vendredi 21 octobre 2011

Solène



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Année 18 856, le 21 mars.

Commentaire audio au sujet de la biopuce I. 2858al.[1] de l’ancêtre Solène, une jeune fille ayant vécu au cinquantième siècle (datation à préciser ultérieurement), par l’archéologue en chef J.-C. Fox.


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« Solène est un récit éponyme, celui d’une enfant entre deux âges, de cet entre-deux qui n’est plus vraiment l’enfance et pas encore l’adolescence – un âge hybride, en quelque sorte : l’âge de rêver, de jouer, mais aussi d’en prendre conscience et de soupçonner que rêves et jeux d’enfants ont leur limite.

La biopuce de Solène a été retrouvée par l’une de nos équipes d’archéologues, il y a deux jours, après des fouilles dans une carrière, sur une colline qui domine les ruines de l’ancienne cité de Lyon, et ce que mon lecteur audio me fait maintenant entendre de la voix et des pensées de la jeune fille m’enchante au plus haut point. J’ai même le projet de chercher un producteur de biopuces historiques pour diffuser à grande échelle la voix de Solène plutôt que de seulement l’archiver sur mon ordinateur.

J’aurai, certes, des difficultés à trouver un producteur de biopuces pour la jeune fille, car son parcours de vie est des plus tragiques, mais le petit air, la comptine que sa biopuce émet est si simple et si beau, écoutez donc : « Lam, lim, lumi », écoutez cette voix d’enfant sortant de mon lecteur : « Lam, lim, lumi ». Qu’est-ce qui me frappe dans l’air que chante maintenant Solène ? Pourquoi est-ce que je m’arrête à sa biopuce, alors que j’en ai une cinquantaine à écouter et à archiver tous les jours ? Qu’est-ce qui peut bien me retenir chez cette enfant ?

« Lam, lim, lumi ». Ces trois notes fredonnées scandent son récit et avancent avec elle vers une mort inéluctable. J’ignore encore quel producteur acceptera de commercialiser le chant trouvé de ma petite ancêtre. S’il y a aujourd’hui un public friand de ce type de témoignages, celui-ci n’aime pas trop les sujets douloureux, et le thème de l’enfance aux prises à la mort physique est malheureusement tabou, de nos jours.

« Lam, lim, lumi », « Lam, lim, lumi » La voix de Solène avance vers la mort en chantant, quelques jours avant que le courant électrique ne s’arrête et ne rompe la bulle magnétique qui la protège, elle et sa famille : « Si l’électricité s’arrête, nous avertit Solène au début de son récit, plus de bulle magnétique autour des habitations, plus de protection ; c’est alors que les bêtes affamées afflueront, ainsi que les Ravagés ou les Blafards. »

Sa mort est donc inéluctable, et je l’attends, depuis deux jours, fasciné chaque fois. - Je sais bien aussi qu’il ne faut pas décrire la fin d’un récit, quand il s’agit de vous donner envie de l’écouter, mais, ici, le témoignage de Solène est authentique, ce n’est pas une histoire. Solène est un journal audio dans lesquels les pensées d’une enfant se mêlent aux bruits et aux voix extérieures jusqu’à sa mort annoncée ; ce n’est pas un roman. Et c’est une agonie authentique que décrit sa biopuce, de celle propagée par la maladie des ombres létales qui a ravagé notre planète deux mille ans durant. C’est une agonie horrible que celle de Solène, parce que la description, qu’elle nous fait des effets des ombres létales sur l'organisme humain, ressemble étrangement à une malédiction biblique. Il y a, chez Solène rongée par le mal noir, quelque chose de l’Host de dieu. Rappelez-vous, les anges exterminateurs que l’on trouve dans cet étrange ouvrage, la bible, et dont on sait maintenant qu’ils étaient une personnification de la peste noire qui a ravagé de nombreuses fois la civilisation méditerranéenne. Une petite fille, dont je n’ai pu encore dater avec précision l’existence, devient, malgré elle, le chantre d’une apocalypse. La fin du monde que fait entendre Solène me fait maintenant penser aux trompettes de Jéricho ou au mythe des paroles gelées de Rabelais, ce curieux écrivain ayant sévi au seizième siècle. Écoutez ici la voix de Solène : « La tempête soulève des tourbillons de paroles déchiquetées, les jette contre les murs, les rattrape et les jette à nouveau. Toutes ces phrases éperdues traînent derrière elles des plaques d’ombres qui cherchent à se fixer çà et là. Je ferme les yeux pour ne pas les voir ramper sur le plancher.»

Entendez-vous ici la voix de Solène, derrière la tempête qui s’est engouffrée dans sa maison, à la fin de son récit ? N’est-ce pas la destruction de Jéricho, le septième jour, après qu’ont retenti les trompettes de Josué, juste avant que dieu ne fasse intervenir ses anges exterminateurs ? N’est-ce pas aussi le mythe des paroles gelées de Rabelais, de ces paroles gelées dont Gargantua imaginait, dans le Quart-Livre, qu’elles tombaient du ciel sur la tête des hommes ? Si nous avions pu entendre l’agonie de la femme de Loth, lors de sa fuite de Sodome, s’il y avait eu des biopuces à l’époque d’Abraham, nous aurions pu aussi l’entendre se changer en statue.

Ecoutez Solène, ici : « Je regarde ma main gauche : l’index, le majeur et l’annulaire sont tombés, ma paume est gris plomb. La première phalange du pouce est en train de s’effriter ; l’ongle se détache, la peau se fendille ; au bord des fentes je vois des perles de sang qui n’ont pas le temps de couler car elles deviennent aussitôt grises et tombent en poussière. »

Les ombres létales, qui s’attaquent maintenant au corps de Solène, sont une forme de peste noire, de celle décrite Boccace dans son Décaméron, mais en pire. L’homme, qui est atteint par ce mal, se trouve très rapidement réduit en poussière, mais il n’en souffre pas. Par contre, il demeure conscient jusqu’au bout de sa déchéance physique, il observe, impuissant, son corps devenir pulvérulent, en quelques heures. Cela fait seulement mille ans que nous savons guérir cette maladie. Quel public voudrait écouter la grâce mourir d’une si infamante façon? Quel public voudrait entendre l’innocence réduite en poussière ?

Je sais bien ce que me diront les producteurs après avoir écouté la biopuce. Ils me répondront, un peu gênés, que la narration de Solène est très belle, mais qu’aucun musicien n’acceptera actuellement d’accompagner son agonie, et ils me conseilleront d’aller voir un éditeur de livres. Pour eux, il est préférable que son témoignage puisse être lu plutôt qu’entendu, il vaut donc mieux faire taire Solène.

Solène, voyez-vous, nous parle de son passé, elle nous prend à partie, nous, elle cherche à comprendre qui seront les destinataires des pensées que la biopuce greffée à son front enregistre d’elle. Et, comme elle cherche à nous saisir, nous, comme elle nous invoque et nous prie de l’aider de son lointain passé, sa voix et ses propos nous touchent dans notre intimité. Mes pensées, nous dit-elle, « attendent une oreille attentive pour se poser, et voilà… N’est-ce pas ce qui vient d’arriver ? »

Et, plus loin encore, écoutez Solène qui appelle : « Accordons nos antennes de fourmis et traversons ensemble les galeries du temps. » Ceci est dit après que la petite fille a observé le ballet des fourmis dans son jardin.

Or, tout au long de son récit, Solène invoque notre aide, dans la nuit des temps, telle une enfant parlant à des compagnons imaginaires, parce qu’elle se retrouve, avec sa famille, à devoir survivre, et que sa survie même est menacée à très court terme. Elle se replie donc sur cette biopuce que les hommes avaient de greffé à leur front, il y a cinq mille ans, et qui nous permet encore aujourd’hui de mieux connaître leur culture et leur mentalité. Elle recourt à cette biopuce afin qu’on vienne la sauver, elle et sa famille, et, dans le même temps, elle sait que cela ne sert à rien, parce que nous ne sommes pas encore nés ; elle sait donc que nous serons fatalement les témoins de sa mort. Alors, elle joue avec les mots, avec elle et avec nous-même, en poète et en musicienne ; elle joue, comme Blanchot, cet écrivain français du vingtième siècle, s’amusait à la description du dernier homme.

Je sais que je ne trouverai qu’un éditeur de livres pour un tel chant et c’est réellement dommage. Mais personne ne voudra entendre la terrible humanité de Solène ; le public préférera toujours mieux lire son récit plutôt que de l’écouter ; le public préférera toujours le roman à la vie.

− Curieuse époque que la nôtre ! et qui ressemble en certains points à celle du vingt-et-unième siècle que j’avais étudié durant mes années de fac. À cette époque, il était aussi scandaleux de montrer un film présentant, comme Solène, une jeune enfant aux prises à la mort physique de son père. J’ai ainsi vu, il y a peu, un très beau film de Terry Gilliam, un cinéaste anglais de la fin du vingtième siècle. Le film s’intitule Tideland et il raconte l’histoire d’une petite fille vivant dans une maison isolée à la campagne et dont le père est mort d’une overdose. La petite fille, encore trop jeune pour avoir une idée de ce qu’est la mort, vit donc avec le cadavre de son père, qui devient peu à peu une poupée pour elle. Eh bien, croyez-le, ce film a terrifié ma femme et mes enfants, alors qu’ils ont l’habitude que je leur montre des vieux films d’horreur de nos ancêtres et qu’ils en ont même pris goût.

Pourquoi donc un film comme Tideland peut-il nous scandaliser aujourd’hui, comme il a scandalisé la critique du vingtième siècle à sa sortie en salle, alors que la lecture de son scénario ne nous heurterait pas ? Pourquoi la biopuce de Solène peut-elle nous effarer, alors que, depuis trois mille ans, nous nous sommes débarrassés de notre corps physique et que nous ne savons plus ce qu’est la douleur ni la mort ? Pourquoi la question du deuil chez nos ancêtres nous embarrasse-t-elle encore, alors que nous ne mourons plus aujourd'hui et que nous ignorons tout de ce qu'est la mort ? Qu’est-ce qui nous fait encore peur ?

Ces questions, je me les pose depuis mes premières années d’archivage de biopuces, et je ne leur ai toujours pas trouvé de réponses. Mais, vous, vous qui m’écoutez maintenant, si vous avez une idée, dites-moi pourquoi nous avons aujourd’hui peur du deuil de nos ancêtres, dites-moi pourquoi nous ne voulons pas entendre Solène.»


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Solène est un roman de François Dominique paru aux éditions Verdier durant la rentrée littéraire 2011.

Prix : 14, 50 euros.





[1] Biopuce : boîte noire où sont conservées la voix, les sensations et les pensées d’un ancêtre issu d’une civilisation de l’ordre combiné simple, sur le continent eurasien. Les biopuces étaient greffées dans le front des hommes à leur naissance.

Datation d’une biopuce l. 2858 al. : de 5000 à 5150 après J.C.

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