Le titre de cet article fera probablement sourire, et c’est tant mieux. On a trop souvent considéré que la poésie était un geste gratuit, quelque chose qui échappait à la sphère marchande. Les auteurs de poèmes seraient exclusivement autotéliques, ils ne chercheraient de récompense que dans et par l’écriture. Si tel est le cas, il faudrait étudier l’économie de la poésie contemporaine comme l’anthropologue Alain Testart analyse la circulation non marchande, et il s’agirait encore, selon moi, d’économie.
Généralement, en poésie contemporaine, on peut lire des textes, des revues, des livres, des blogs, des essais ou des thèses. Les thèses et les essais sur celle-ci ont un intérêt évident, mais la démarche de leurs auteurs est généralement celle de l’étude poétique. Rimbaud se moquait déjà d’une telle attitude dans Ce qu’on dit au Poète à propos de fleurs. Rien n’est dit du terrain sur lequel les fleurs sont cueillies, et pour cause : si les fleurs rhétoriques sont belles, et elles le sont à mon sens, et même de plus en plus actuellement, leur terrain est résolument pourri, comme on peut s’en douter. Nous allons donc essayer de parler ici, très sommairement, d’économie culturelle de la poésie contemporaine française, sans parler de formes ni de courants poétiques. Une mise au point sur la situation avant et après texte poétique me semble aujourd’hui s’imposer.
Le nombre de poètes contemporains, en France : il y en a de plus en plus. Les petites comme les grandes maisons d’édition publient de plus en plus de jeunes auteur(e)s, à discrétion, naturellement : jusqu’à 1000 livres publiés, pour les plus chanceux. La plupart demeurent pourtant dans les cartons des libraires. La poésie ne se vend pas et il faut généralement être mort et enterré pour avoir une « chance » d’être payé en retour. Sur le site Le paysage de la poésie contemporaine de Sébastien Dubois, qui a écrit une thèse sur le sujet, on peut lire cette conclusion à un article intitulé justement « Économie de la poésie contemporaine »:
« On peut résumer toutes les statistiques présentées en deux points… Le premier, c’est que la production poétique échappe pour partie au marché du livre ; le second, que la poésie affiche un dynamisme certain, la production ne diminuant pas, même si la diffusion fait problème pour nombre d’ouvrages… On aboutit à un paradoxe entre marginalité et vitalité, qu’il faut évidemment explorer. Une hypothèse semble s’imposer : pour toute une part de son activité économique, la poésie contemporaine passe par des circuits relativement indépendants : elle aurait organisé face à un environnement dans son ensemble défavorable des structures économiques originales. »
Il y aurait donc un réseau, mais lequel ? Celui des petites maisons d’édition, des festivals, des galeristes, des revues, des centres culturels qui proposent des lectures ou en éditent, des bibliothèques et des institutions qui offrent des résidences, des bourses ou des ateliers d’écriture.
À propos du rôle de l’écrivain dans la société, Marx écrivait : « L’écrivain doit naturellement gagner de l’argent pour pouvoir vivre et écrire, mais il ne doit en aucun cas vivre et écrire pour gagner de l’argent… L’écrivain ne considère aucunement ses travaux comme un moyen. Ils sont des buts en soi, ils sont si peu un moyen pour lui-même et pour les autres qu’il sacrifie au besoin son existence à leur existence. »
Pour conserver son indépendance, l’écrivain, selon Marx, devait trouver à subsister par d’autres biais que l’écriture. Pourquoi ? Parce que, justement, pour qu’un auteur ait la possibilité de tout dire ou d’en dire trop, il ne lui faut dépendre d’aucun maître, ni d’un journal, ni d’un Etat ni d’un public ou de la société du spectacle.
Il se trouve que, durant la révolution russe, Lounatcharski, alors expert en questions d’éducation et de culture pour le parti bolchevique, avait proposé que les écrivains perçoivent un salaire pour leurs textes. On sait maintenant ce que la rétribution d’un auteur a pu donner sous Staline avec le jdanovisme. L’on sait peut-être moins les difficultés qu’ont eu Victor Serge et Gide à parler en France des procès de Moscou en 1936. Mais, si nous n’en sommes plus là aujourd’hui, semble-t-il, depuis la chute du mur de Berlin, l’auteur doit pourtant conserver, malgré tout, son indépendance pour écrire. Ce qui ne veut absolument pas dire qu’il n’a pas à être rétribué pour ses textes : il y a, en France, un droit d’auteur : tout travail mérite salaire.
Normalement, quand un poète trouve un éditeur, il doit signer un contrat d’édition ; ce qui n’est pas toujours le cas, actuellement. À ce sujet, l’association Cose-Calcre a repris le travail du CALCRE dans le domaine du conseil et de la protection des auteurs[1]. Le droit d’auteur en poésie est de 3 à 5 % des ventes annuelles pour un petit éditeur et de 8 % pour un grand éditeur comme Gallimard, ce qui ne permet pas de vivre, même par expédient, de sa plume. Pourtant, même sur Internet, le droit d’auteur a à être respecté et il peut l’être de différentes façons, grâce aux creative commons qui sont des contrats flexibles de droit d’auteur. En outre, la seule revue, en France, qui rémunère les poètes est la revue Po&sie du poète Michel Deguy, qui existe depuis 1977.
Par contre, la situation est totalement différente aux Etats-Unis, puisque les poètes américains sont, la plupart du temps, rétribués quand on les publie. On pourrait affirmer ici que la situation économique de la poésie aux Etats-Unis est différente de la situation française, puisque le réseau universitaire est plus étendu et plus puissant que le réseau français. Il y a aussi un mécénat aux Etats-Unis pour la poésie, tandis que le mécénat culturel est quasi inexistant en France. Certains poètes américains donnent aussi des cours à l’université dans les creative studies ; ainsi de David Antin et de Raymond Federman qui est mort l’année dernière. La notion de travail est aussi différente aux Etats-Unis : souvent, pour un Américain, tout travail mérite salaire, en France, non… Par contre, malgré des différences notables, la représentation du domaine poétique entre nos deux pays est la même : il s’agit, dans les deux cas, d’un ghetto.
Étudiant l’affaire Lilly, une riche mécène qui a défrayé la chronique en 2002 en faisant un don, oscillant entre 100 et 150 millions de dollars, à la très célèbre revue Poetry, Sébastien Dubois, que j’ai déjà cité, montre, dans un article intitulé « L’affaire Lilly : regards sur la poésie américaine », des similitudes entre le domaine poétique américain et le français, malgré des écarts économiques et culturels certains entre nos deux pays. En témoigne, selon lui, la réaction de la poétesse Alice Fulton devant, disons, le potlatch commis par Lilly, ou Lilith, pour Poetry :
« J’ai eu presque peur quand j’en ai entendu parler, déclare, à ce sujet, miss Fulton. J’en étais venue à penser que la marginalisation laissait la poésie faire ce qu’elle veut, que l’argent prendrait quelque chose qui est bon pour en faire quelque chose de mal. »
En résumé, les réactions des poètes américains sont souvent les mêmes que celle de miss Fulton et correspondent à ceux des journalistes qui ont couvert l’événement Lilly : le potlatch est scandaleux. En écho, j’interpole ici une affirmation pour le moins péremptoire du poète Christian Prigent en conclusion de son essai À quoi bon encore des poètes ?, paru chez P.O.L. en 1996 :
« Dans les obscurités, la difficulté, la cruauté de la poésie (dans ses pointages du Mal et dans sa résistance a priori du Sens) devraient pouvoir s’énoncer allégoriquement quelques motifs du choix démocratique : plutôt le malaise désillusionné de la démocratie que la sanglante illusion des grands projets radieux tels qu’autour de nous ils s’apprêtent, inéluctablement, à se reconstituer. »
Donc, pour Prigent, pas de grande messe de la poésie comme pour Aragon à la fête de l’Huma, ni même de potlatch : la poésie doit se contenter d’être à la marge, bon an mal an, elle doit cultiver son goût du ghetto. Pourtant, comment émanciper les mots, les rendre libres, s’il n’y a que des initiés pour les entendre ? La pratique de la poésie n’est-elle pas devenue aujourd’hui ce que Michel de Certeaux appelait une mystique du quotidien ** ? On en arrive actuellement à ce paradoxe, qui n’est pas neuf, mais qui est devenu insupportable, que Debord a analysé pour notre société sous le nom de spectaculaire intégré et que le poète Bernard Noël appelle la Sensure : le bruit des médias est tel qu’il fait office de censure sans que l’Etat n’ait plus à intervenir. La poésie est aujourd’hui mise sous chapelle. Les poètes sont dans une prison dorée aussi sale, déprimante et misérable que ne l’était Versailles pour les nobles et leurs domestiques. Et la seule façon que les auteurs ont de trouver leur indépendance et d’être entendus actuellement, c’est d’organiser la propre défense de leurs droits à la parole contre la Sensure en créant de nouvelles sociétés des gens de lettres proches de celle fondée en 1838 par Louis Desnoyers, le directeur du journal Le siècle. Ces nouvelles sociétés utiliseraient les moyens d’édition, de diffusion, de protection des droits et de rémunération des auteurs qu’Internet permet actuellement. C’est ce que fait l’écrivain François Bon avec sa maison d’éditions en ligne Publie.net, et c’est ce qu’il faudrait monter ailleurs pour d’autres écritures, avant que les chapelles ou l’indifférence ne recouvrent tout.
[1] Voir url http://www.cosecalcre.com/2nd%20site/Historique-de-lassociation.html
** La pratique de la poésie, dans nos sociétés, n'est pas en rupture avec la société du spectacle, mais généralement en réaction contre elle, donc elle est peu ou prou réactionnaire. J'intercale ici une réponse de l'écrivain et photographe Claude Cahun à la question "Pour qui écrivez-vous ?", afin de me faire comprendre :
"Ecrire pour tous ceux qui savent lire, dans une société qui n'est pas la société sans classe, cela revient à écrire seulement pour ceux qui ont un certain loisir et qui peuvent payer seulement, si peu que ce soit, livres, journaux, revues... Marx et Lénine eux-mêmes en furent réduits là. J'ajoute que cette réponse (et par la suite la question qui la provoque) continuerait à me paraître insuffisante pendant la dictature du prolétariat. Même après. En tout temps. C'est contre tous ceux qui savent lire qu'il faut écrire, car j'estime qu'un progrès n'est jamais obtenu que par opposition. Aux lecteurs de tirer profit de ce que l'écrivain a pensé contre leur passé, contre le sien propre. C'est assez dire que j'écris, que je souhaite écrire avant tout contre moi."
Claude Cahun, "Pour qui écrivez-vous ?", Commune n°4, 1933
Ce texte, paru en 1933, est toujours valable aujourd'hui.
Un écrivain écrit contre l'ordre en lui, avant même d'écrire contre l'ordre social. Il n'oublie pas que la langue lui a été inculquée par ses parents et que les premiers livres que les enfants reçoivent, les livres d'enfant ont été choisis par les parents. Que la culture et le livre se soient démocratisés entre temps ne change rien à l'affaire. L'on écrit non seulement contre un genre en nous, masculin ou féminin, mais aussi contre notre espèce même (la quête d'un genre neutre, certes, comme Claude Cahun, mais aussi et surtout d'une espèce neutre... la démarche est ontologique avant même d'être littéraire ou poétique.). Il ne s'agit donc pas seulement, d'une langue mineure cherchant à s’échapper d'une langue majeure et d'une pensée ou d'un plan dominant, comme le pensait Deleuze et Guattari, dans Mille-plateaux ou dans leurs textes sur Kafka. Le poète écrit encore non seulement contre la culture dominante mais aussi contre ses marges (culture populaire ou underground, lumpenlitteratur, samizdat, etc.), et cette attitude est éthique avant même d'être artistique. En publiant en 1930 Aveux non avenus, par exemple, Claude Cahun se battait déjà contre Breton. Il ne s'agit donc pas seulement d'un détournement des codes sémiotiques de la langue dominante.
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Texte, de ma main, paru dans le n° 2 du bulletin "Toute licence en art" en août 2011.
Toute licence en art est un bulletin d'information dédiée à la défense de l'art et des artistes et dirigée par la comédienne Emmanuelle Stochl.
Le titre "Toute licence en art" clôt le manifeste de la FIARI - Fédération Internationale pour un Art Révolutionnaire Indépendant - "Pour un art révolutionnaire indépendant". Ecrit par Breton et Trotsky en 1938, ce manifeste s'élève contre "la violation de plus en plus générale" du "respect des lois spécifiques auxquelles est astreinte la création intellectuelle".
En édito du n° 2 de Toute licence en art, on peut lire :
"Face aux menaces qui pèsent sur leur avenir et l'avenir de la création artistique, des artistes de profession ou encore en formation, membres du Parti Ouvrier Indépendant (POI), rejoints depuis par d'autres, ont décidé de publier cette tribune. Ils sont comédiens, danseurs, musiciens, artistes plasticiens, écrivains. En décidant de l'intituler "Toute licence en art", ils la placent dans une claire continuité historique."
(Le comité de rédaction)
Contact, commande :
toutelicenceenart@gmail.com
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