jeudi 28 avril 2022

DEUX TANNERIES - suite 20 : Intermittences

 


La Folle,
Soutine


Dans son deuxième roman Intermittences, paru il y a douze ans maintenant, Celia Levi raconte la vie précaire d’un jeune peintre obligé de courir les cachets afin d’obtenir le statut d’intermittent du spectacle. La plupart des personnages de Celia Levi ont de grandes aspirations pour l’art (ainsi de la jeune Renée, le personnage des Insoumises, le premier roman de Celia Levi, qui rêve de réaliser en Italie des films de cinéma, ou de Xiao Fei, dans Dix Yuans un kilo de concombre, qui, à Shanghai, voudrait être reconnu pour ses calligraphies chinoises), mais ils en demeurent aux velléités ; le peintre et narrateur d’Intermittences n’échappe pas à cette règle. Dans La Tannerie, Jeanne, quant à elle, se retrouvait indirectement dans le monde de l’art, du fait de son job d’accompagnante, mais comme on l’a vu précédemment, elle n’a jamais désiré réaliser quelque œuvre que ce soit, Jeanne souhaite seulement intégrer le milieu parisien dans lequel elle baigne.

    À travers le journal qu’il écrit, le narrateur d’Intermittences cherche, quant à lui, à porter un regard de peintre sur le monde qui l’entoure. C’est le peintre Soutine qu’il convoque alors, et notamment La Folle, un tableau de Soutine qui le fascine : « J’aimerais mettre en place une représentation onirique du réel, où le réel serait omniprésent tout en s’effaçant derrière la forme. » [1], écrit-il au début, et, progressivement, dans son journal intime, La Folle, mais aussi toute la peinture de Soutine, semblent aspirer son quotidien. Chez Celia Levi, le travail créatif devient, pour ses personnages, une forme qu’ils subissent progressivement, d’avantage qu’un moteur à réalisation ; la forme littéraire et stylistique prend alors le pas sur les torpeurs du réel. Le narrateur d’Intermittences est bien figurant dans des films pour obtenir le statut d’intermittent, il cherche à gagner sa vie afin de trouver le temps de peindre – soit retrouver le playing dans les formes qu’il souhaite représenter dans des tableaux, mais le réel, le game, à savoir le système, le rattrape : le jeune peintre est ainsi figurant davantage qu’il ne figure, puisque, en devenant acteur dans des films, il n’est plus acteur de sa vie, mais un pantin désarticulé. Alors, la course aux cachets devient un chemin de croix, le drame se met en place. D’abord, parce que les Assedics refuseront de reconnaître ses contrats de figurant dans des films comme étant de l’intermittence, ensuite parce qu’il se trouvera lui-même à devoir subir les caprices de sa compagne Pauline, qui ne cherche, elle, qu’à s’amuser. De même, sa mère, perdue dans ses envies de jeu tv de concours culinaire, sera, elle aussi, absente pour lui. Dès lors, il n’y a pas plus de playing, pour un peintre tel que lui, qu’il n’y en a pour les intermittents du spectacle, puisque la structure, ayant pour charge l’assurance chômage, cherche, officieusement, à démettre de leurs droits les comédiens qui la mandent – et peut-on dire qu’il y ait du playing dans le métier de figurant au cinéma ? La seule motivation, ici, ne peut être que la course aux cachets.

    Mais, surtout, la seule personnage d’Intermittences, qui se trouve être dans le playing et une conception anartiste de l’art, est la compagne du narrateur, la fantasque Pauline, elle qui décide par exemple, au début du récit, de repeindre, de façon spontanée, le deux-pièces où ils résident à Paris : « Depuis que nous sommes rentrés, Pauline a décidé de repeindre l’appartement qu’elle a décrété sinistre, écrit alors le jeune peintre dans son journal. Elle s’est d’abord attaquée aux meubles, maintenant ce sont les murs qui vont y passer. Elle a choisi des couleurs très vives qui jurent entre elles, du rouge carmin, du vert céladon, du bleu nuit, du jaune tournesol. Le parquet qu’elle n’a pas songé à protéger est maculé de petites taches de toutes les couleurs. Je l’ai regardée s’agiter, elle était gracieuse et maladroite avec son pinceau dégoulinant, elle se glissait, d’un pot à un autre, le chat la suivait partout et reniflait les pots de peinture, ils se ressemblaient. Le corps surtout, souple, petit et élastique, la démarche gauche et ondulante. J’ai fini par les confondre. »[2]    

    En quelques heures, le narrateur reçoit en l’occurrence, de sa compagne, une leçon esthétique sans doute plus intense, de par sa radicalité, que les cinq années éprouvées naguère dans une école d’art, mais le plus remarquable c’est qu’il n’en est pas conscient. L’impression, qui en résulte pour lui, est proprement fantastique, puisque Belzébuth, l’horrible chat que Pauline a trouvé dans la rue, se confond avec elle, à travers leurs mouvements l’un pour l’autre, l’un suivant l’autre, dans ses fantaisies de décoratrice d’intérieur.

    Aux antipodes d’Intermittences et des problèmes d’argent d’un jeune peintre parisien inconnu, on trouve Genesis P-Orridge découvrant le chômage, à Londres au milieu des années 70, à une époque où le travail salarié n’était pas encore un problème économique. Dans ses mémoires intitulés Nonbinary, GPO racontait à ce propos sur ses débuts : « L’aubaine pour tout le monde en Grande-Bretagne était l’indemnité chômage, à laquelle je n’avais jamais pensé ni rien su quand j’ai quitté l’université. Mais un ami de Cosey m’a parlé d’obtenir l’allocation. Et les Hells Angels l’ont fait aussi ; ils parlaient d’ « aller à la banque le lundi » 

    « - Quelle banque ? demande alors le poète Genesis P-Orridge.

    - Oh, c’est le chômage. Nous descendons chercher notre argent de la semaine, le lundi.

    - Je peux l’obtenir aussi ?

    - Ouais, bien sûr. »

    « C’était seulement environ trois livres par semaine, mais c’était suffisant. Quand tu lis l’histoire de tous ces groupes – les groupes de Manchester, mais aussi beaucoup de groupes en Grande-Bretagne – nombre d’entre eux n’existent que parce qu’ils ont reçu l’allocation. Il en va de même pour beaucoup d’artistes. Que Dieu bénisse le chômage ! Mais bien sûr ils l’ont tellement resserré maintenant que ce n’est plus une véritable option. C’est une véritable tragédie, car c’est forcément paralysant pour la créativité. »[3]

 

     Le jeune peintre du récit Intermittences de Celia Levi vit à l’heure de cette tragédie que GPO évoquait dans ses mémoires avant de mourir. De même, à San Francisco, sans le chômage, il n’y aurait pas eu, dans les années 60, Emmett Grogan, pas de rock californien ni de Summer of love. Toute la révolution culturelle en Europe et aux Etats-Unis a, en partie, été déterminée par les allocations chômage, à une époque où les élites politiques avaient compris qu’une société des loisirs était possible et qu’elles expérimentaient, sur une grande échelle, le rôle de la cigale plutôt que celui de la fourmi. GPO vient de cette époque-cigale-là, Celia Levi relate la suite, soit la fin du vingtième siècle. Nous sommes encore à la fin du vingtième siècle, et peut-être qu’il n’y aura jamais de vingt-et-unième siècle.

 

 



[1] Intermittences, Celia Levi. Editions Tristram, 2010, 2021. P. 29.

[2] Ibid. P. 24.

[3] Genesis P-Orridge, Nonbinary. A memoir. Genesis P-Orridge. Avec Tim Mohr. Abram Press, New York. Pp. 177-178.


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