou non. »
[p. 61]
CFT, alors en couple avec GPO, accepte que
celui-ci vive dans la chambre d’à côté avec Krivin ; elle accepte, en
somme, la liberté sexuelle et la situation précaire que son homme se donne à lui-même.
En plus de son travail alimentaire, elle œuvre alors dans COUM puis dans Throbbing
Gristle, les deux groupes de performances musicales que GPO fonde avec elle, et
qui sont influencés par le punk et la musique électronique naissants, comme par
celle du Scratch Orchestra de Cornelius Cardew, mais aussi par la magie
sexuelle d’Alceister Crowley ou la folie de Charles Manson qui fascinent GPO.
CFT n’en reste pas là non plus. Par choix
personnel, elle suit ses inclinations sexuelles et elle intègre l’industrie
porno qui naît alors au Royaume Uni de façon clandestine. Elle emploie ensuite
les éléments de son travail de mannequin de charme dans COUM, le collectif
qu’elle forme avec GPO. Au sujet de sa décision de travailler dans le porno,
elle écrit dans Art Sexe Musique : « Je ne le faisais pas
uniquement pour l’art ni pour les idéaux féministes, ni pour Gen (GPO). Je ne
voyais pas mon travail comme un geste transgressif. C’était une façon d’arriver
à mes fins, et il me donnait un immense sentiment de liberté, d’accomplissement
personnel, d’assurance, de force et de confiance en moi. »
(p. 161)
Pour l’Angleterre puritaine de l’époque,
c’en est trop. Le scandale arrive à Londres en 1976, lors d’une exposition
intitulée « Prostitution » qu’elle fait avec GPO, à l’Institute of
Contemporary Arts dont le bailleur n’est autre que la couronne britannique. Les
médias anglais s’en prennent au couple d’artistes qu’ils traitent de « pornographe ».
Le couple pourtant, heureux qu’une telle publicité lui soit offerte, se sert
alors des coupures de presse des journalistes les conspuant pour les afficher
bien en vue dans leur exposition, à l’ICA.
*
JEANNE
« Connaissez-vous,
près d’ici, à Guise, le Palais social de Godin
qui
est une des seules utopies réalisées ? Du moins aussi longuement
puisque
ce Palais a fonctionné pendant un siècle. J’ai envie d’en étudier
le
fonctionnement, car il me semble que la générosité, très vite, y a été
« totalitaire ».
C’est peut-être, mais sans violence, un raccourci des pays
De
l’Est. »
Lettre de Bernard Noël à
Michel Surya, Sur le peu de révolution
Le Palais social de Godin à Guise
![]() |
Le dôme de la prison de Koepelgevangenis aux Pays-Bas |
Avec Jeanne dans le roman La Tannerie,
naturellement nous sommes aux antipodes : ses parents sont agriculteurs. Elle
grandit dans une ferme près de Saint-Brieuc en Bretagne, fait des études à
Rennes, puis elle obtient un stage en librairie à Paris, mais elle s’ennuie
dans son nouveau métier. Le job d’accueillante, qu’elle effectue à la Tannerie,
vient par la suite.
« Mets-toi là » sont les premiers
mots du roman, dits à Jeanne au moment de son arrivée au « centre d’art »,
« Mets-toi là » sans autre forme de procès. Jeanne se retrouve donc, dès
l’entrée, prise dans une foule de festivaliers, à l’extérieur de la Tannerie
qui vient de l’employer, entre un quai et des péniches, ignorant tout de ce
qu’elle doit alors dire ou faire.
« Mets-toi là », tandis que l’œil
du lecteur se pose sur la première page du livre et découvre la Tannerie par
les yeux de Jeanne qui la découvre avec lui… on sait déjà que sa vie, la vie de
Jeanne comme le roman dans lequel ce personnage s’inscrit, ne tient à rien
d’autre qu’à une ligne d’écriture (le fait donc d’être mise là, comme un étant
heideggérien) ; on sait aussi que Flaubert est convoqué dans la
composition de cette écriture ; on découvre ensuite que le vrai personnage
de La Tannerie, au fond, n’est pas Jeanne, ni les autres accompagnants
qui gravitent autour d’elle et sont, comme elle, surnuméraires ; le vrai
personnage, c’est la Tannerie, une institution culturelle gigantesque que
Jeanne découvre page après page.
Les dimensions du centre d’art sont même inimaginables
pour Pantin, une commune parisienne dont le taux de chômage avoisinait, en
2014, les 19 %, soit 9% de plus que la moyenne nationale : la Tannerie, raconte
Celia Levi par la suite, fait environ soixante mille mètres carrés. Soixante
mille mètres carrés, c’est-à-dire un huitième de la superficie de l’Arsenal de
Venise, dans lequel se déroulent des Biennales d’art contemporain connues dans
le monde entier. Soixante mille mètres carrés pour Pantin ne semble, en deuxième
lecture, pas du tout réaliste. Pour présenter un ordre de grandeur, le budget
2005 du Centre Pompidou s’élevait à peu près à 100 millions d’euros, soit plus
de la moitié du budget total de la ville de Pantin en 2021
(191 836 250 euros). En 2021, l’investissement dans les équipements
culturels et patrimoniaux s’élève, pour la ville parisienne connue pour ses
conditions de vie difficiles, à 11, 5 millions d’euros (soit 6 % du budget
global). Ce que montrent ces chiffres, c’est que l’homme en tant que tel n’est,
dans notre pays, pas même une variable d’ajustement face à la politique de
« rayonnement culturel » de la France.
Jeanne réussit peu à peu à s’intégrer à
l’équipe des accompagnants et elle découvre, quelques semaines après son
embauche, que cet atelier de tannage aux dimensions colossales est le rêve d’un
industriel de la fin du dix-neuvième siècle. « Capitaliste éclairé »,
ayant « de grandes théories sur la rationalisation du travail », cet
industriel « investit dans les machines les plus modernes » [p. 52].
En sorte que, si la vie de Jeanne nous paraît vraisemblable, cette usine-là, à
y regarder de près, en bord de Seine, est improbable, en tout cas plus
improbable que la tannerie infâme dont CFT et GPO louaient un espace à Hull au
début des années 70. Mais on y croit pourtant, puisqu’on a plus de chances de
vivre la vie d’une accueillante n’ayant rien vécu que la vie sulfureuse et
épanouie d’une punk telle que CFT. Une accueillante qui, bien sûr, n’aura pas
plus de vie sexuelle que Madame Bovary, mais rêvera à Julien, un des
responsables de l’institution culturelle où elle travaille. On y croit parce
que Jeanne, par elle-même, parait condenser la vie actuelle de la majeure
partie des jeunes Françaises entrant, après leurs études, sur le marché de
l’emploi. On y croit, on veut y croire davantage qu’en la vie de CFT, parce
que, si tout le monde, durant l’adolescence, espère parvenir à une forme
d’émancipation, celle de CFT dérange encore et répugne encore ; en tout
cas j’imagine mal actuellement des jeunes femmes ou des groupes féministes la
choisir immédiatement comme modèle dans leur combat pour la parité.
L’histoire du mystérieux industriel en
tannage à l’origine, au dix-neuvième siècle, du centre culturel de Pantin ne
s’arrête pas là. On apprend, quelques lignes plus loin, qu’il était
philanthrope et converti aux théories socialistes de l’utopiste Charles
Fourier. Le tanneur avait aussi conçu lui-même les appartements de ses
ouvriers, comme son contemporain, le disciple de Fourier Jean-Baptiste Godin,
spécialisé dans l’industrie du poêle à fonte, édifia, à Guise, son Palais
social. Résultat des courses : le tanneur fit banqueroute au bout de cinq
ans. Par la suite, le lieu fut transformé en biscuiterie, puis laissé à
l’abandon, jusqu’à ce qu’il soit classé « monument historique » dans
les années 90. Paris décide alors de réhabiliter le site pour qu’il devienne une
institution culturelle ; un homme, dont on ne connaîtra pas le nom, en
devient le directeur, après avoir répondu à un appel d’offre, deux ou trois ans
avant le début du roman :
« Il avait souhaité redynamiser le
quartier, dynamiter le monde de la culture, l’ouvrir à tous, lui, le fils du
prolétariat, des faubourgs nord, c’était son rapport au cirque, au théâtre, qui
l’avait sauvé de la petite délinquance. Il voulait rendre ce qu’on lui avait
donné. » [P. 53]
La fable est trop belle.
La Tannerie de Celia Levi présente,
en somme, une dystopie, l’exact reflet inversé d’un rêve socialiste
ayant germé au XIXème siècle. Le roman est remarquable par cela même, au fond,
qu’il offre un personnage désincarné, une Bovary moderne qui vit sa vie et sa
sexualité par procuration plutôt que de s’en saisir. Jeanne est le reflet
inversé de CFT.
Une critique de La Tannerie, le roman de Celia Levi, sur le site En attendant Nadeau
Une critique de l'autobiographie de Cosey Fanni Tutti sur le site des Inrockuptibles
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