Demain, les hommes chineront aux puces de vieux films de famille. Ils vous regarderont devenir enfants, puis vieillards. Ils vous visionneront le soir, lors de leurs heures d'insomnie ; ils sauront vos amours et les enfants que vous avez eus. Ils n'auront pas peur de voir votre agonie dans votre dernière chambre, les sourires et les pleurs de votre dernière femme. Ils se diront qu'eux-mêmes seront vus comme ils vous voient et que leur mort sera aussi belle que la vôtre.
Les cd-rom, où sont numérisés vos films de vacances et de vos amours, traîneront sur les étals des brocanteurs, les jours de marché, au milieu de collections de cartes postales et de vieilles photographies, noir et blanc ou couleur, du passé. Il n’y aura sur les étiquettes de vos cd-rom qu’une indication de lieu, quelquefois une date, et vos derniers spectateurs ne chercheront pas nécessairement à connaître votre identité ; mais, vous regardant vivre et mourir après votre achat aux puces, ils voudront deviner dans quel grenier le brocanteur vous a trouvé et le temps passé de vous à eux. Ils mesureront ainsi l’écoulement du temps et ils penseront, en vous visionnant, le CD-Rom tant, le film tant, les photos tant.
Ils souhaiteront connaître les trajets possibles de vos cd-roms dans les malles et les greniers des maisons, puis les noms de vos enfants et de vos petits enfants. Ils se serviront alors de logiciels de reconnaissance d’images qui chercheront votre identité, votre récit de vie ou votre arbre généalogique, à partir de vos traces laissées sur Internet et des banques de données privées ou publiques, glanées sur le web. Votre vie, votre intimité, votre destin s’écouleront alors de vous à eux, de vous à eux, au final, telle l’ombre d’une marionnette balinaise sur un mur blanc.
Vie tant, intimité tant, destin tant, vie tant, intimité tant, destin tant, vie tant, intimité tant, destin tant, ombres planant sur les murs blancs des maisons, demain.
Vous serez nus alors, nus sur l’écran des murs des maisons futures, nus comme jamais vous pensiez l’être, car votre intimité sera comptée, critiquée, jaugée, jugée, disséquée par un inconnu qui affirmera, en vous regardant vivre et mourir : « Ce film est beau ou laid, ces personnes ont quelque chose ou elles n’ont rien, cet homme, cette femme et ces enfants ont du charme ou ils sont ennuyeux, ce personnage a l’air heureux ou il est triste. »
Vous ne serez plus une vie, un souvenir, mais un film, un journal filmé et le décompte de vos jours sera apprécié par un lecteur de journaux filmés, de journaux intimes.
Votre trace prise par les caméras de vidéosurveillance dans l’ascenseur, dans la rue, un parking ou dans un magasin, participeront aussi de ce concert. Les commentaires et les billets que vous publiez sur Internet, le caddie de vos courses en ligne formeront la trame-vie que votre dernier spectateur appréciera, comme il appréciera peut-être le journal de Kafka, d'Anne Franck ou les films de Jonas Mekas.
Vie tant, intimité tant, destin tant, lus et visionnés par les hommes, dans vingt ans, dans cinquante ou cent ans, malgré vos dernières volontés et les leurs propres, malgré votre souhait de préserver votre intimité jusqu’au bout et la leur propre. Votre intimité comme une vieille photographie achetée aujourd'hui dans un vide-grenier.
Nos dernières volontés balayées par le temps et pesées sur la balance d’un Anubis de passage qui se sera arrêté devant l'étal d'un brocanteur.
Alors, certaines personnes comprendront qu’ils ne peuvent échapper aux miroirs et ils chercheront à jouer avec leurs reflets, leur vie durant. Certains hommes saisiront que, derrière leur film de famille, ils sont les comédiens d’une pièce qui se jouera demain pour un inconnu et ils voudront lui parler dans la nuit : « Bonjour, diront-ils à leur dernier spectateur. Comment vas-tu ? Qui es-tu ? J’ai cherché à échapper à ton regard, comprends-tu ? J’ai travaillé à retarder le moment où tu me verras dans ce film, comme tu peux te voir toi-même dans la glace, matin et soir. Alors, j’ai enregistré des images pures de moi et de mon entourage, de ces images que mon entourage ou moi-même aperçoivent ou devinent au bord du regard, quand notre esprit ne travaille plus, quand nous nous libérons de lui. J’ai cherché à échapper à ton regard, le plus souvent possible...»
Certains hommes filmeront des images pures d’eux-mêmes pour se dérober au regard de leur dernier spectateur.
Alors, dans la nuit, peut-être, des images pures des temps anciens formeront le goût du spectateur de demain. Dans la nuit, un ou deux hommes diront : Cherche le couple, cherche l’enfant, cherche l’oncle et la tante dans les images pures de nos films. Cherche notre vie passée à nous libérer de ton regard… Cherche maintenant qui nous sommes, diront certains films de famille, cherche, dans la nuit, notre regard, car nous jouons avec toi !
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