dimanche 1 mai 2022

DEUX TANNERIES - suite 21 : Impressions d’Afrique

 

Galerie Michel Journiac
Paul-Armand GETTE


Pour le narrateur d’Intermittences, tout fuit, tout se délite, même sa raison et son amour pour Pauline, sa compagne. D’ailleurs, peut-on vraiment parler d’amour entre lui et elle ? À aucun moment du récit, le jeune peintre n’affirme éprouver un sentiment comme l’amour. Pauline est pour lui une jeune femme aimable, attachante, son humeur fantasque lui plaît quelquefois et il accepte ses caprices. A-t-il le choix, d’ailleurs ? Nullement. Ainsi, lorsqu’il refuse Belzébuth, le chat noir impossible que Pauline a recueilli, les parents de cette dernière lui rappellent qu’ils payent l’appartement où ils résident et qu’il n’a donc pas droit au chapitre. Le jeune peintre n’a donc d’autre choix que de suivre sa compagne dans ses dérives, à la recherche de son chat qui s’est enfui d’abord, ensuite dans ses virées avec un groupe de jeunes marginaux qui vivent dans une usine désaffectée. Il ne la suit pas vraiment non plus, puisqu’elle le lui refuse généralement. Le jeune homme est donc le plus souvent seul et isolé dans son appartement d’un quartier populaire de Paris, avec son angoisse de perdre les Assedic, son incapacité à peindre ce qu’il a en tête et La Folle de Soutine qui le hante.

 

    On ne peut pas même vraiment dire qu’il soit un peintre d’ailleurs, puisqu’il ne peint pas ou très peu, qu’il n’y arrive pas, et qu’il n’a pas même de réseau artistique, ni camarades sortis, comme lui, d’une école d’art, ni de galeriste qu’il croiserait, ni même de connaissance aimant l’art pour en parler, quand il en ressent le besoin. Le jeune homme est donc absolument seul avec lui-même et ses rêves de peinture. Et toute la veine romanesque de Celia Levi est dans la description de cette déchéance, en pente douce, d’une jeunesse française entamant sa résilience, après la perte des illusions. Aucun personnage de Celia Levi ne réussit ni ne peut réussir : notre époque ne veut pas leur en donner les moyens. D’ailleurs, le narrateur oublie bien vite son ambition artistique après les premières lettres de refus des Assedic. Ainsi, le 22 octobre, il termine la journée dans son journal par : « Plus que deux cachets à trouver, je m’approche du but. », à savoir devenir un intermittent. Le 20 décembre, sa journée se termine par ces mots : « Je me concentre maintenant sur l’événement positif qui ne saurait plus tarder, mon cadeau de Noël : l’intermittence ! » Le 2 janvier : « Assis à mon bureau, je regarde la folle. Son expression impassible et tourmentée me renvoie à mon incapacité à peindre en ce moment. Cette phase d’inertie me pèse. J’attends avec impatience une réponse des Assedic. » Tout son moi se retrouve aspiré dans cet unique souhait, qui n’aurait dû être qu’un biais ou un palliatif pour ce qu’il souhait peindre : devenir un intermittent prend ainsi le pas sur ses motivations profondes ; dès lors, quand il comprendra que les Assedic cherchent à le radier, il commencera à avoir des cauchemars, ses gencives deviendront vertes, ses dents de déchausseront, il se blessera profondément, deviendra malade, et le tableau La folle de Soutine prendra le pas sur son esprit.

 

    Selon moi, Intermittences est le plus beau livre de Celia Levi, puisqu’il suggère, en demi-teinte, une inversion des motivations qui ont été celles de la bohème durant la révolution culturelle. Non que le narrateur ne se sente bohème ou qu’il souhaite vivre hors des sentiers battus, bien au contraire. À aucun moment, l’idée d’un pas de côté ne lui vient. La dérive procède, comme je l’ai dit à la suite précédente, indirectement de Pauline qui, elle-même, commencera à dériver dans Paris, afin de retrouver son chat noir. Ici donc, le MacGuffin, le prétexte du roman, est la recherche de Belzébuth. Or, à travers les yeux d’un peintre, qui n’a rien d’un anartiste, puisqu’il en est à Soutine et à des réflexions sur la peinture abstraite et figurative, une dérive, plus proche du Paysan de Paris d’Aragon, donc du surréalisme, en un sens, que du situationnisme. En sillonnant Paris, Pauline, comme Aurélia pour Nerval, fera qu’il rencontre en chemin de jeunes clochards qui vivent dans la rue et qui invitent le couple à venir passer une soirée dans leur usine désaffectée. On pense alors aux Impressions d’Afrique du poète Raymond Roussel. Le 2 janvier, le narrateur décrit ainsi, dans son journal, ses hôtes de fortune, lors du réveillon du jour de l’an, qu’ils ont organisé : « Le plus grand qui devait mesurer au moins deux mètres était sourd, ce qui ne l’empêchait pas d’être très volubile car il bougeait les mains frénétiquement, sa chevelure qu’il portait longue et qui semblait crasseuse était aussi rousse que le feu. On aurait dit un géant de conte de fées. Il y avait aussi Moïse, un Africain borgne, noir comme les ténèbres, et bien qu’il ne fût pas sourd comme son camarade, il resta muet toute la soirée. Il scrutait le feu de son œil valide. Sa prunelle noire que je ne croisai qu’une fois me pénétra comme un poignard tant son regard était perçant. Un blond aux cheveux bouclés qui ressemblait à un page des tableaux du Pérugin n’arrêtait pas d’aller et venir aidé d’une paire de béquilles, il lui manquait un pied. Sa petite amie, une créature minuscule à la tête rasée et à la peau diaphane, l’aidait à servir les plats et nous tendait des assiettes faites de mosaïques de débris de verre poli, de bout de plastique et de cailloux. Ce n’était pas sans me rappeler les œuvres des premières années aux Beaux-Arts. »[1]

 

    Nous sommes bien, ici, dans l’Afrique de Raymond Roussel, puisque des hommes, sortis d’une cour des miracles, que n’aurait pas désapprouvée Victor Hugo, semblent convier le lecteur à leurs réveillons, comme, sur la place des Tophées, les citoyens de l’ « Afrique » de Raymond Roussel, se succèdent sur scène pour commémorer le sacre de Talou VII, l’empereur du Ponukélé. Dans Intermittences, le jeune peintre comprend peu à peu, lors de ce réveillon, qu’il est convié à un rituel : « J’étais très étonné par le sérieux avec lequel ils considéraient cette fête, écrit-il. Tout semblait orchestré et pensé longuement à la manière d’un rituel… Toute cette cérémonie se déroula dans un silence religieux. » Lorsque les bouteilles tournent durant la soirée, les convives n’ont droit qu’à trois gorgées de chaque vin et pas une de plus. Enfin, la machine célibataire se met en place, et elle est inframince, comme, après Roussel, pour Marcel Duchamp :

    « Quand il ne resta plus une bouteille de vin, le borgne, qui je le compris était le chef, se leva et disparut. La créature sans cheveux débarrassa les assiettes en un instant. Le page aidé du géant déplaça les caisses et le fauteuil qu’il aligna contre un mur à moitié écroulé. Le page et la créature se prirent les mains et entamèrent en guise d’échauffement une ronde effrénée. Je me demandais comment, bien que privé d’un pied et ne se déplaçant qu’avec des béquilles, le page réussissait ce tour de force. Je compris que c’était la créature qui le soutenait, mon regard tomba sur ses avant-bras qui semblaient d’une puissance prodigieuse. Le géant tournait autour d’eux en poussant tantôt des grognements sourds tantôt des cris stridents. Voir cet Antée à côté de cette pygmée n’excitait nullement le rire mais conférait un sentiment d’irréalité, presque de beauté à la scène. »… à vous, lecteur, de lire la suite du rituel.

 

    Nous avons là une performance artistique qui aurait dû être présentée à la Tannerie, le centre d’art de Pantin, dans lequel Jeanne est accompagnante. L’écriture de Celia Levi sert, en somme, une utopie qui aurait dû avoir lieu, mais qui n’a pas eu lieu, et qui apparaît, en impromptu, dans les songes éveillés d’un jeune homme reclus par la vie.

 



[1] Intermittences, pp. 57-58. 


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