lundi 9 mai 2022

suite 22 : Cosi Fan Tutte

 


«Single Sided B/W Model Z Card», 1977, de Cosey Fanni Tutti. (Photo the Artist and Cabinet)



« Ce qu’on appelle l’amour c’est l’exil, avec de

temps en temps une carte postale du pays, voilà mon

sentiment ce soir. » 

Samuel Beckett, Premier amour

 

 

     Il faut ici en revenir, quelques lignes, sur le personnage de Don Alfonso, dans l’opéra de Mozart Cosi Fan Tutte. Vous vous souvenez peut-être que le nom de l’artiste et musicienne anglaise Cosey Fanni Tutti vient de son ami, l’artiste anglais Robin Klassnik. Celui-ci, dans les années 70, lui a donné ce nom dans une lettre qu’il lui avait écrite : Cosey Fanni Tutti, Cosi Fan Tutte. On peut traduire le titre de cet opera buffa de Mozart, produit au Burgtheater de Vienne en 1790, par « Ainsi soient-elle », « Ainsi font-elles toutes » ou « L’école des amants »

 

    Dans l’œuvre de Mozart, Don Alfonso est le bon vivant cynique, mais c’est aussi un homme âgé. Sans lui pourtant, pas de McGuffin, nul prétexte à musique, pas d’opéra de Mozart. Don Alfonso va parier avec Guglielmo et Ferrando, ses deux jeunes amis amoureux transis de leurs fiancées Fiordiligi et Dorabella, que celles-ci peuvent devenir inconstantes et choisir de se marier ailleurs… raisonnablement, on peut se demander ici pourquoi les jeunes Guglielmo et Ferrando ont parié, pourquoi, ici, avoir joué avec le feu, en cherchant à connaître leur avenir ? Dès le départ, on saisit que le vieux Don Alfonso va gagner son pari, l’affaire est courue d’avance, mais le public se laisse entraîner par la tessiture basse de sa voix, c’est elle qui offre le tempo à la comédie de Mozart, ainsi que la basse du rock ou le gembri dans les morceaux gnawa au Maroc. Don Alfonso est la comédie, le démon de la comédie, son daïmon. Il est la basse à l’œuvre dans la musique pop des Beatles, de celle qui va faire se rencontrer dans les boîtes et les concerts, à partir des années 60, jeunes femmes et jeunes hommes à la recherche, non de l’amour, mais du bonheur – car l’amour est chose rare et le bonheur paraît toujours possible à qui le cherche.

 

    Dans Cosi Fan Tutte de Mozart, l’amour perd, puisque Don Alfonso gagne son pari. L’amour est perdant, mais, dans le même temps, le bonheur recouvre les pertes de l’amour, les amants se retrouvent, puisque nous sommes dans un opera buffa, une comédie. L’opéra buffa Cosey Fanni Tutti se joue sur la même basse que celle de la tessiture de la voix de Don Alfonso, le même fondement la structure. Du début à la fin de l’opéra de Mozart, le vieux Don Alfonso est aux commandes, mais il y a un moment pourtant où Cosey Fanni Tutti devient la cheffe d’orchestre : un hiatus dans la composition, une erreur de programme font qu’elle se retrouve seule maîtresse de musique & de chapelle : Femmanimale. Une ouverture vers, comme on va voir… En 1976, lorsque le collectif COUM de Cosey Fanni Tutti & Genesis P-Orridge monte « Prostitution », l’Institut of Contemporary Art, qui les expose, est un bâtiment géorgien situé entre Trafalgar Square et Buckingham Palace, à deux pas de la résidence de la reine. L’Angleterre puritaine ouvre les yeux sur la pornographie, alors même qu’elle est encore interdite par la Chambre des communes britanniques : un vent de transgression soulève les jupes de la perfide Albion. Durant quelques jours, le cœur de l’Angleterre, ses palais et ses administrations deviennent le quartier rouge qu’ils ont toujours été, l’Angleterre avoue alors officiellement être une putain. Quelque chose passe alors, à travers les photographies de charme encadrées de CFT à l’ICA, quelque chose qui contredit, oui, jusqu’aux conceptions du philosophe Georg Simmel développées dans sa Philosophie de l’argent, comme on va voir.

 

     Pour Simmel, l’argent était le moyen d’échange essentiel, par lequel le monde naturel devenait culturel. Aucun autre moyen, selon lui, ne pouvait prétendre, avec autant d’efficace, à ce résultat. Selon le philosophe allemand, l’argent devenait, dès lors, un paradigme, au sens que Giorgio Agamben donne aujourd’hui à ce terme, dans son cycle Homo sacer : un métaconcept. En quoi, selon Simmel, l’argent est-il un paradigme de notre culture ? Il l’est en ce qu’il permet de différer, dans le temps, nos besoins : la pulsion n’est plus assouvie dans l’instant, elle doit, pour parvenir à satisfaction, se plier à un négoce. L’énergie pulsionnelle est donc canalisée par l’économie, ce en quoi, selon lui, notre humanité est passée de l’état de nature à celui de la culture[1]. Ainsi, de l’argent du pari entre Don Alfonso, Guglielmo et Ferrando, dans Cosi Fan Tutte de Mozart : la charge pulsionnelle d’Eros est ainsi retardée (donc frustrée) par la comédie que vont jouer à leurs belles les deux amants. Davantage encore, l’argent, selon Simmel, permet à l’étranger, à l’homo sacer de la philosophie agambienne, d’être reconnu comme un homme ayant des droits, notamment dans le domaine de l’amour charnel. Il affirme ainsi dans Philosophie de l’argent, à propos de la Babylone biblique : « c’étaient les étrangers, souligne-t-on, qui devant le temple de Babylone jetaient de l’argent sur le giron des jeunes filles du pays, lesquelles se prostituaient pour. »[2] Par l’argent, l’homo sacer, ou l’homme nu d’Agamben, devient alors, pour quelques minutes, désirable.

 

    On pourrait, en somme, penser ici que, avec l’exposition « Prostitution », durant la société des loisirs, Londres devint, quelques minutes durant, une nouvelle Babylone, ou même New Babylon. Quel argent a dû alors débourser le public pour venir voir, à l’ICA, les œuvres de Coum ou de Throbbing Gristle ? Les faveurs d’une jeune Babylonienne semblaient n’avoir jamais été données à l’étranger avec aussi peu de contreparties financières ; d’une certaine façon, le pacte d’argent était rompu, puisque, cette fois-ci, l’Etat britannique offrait gracieusement au monde une hétaïre – ou, tout au moins, son portrait. Ici, CFT, la prêtresse de la Nouvelle Babylone, parut se donner gratuitement et librement. Londres, un instant seulement, devint New Babylon, raison pour laquelle le député de la Chambre basse, Sir Tory Nicholas Fairbairn, déclara que CFT et GPO étaient des « destructeurs de la civilisation » : le pacte d’argent avait été rompu, tout au moins, corrompu, le Capital sembla trembler sur ses bases…

 

    L’hétaïre parut au bas du ziggurat un moment, puis elle remonta les marches…   

 

 

 

           

 

 



[1] Philosophie de l’argent, Georg Simmel. Ed. Puf, « Quadrige ». 1987. A ce propos, voir le troisième chapitre « L’argent dans les séries téléologiques », et notamment le début du chapitre, pages 235, 236.

[2] Ibid. p. 264.

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