jeudi 22 décembre 2022

DEUX TANNERIES - suite 30 – Renée

 

Chateaubriand, Les Natchez.
René observant l'Indienne Céluta et son frère dans leur cabane.



                                                                                                    « Considérant la nature du droit indien sur les terres,

                                                                        l'étendue de leur droit d'aliénation doit dépendre des lois du dominion

sur lequel ils vivent. Ils sont soumis à la souveraineté des États-Unis.

Leur sujétion dépend de leur résidence sur notre territoire, et celle-ci se trouve sur

notre juridiction.  Il est inutile de démontrer qu'ils ne sont pas des citoyens au sens

courant du terme, puisqu'ils sont dépourvus des droits les plus essentiels

qui appartiennent à ce caractère. Ils sont de cette classe dont les juristes disent

qu'ils ne sont pas des citoyens, mais des habitants perpétuels

avec des droits affaiblis. »

 

Affaire Johnson contre McIntosh,

Cour Suprême des Etats-Unis, 1823



    Il va, bien sûr, m’être difficile de comparer, de façon concluante, le René de Chateaubriand avec la Renée de Célia Lévi, mais, souvent, il arrive que deux images de nature différente offrent, lorsqu’elles se rencontrent, des résultats inattendus. Pourquoi n’en serait-il pas de même en littérature ? On connaît, bien sûr, de René ce que l’histoire littéraire en a dit : René, comme Werther de Goethe, est l’expression de ce qu’on a nommé, dans le courant du XIXème siècle, le « mal du siècle »[1]. Dans ces deux chefs d’œuvre du premier romantisme, nous avons affaire à deux jeunes hommes dont le passage à l’âge adulte est, pour le moins, difficile. Pour Renée, dans Les Insoumises de Celia Levi, aussi, à la différence près que ce personnage contemporain ne pleure pas, comme ses prédécesseurs, une désillusion amoureuse dès l’incipit du roman. Renée est bien tout le contraire d’une héroïne désenchantée ou mélancolique au commencement de sa vie d’adulte ; elle est, même, toute joie spontanée, une irrépressible envie de vivre et de jouir de tout ce que la vie offre d’heureux se dégage d’elle dès les premières pages des Insoumises. Il n’y a même aucun point noir ni aucune fêlure, tandis qu’elle quitte ses parents afin de poursuivre des études d’art à B. en Italie, où son oncle et sa tante l’attendent pour la loger. Renée, comme son amie Louise avec qui elle entretient une relation épistolaire, a toute la vie devant elle.

    Si le René de Chateaubriand, lui, part en Amérique, c’est par dépit amoureux et dégoût de l’existence. René, comme on sait, est dévoré par la passion amoureuse qu’il a pour sa jeune sœur Amélie. C’est un personnage racinien : l’inceste le ronge comme il rongeait Phèdre. Absolument rien à voir, donc, avec Renée. Et si je persiste dans mon erreur de les rapporter l’un à l’autre, c’est peut-être parce que tous les deux quittent volontairement leur pays pour tenter l’aventure ailleurs. Mais, là encore, les raisons et prétextes de partir en Amérique et en Italie sont totalement différents, puisque l’une nation est toujours considérée comme le berceau de notre civilisation et l’autre était encore un monde nouveau pour l’Europe, au début du XVIIIème siècle. Bien évidemment, il était aussi plus dangereux de partir en Louisiane, alors une colonie française, comme René l’a fait, que, de nos jours, dans une ville italienne. D’ailleurs, René ne vit pas longtemps dans le roman de Chateaubriand, il se fait même bien vite massacrer par les Indiens (à ce sujet, Les Natchez de Chateaubriand, dont René est tiré, nous en apprennent davantage sur les circonstances de la mort du jeune homme, même si le style épique dont Chateaubriand a farci sa courte saga est, pour le moins, pénible). Ici, je fais comme s’il n’y avait pas eu d’Histoire ou qu’aucun événement n’ait eu cours en presque trois siècles : je compare sur un même pied d’égalité René à Renée, et un Indien Natchez ayant vécu avant 1729 à un Italien de nos jours, malgré la distance et les siècles. Il s’agit donc d’une expérience de pensée.

    Voici donc, résumé en quelques mots, le début de l’histoire de René, tel que Chateaubriand l’a raconté dans Les Natchez : Débarquant, comme un cheveu sur la soupe, en Louisiane dans la tribu des Natchez, l’inconsolable et jeune et beau René est adopté fissa, comme un fils, par Chactas, un vieillard aveugle qui est aussi un chef indien respecté pour sa sagesse. Chactas a lui-même fait un voyage en France dans sa jeunesse, et il a été accueilli à Versailles par le Roi Soleil, non sans avoir, auparavant, goûté du bagne à Toulon. Son séjour en France l’a aussi laissé, quelque peu, perplexe sur notre condition et notre soi-disant liberté d’action et de mouvement.  

    Dans Les Natchez de Chateaubriand publiés en 1872, le récit de la France, que fait Chactas à René, par l’ironie qui s’en dégage, évoque les dialogues du chef huron Kandiaronk que l’écrivain Lahontan publia en 1703 avec ses mémoires. Dans Au commencement était… et Les pirates des Lumières, David Graeber affirme que ces dialogues de Kandiaronk avec Lahontan peuvent non seulement être authentiques mais qu’ils ont aussi, vraisemblablement, servi de modèle à la critique que Rousseau a fait de la société de son temps, comme à L’ingénu de Voltaire[2]. Il s'agit, en somme, de décoloniser la philosophie des Lumières.

    Comme les trois « sauvages » que Montaigne rencontra à Rouen à la cour de Charles IX, Chactas, après Kandiaronk, s’étonne ainsi de la grande misère dans laquelle le peuple français peut se trouver, alors que leur chef Louis XIV se pavane à Versailles au milieu des richesses de ce monde, et sans en être inquiété. Tous les Indiens, ayant fait le voyage en Europe, ont, à peu près, tenu le même discours, affirment, à ce sujet, Graeber et Wengrow. Dans « Les Cannibales », l'humaniste Montaigne semble donc avoir très bien compris les propos des Indiens, malgré les difficultés de traduction qu’il évoqua.

    Les différences dues à la fortune ou au rang pouvaient certes exister chez les Indiens, mais elles n’étaient pas aussi injustes ni aussi visibles qu’en France, et l’indigence causée par la pauvreté n’existait pas chez eux, sinon une indigence partagée de tous – donc, naturellement, moins pénible à supporter. Ainsi, si Chactas est un chef vénérable, il habite une cabane aussi simple et rustique que celle des autres Indiens de la tribu Natchez (Chateaubriand connaissait son sujet).

    Le vieux Chactas accueille donc René comme son propre fils, son hospitalité envers lui est absolue. Kandiaronk lui-même semblait souhaiter en faire autant avec Lahontan : à la suite de son dialogue, ce chef huron cherchait à convaincre le Français de vivre chez les Indiens : « si Lahontan décidait d’embrasser le mode de vie amérindien, il s’en trouverait bien plus content, passé un petit temps d’adaptation. », a-t-il pu lui avoir déclaré[3] ; ce qui était vrai : comme le montrent Graeber & Wengrow dans Au commencement était…, les conditions de vie étaient alors plus douces et plus clémentes chez les Indiens que sur le continent, les contraintes liées à la vie quotidienne étaient alors moins nombreuses donc moins pénibles qu’en France, puisqu’elles n’étaient pas affectées par la recherche d’argent ou par un travail journalier pour une solde ou pour un maître. Nombre de Français ont donc, jadis, choisi de vivre et de mourir sur le sol indien, plutôt que de retourner dans leur patrie. Dans « Les Indiennes de Chateaubriand », l’historien québécois Antoine Roy expliquait à ce sujet : « Les Indiens en définitive, et quelques individualités mises à part, ne se francisèrent pas. Ce furent plutôt les Canadiens qui s’indianisèrent. »

    Mais René, tout à sa passion morbide pour sa sœur Amélie, n’entend pas la grande générosité de Chactas, pas plus qu’il n’entend l’humanité du peuple indien derrière son accueil. Toute la tragédie du roman de Chateaubriand est là. Pour reprendre le titre d’un livre d’Henry Miller qui se situe en Floride, à Big Sur où l’écrivain américain a terminé sa vie : René est un diable au paradis, puisqu’il est incapable de goûter au bonheur quand il se trouve sur la route.



    Aux antipodes, donc : dans Les Insoumises de Celia Levi, l’accueil de Renée en Italie par son oncle et sa tante reste très superficiel ; à peine arrive-t-elle qu’ils s’en vont pour un court séjour au Moyen-Orient. L’hospitalité ici n’est pas absolue, comme elle a pu l’être chez les Indiens, mais elle est réduite à un statuquo. D’ailleurs, lorsqu’ils sont là par la suite, elle ne les voit quasi jamais : « Je devrais chercher un logement, écrit-elle à Louise quelques jours après son arrivée chez eux, mais l’appartement de mon oncle et ma tante est tellement spacieux que je n’entre pas par la même porte qu’eux et il est muni de deux cuisines ; si bien que j’ai un appartement pour moi toute seule, j’ai même un petit bureau. »[4] Renée possède donc à son arrivée tout le confort moderne, mais l’humanité en moins. On est, dans l’Europe du début du vingt-et-unième siècle, au degré zéro de l’hospitalité. Un tel degré zéro se retrouve, dans tous les romans de Celia Levi, dans l’accueil ou l’invitation que les parents réservent à leurs enfants : les échanges sont réduits à portion congrue. Ainsi du jeune peintre d’Intermittences, lorsqu’il retourne voir sa mère, celle-ci ne remarque pas qu’il est tombé malade, tout accaparée qu’elle est par un concours tv cuisine qu’elle veut remporter. Dans La Tannerie, Jeanne, se croyant intégrée dans le monde parisien, a, quant à elle, honte de ses parents cultivateurs en Bretagne. Chez Celia Levi, la famille moderne est ainsi réduite à un squelette, il lui manque la chair. 

    Nous sommes en septembre 2006, à la rentrée de B. qui est une ville étudiante italienne, et Renée ne sait pas encore à quels cours elle va s’inscrire. Elle ne comprend d’ailleurs pas comment s’inscrire pour un diplôme, puis elle hésite entre un cours de cinéma ou d’arts plastiques, « car c’est un bon moyen pour rencontrer des gens qui auront les mêmes centres d’intérêt que moi et il faut bien occuper ses journées. » La rentrée de Renée en Italie ressemble, en un sens, à celle de la jeune Betty dans le film de David Lynch Mulholland Drive. Comme Betty débarquant à Hollywood, Renée a des envies de cinéma, et, comme elle, elle se trouve dans l’appartement qu’une tante lui a prêté avant de s’envoler pour d’autres contrées. Très vite pourtant, Renée se sent seule et elle l’avoue par écrit à son amie Louise, puisque son oncle et sa tante la laissent seule et qu’il n’y a pas, autour d’eux, de vie de famille, ni communauté ni amis. Louise, quant à elle, écrit à Renée qu’elle envisage d’emménager à Paris avec H., son compagnon ; elle lui avoue pourtant ne pas l’aimer : « Je vais vivre avec lui puisque nous l’avons décidé, affirme-t-elle. Je ne reviens pas sur mes décisions. En fait, H. m’est tombé dessus. J’étais trop jeune pour l’ignorer. »[5] H., pour Louise, est donc une erreur de jeunesse. Renée, quant à elle, n’imagine pas connaître le bonheur de vivre avec un homme qu’elle aime ; elle écrit ainsi à son amie et confidente : « je serais très déçue que vous n’habitiez pas ensemble car je comptais sur toi comme sur un cobaye, pour savoir ce qu’est vraiment la vie de couple, je suis, en effet, persuadée de ne jamais y goûter. » Renée, naturellement, se trompe. Au sortir d’un cours de cinéma, elle se fait une amie de Francesca, une jeune artiste peintre italienne dont elle n’apprécie pas les tableaux, mais qui, contrairement à elle, produit quelque chose et parviendra, peu à peu, à se faire connaître. Avec elle, la Française rencontre bientôt des étudiants et sa vie change progressivement. Lors d’une séance à la cinémathèque, l’un d’eux l’aborde et elle couche avec lui dès le premier soir. Puis c’est le tour de Saverio, un jeune cinéphile qui lui montre des films. Saverio, naturellement, profite du départ de Renée, lors des vacances de Noël, pour sortir avec une étudiante suédoise : « Quand j’ai dit à Saverio ce que je pensais de sa courgette hollandaise, raconte-t-elle par la suite à Louise, il a ri et m’a rétorqué qu’il avait besoin de vivre des expériences, qu’elle était reposante contrairement à moi, car elle était silencieuse. Sa relation avec moi, a-t-il ajouté, ne devait en aucun cas en être modifiée, nous n’avions pas signé de contrat d’exclusivité. J’ai par conséquent rompu, enfin le mot est un peu fort car nous n’avons jamais été ensemble, je lui ai donc dit qu’il valait mieux rester juste amis. Il n’était pas content, il m’a traitée de petite bourgeoise, nous avons néanmoins passé toute la journée et la nuit ensemble. »[6]

    Ce type d’attitude libertine entre Renée et Saverio ne devient courant qu’après les années 60 et la révolution sexuelle – ici la périphrase de Saverio « contrat d’exclusivité », qui se rapporte peu ou prou au mariage ou au PACS, est d’une ironie savoureuse, qui fait du corps de l’homme une propriété à laquelle l’institution des liens amoureux donnerait des droits sur un autre corps ; une variante, en somme, du contrat de travail actuel. En tout cas, à l’époque où René se situe, un tel échange entre une jeune femme et un jeune homme nous paraît très improbable. Dans l’Europe du XVIIIème siècle, de tels propos sont en effet rares, sauf dans la bouche de Don Juan ou de Choderlos de Laclos qui furent, en leur temps, censurés, mais pas dans le Nouveau Monde, ni même dans la tribu des Natchez dans laquelle notre héros, précurseur du romantisme, couve sa sublime névrose. Dans "Les Indiennes de Chateaubriand", l’historien canadien Antoine Roy se demande à ce propos : « Ces tendres mères, ces charmantes compagnes étaient-elles aussi chastes, aussi vertueuses que l’assure le grand écrivain Chateaubriand ? Il paraît bien que, du nord au sud, chez toutes les nations américaines, le libertinage était quasiment de règle. Dès le plus jeune âge, une liberté complète présidait aux relations entre les sexes. […] La liberté aurait plutôt existé avant le mariage qu’après. Les facilités de ces éducations sentimentales auraient, nous dit-on, garanti la fidélité des unions légitimes. Chez les nations indiennes, on savait d’ailleurs ce que c’était que des courtisanes. Le baron de La Hontan [Lahontan] ne nous l’a pas laissé ignorer et Chateaubriand s’en est souvenu. »[7]

     Loin du joug chrétien, la parité homme-femme était à peu près établie chez les peuples indiens, ce que Chateaubriand n’ignorait pas. Et si le libertinage semblait d’usage avant le mariage dans le Nouveau Monde, c’est que l’égalité sexuelle provenait du système  matrilinéaire : la femme, reconnaissant seule les enfants qu’elle mettait au monde, elle avait alors les mêmes droits que son mari sur sa descendance : les femmes étaient donc à peu près aussi libres de disposer de leur corps que les hommes. Dans Les Natchez, Chactas l’avoue à René, lorsque défile devant eux la Première femme de sa tribu, qui tient à la main son fils : « Elle se nomme Akansie, explique Chactas à René ; nous l’appelons la Femme-Chef : c’est la plus proche parente du Soleil, et c’est son fils, à l’exclusion du fils même du Soleil, qui doit occuper un jour la place de grand-chef des Natchez : la succession au pouvoir a lieu parmi nous en ligne féminine. »[8] Renée est donc plus indienne qu’européenne ; c’est, en tout cas, ce qu’auraient pu affirmer Graeber & Wengrow dans Au commencement était…, en confrontant l’éthos des Indiens du Nouveau Monde à celui de leurs colonisateurs : nous sommes, répétons-le, actuellement, plus proches des mœurs des Indiens, même si notre ordre est toujours régi par des institutions jésuites qui se donnent des airs de démocratie pour nous amadouer.

    Plutôt que René, ce doit être Céluta, la jeune nièce de Chactas, qui doit être proche de l’étudiante Renée, par le droit qu’elle a de disposer de son corps comme elle l’entend, puisque les principes indiens le lui permettaient alors. Chateaubriand, là, n’a pas fait œuvre d’historien, la jeune femme est vierge, et, dès le début, celle-ci, qui vient de perdre sa mère, n’a d’yeux que pour le proto-romantique René. Chateaubriand déclare à son propos dès les premières pages des Natchez : « Ce n’était point encore une femme malheureuse, mais une femme destinée à le devenir. On aurait été tenté de presser cette admirable créature dans ses bras, si l’on n’eût craint de sentir palpiter un cœur dévoué d’avance aux chagrins de la vie. »[9] Chateaubriand invente donc... Céluta n’est pas proche de la Renée de Celia Levi, elle ne semble pas vraiment non plus être une Indienne de la Louisiane du XVIIIème siècle, c’est la victime d’une tragédie de Racine, comme René : soit un fantôme littéraire, une fiction de personnage destinée à rassurer le lecteur français du dix-neuvième siècle, qui aurait difficilement admis qu’une telle liberté sexuelle fût possible dans un livre, et l’Eglise se chargeait alors de la mise à l’index d’ouvrages que son préconscient refoulait. Céluta est donc une oie blanche. En outre, dans René, elle n’apparaît pas, même si elle est désormais mariée avec le jeune Français et qu’elle a eu une fille avec lui ; sa fille se nomme Amélie, le prénom de la sœur de René  ce que Céluta ignore, comme elle ignore les sentiments de René pour sa sœur (le jeune Français, naturellement, ne lui fera son coming out que dans une lettre qui lui sera adressée après sa mort, lors du massacre du fort Rosalie par des sauvages qui souhaitaient récupérer leurs terres et se contrefichaient du "mal du siècle" dont notre héros national souffrait, paraît-il, déjà). Non seulement, la jeune Indienne Céluta est uniquement évoquée dans René de Chateaubriand, mais il faut que Chactas et le père Souël, un vieux missionnaire jésuite, rappelle au jeune romantique, après sa confession, qu’il a des devoirs conjugaux envers elle : en somme, la vie continue, et il est maintenant père de famille, cela serait gentil pour lui d’assumer son rôle. Par contre, oui, pas plus que Renée dans Les Insoumises, Céluta n’a eu de chance en amour. René, par son ingratitude, a même réussi à ce qu’elle se tue, après lui : une forme de lévirat romantique, en quelque sorte.

    Par la suite, Renée se sert de sa liaison passagère avec Saverio pour approcher l’étudiant Paolo. Son affaire fonctionne : Paolo semble épris de Renée au moment où le mouvement contre le Contrat Première Embauche prend forme en France. Début mars 2006, son amie Louise, qui est une militante marxiste chevronnée, lui relate, dans une lettre, l’occupation de la Sorbonne, à laquelle elle a participé, et elle l’enjoint de revenir à Paris pour manifester avec elle. Mais Renée n’en a cure, elle a, elle, un combat autrement plus difficile à gagner : celui que Paolo ne cesse de succomber à ses charmes ; Renée confie ainsi à Louise : « le matin mon visage est tout chiffonné, mon teint est gris, ma bouche pâle est comme effacée, mes yeux ressortent comme deux billes tellement ils sont gonflés, il me faut un temps infini pour décongestionner mes yeux, pour que mes traits se remettent à leur place, je dois user de toutes les ruses pour faire apparaître mon teint frais et ma bouche rosée. C’est ma petite guerre à moi. Tu sais, dans la superficialité, il y a une gravité et une profondeur que tu n’imagines pas et que tu as tort de dédaigner. » Puis, elle se sert d’un argument d’auteur pour se justifier : « Après tout Proust consacre au moins cinquante pages pour décrire la robe d’Albertine. Une coiffure, une toilette peuvent évoquer un monde, au même titre qu’une poésie ou un air de musique. »[10]

    Selon Renée, les combats de l’amour et de l’art valent, en somme, tout autant que les combats du peuple. Elle part, après cela, quelques jours en escapade avec son amant visiter Florence et la Toscane. Revient à B. avec lui, assume le quotidien, poursuit une semaine en Ligurie sur la côte méditerranéenne : « Ce qui est absolument merveilleux en Ligurie, décrit-elle à Louise, c’est ce mélange de collines à la végétation luxuriante, de falaises et de mer. Ces trois paysages se superposent toujours de façon harmonieuse. La lumière, beaucoup plus pâle qu’en Toscane, confère au paysage un ton pastel qui invite au repos et à la rêverie. »[11]

    Peu à peu se déroule dans Les Insoumises, au fil des lettres de Renée à Louise, une dialectique du rêve et de la réalité. Renée se pose la question suivante, qui est universellement humaine : comment lutter pour que le rêve demeure une réalité ? « Je préfère le subjectif à l’objectif, le rêve à la réalité. Le jour où ce rapport s’inversera, que me restera-t-il ? », lui demande-t-elle. Renée sait qu’elle a tort devant la marxiste Louise son amie, que son combat est un jeu futile, mais elle considère que son rêve, même égoïste, vaut bien celui de son amie. Il y a le principe de réalité : le temps qui fuit, ce qui ne dure pas mais qui le devrait : les examens à passer, l’argent qui file entre les doigts et celui qu’il faudra trouver. Et il y a le rêve vécu : l’amour de Paolo, les amis, les fêtes entre amis. Comment faire alors pour que le rêve vécu demeure une réalité ? Comment ne pas se soumettre au principe de réalité ? est-ce possible ?

 



[1] René de Chateaubriand, 1802.

[2] Les pirates des Lumières, David Graeber. Au commencement était… David Graeber & David Wengrow (Opus cités). Le récit de Chactas à la cour de Louis XIV se trouve au livre VI des Natchez de Chateaubriand.

    Au sujet du voyage du chef wendate Kandiaronk, Graeber & Wengrow affirment dans Au commencement était : « Nous avons également toutes les raisons de penser que Kandiaronk s’était bien rendu en France. C’est en tout cas un fait connu que la confédération wendate envoya un ambassadeur à la cour de Louis XIV en 1691 ; or, à cette date, Kondiaronk était le porte-parole de la nation wendate, ce qui faisait de lui la personne toute désignée pour une telle mission. » (p. 74)

[3] Au commencement était… La citation se trouve page 79.

[4] Les Insoumises, Celia Levi. Editions Tristram, coll. Souple. 2009, 2014. P. 18.

[6] Ibid. P. 63.

[7] "Les Indiennes de Chateaubriand", Antoine Roy, Revue Les Cahiers des Dix, n°19, 1954. Site Internet Erudit.org. url. https://www.erudit.org/fr/revues/cdd/1954-n19-cdd06248/1080038ar.pdf?fbclid=IwAR1QmB0sM0ThxrLjd2JlRGNMjFTqaiyRnXbCLEzMbqRKty8I3zBeuMWVy6M

[8] Les Natchez, livre 5.

[9] Ibid., livre 1.

[10] Les Insoumises, pp. 51.

[11] Ibid. P. 94.



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