Règle du Ringolevio n°5 est la suite de mon texte sur la vie de l'artiste américain Emmett Grogan.
On peut trouver, sur ce Blog, les règles du Ringolevio 1, 2, 3 et 4. La règle du Ringolevio n° 4 a été publiée en mars.
On peut aussi trouver Ringolevio, l'autobiographie "authentique" d'Emmett Grogan ici.
*
De retour en Italie après le meurtre de l’homme de paille l’ayant dénoncé à la police, Kenny Wisdom réussit le concours d’une école de cinéma importante à Rome, et il réalise un court-métrage qui gagne un prix lors d’un festival, Un dimanche après-midi de Billy Brown, dans lequel il joue le rôle d’un jeune psychopathe mêlant sa vie à des actions violentes, commises, dans des films célèbres, par des personnages désaxés. Or, se découvrir ainsi à l’écran jouer le rôle d’un fou furieux le perturbe : « À un moment donné, raconte Grogan, totalement obnubilé par l’une de ses compositions, il [à savoir, ici, Billy Brown, le personnage que Grogan joue dans son film]… il croise un promeneur solitaire sur la rive du lac du parc. Intimement convaincu que la scène fait partie intégrante de l’histoire qu’il est en train de se raconter, il agresse sauvagement l’homme, le laisse sur le carreau et fait rouler le corps dans le lac. Puis il reste planté là, à contempler le cadavre qui surnage encore, à le narguer en mimant caricaturalement des poses de Marlon Brando, James Dean, Richard Widmark ou Montgomery Clift. »
Le court-métrage se termine enfin sur une course-poursuite en voitures entre Billy Brown et la police.
Se découvrir ainsi nu, mis à l’écran,
traumatise profondément Emmett Grogan, tandis que le film est projeté durant le
festival de cinéma. Il comprend peut-être alors – sait-on jamais ? – que la vie n’est pas
qu’un rôle que l’on joue. Le lendemain, le directeur du centre de cinéma, ayant
appris que Kenny Wisdom, ou Emmett Grogan, ou… (?)…, a un casier judiciaire,
l’enjoint à quitter fissa son école, et son prix, tout juste obtenu, lui est
retiré. Billy Brown, ou Eugen, ou Emmett Grogan, ou Kenny Wisdom ou Johnny Mullane ou même
« algue libre », mais toujours en état de choc, décide alors de
partir, sur un coup de tête, en Irlande à Dublin, la terre de ses ancêtres,
pour essayer de se retaper, se mettre au vert et retrouver ses sources. Là, ses
péripéties se poursuivent, puisqu’il rencontre des membres de l’IRA, avec lesquels il sympathise, et
il participe même carrément à des attentats terroristes…
*
ENTRACTE : BILLY BROWN
Huit ans plus tard, en 1972, Billy Brown est invité sur CBS pour participer au jeu télévisé To Tell The Truth présenté par Garry Moore. Billy Brown a accepté de venir à ce jeu télévisé pour promouvoir Ringolevio, son autobiographie. To Tell The Truth est une émission à succès où il faut découvrir un personnage singulier parmi trois individus qui revendiquent son identité. Un jury de quatre membres est chargé de poser des questions aux trois protagonistes, afin de déterminer lequel est le vrai[1].
Le présentateur Garry Moore (ton emphatique) – Rencontrons maintenant un homme de l'apogée du Flower Power, écoutons la chronique sur la contre-culture de Billy Brown. Il dit : « Je suis Billy Brown. J'ai passé une grande partie de ma vie à nager contre le courant culturel dominant en Amérique. Je vis dans le quartier Haight-Ashbury de San Francisco. À l’apogée du mouvement hippie, j’ai été responsable de la mise en place du mouvement des Diggers. Les Diggers étaient un groupe épris de liberté dont les magasins et le théâtre gratuits sont devenus légendaires. J'ai écrit un livre racontant ma vie, l'époque et le contexte du mouvement hippie avec ses héros et ses anti-héros, qui s’intitule Ringolevio. Le livre a été nommé ainsi à cause d’un jeu de rue célèbre à New York, qui permet aux enfants de cette ville de tester leur capacité à lutter pour durer et gagner. Signé Billy Brown. »
Trois Billy Brown entrent alors sur le
plateau du jeu sous un gimmick. Leur silhouette est d’abord dans l’ombre,
puis gros-plan caméra sur leur visage en pleine lumière. Chacun d’eux affirme
naturellement être Billy
Brown. L’animateur les convie ensuite à s’installer
à des pupitres devant les quatre membres du jury, et To Tell The Truth peut commencer…
*
Le court-métrage Un
après-midi de Billy Brown, qu’Emmett Grogan déclare avoir jeté à Rome dans le Tibre avant son
départ pour Dublin, fonctionne ici comme une mise en abyme, non seulement de Ringolevio, le
livre, mais de la vie même de Grogan. Si B. Traven et Georges Devereux ont pu jouer,
eux aussi, avec leur identité, mais considéraient leur œuvre littéraire comme
essentielle, là, au contraire, la vie prend le pas sur l’œuvre. Un jeu-télé
comme To Tell The
Truth a, probablement, ici autant de valeur qu’Un après-midi de Billy Brown, le
premier film réalisé d'Emmett, et peut, tout autant, être jeté dans l’eau du Tibre,
lorsque le besoin de changer d’air se fait sentir. Que montrent Un après-midi de Billy Brown avec le show To Tell The Truth ? Un être
aliéné et, dans le même temps, maîtrisant la société du spectacle et
l’industrie du cinéma -- aliéné et, simultanément, en pleine possession
de ses moyens et des codes du spectacle.
L’un et l’autre, algue libre.
A-t-on besoin alors de savoir si le film de Grogan Un après-midi de Billy Brown a bel et bien existé ?
Bien sûr que non :
- Billy Brown est l’ombre d’Emmett Grogan, de celle qu’il a besoin d’exorciser pour devenir autre, encore et toujours : adorcisme et exorcisme.
- Billy Brown fait
penser aux hybrides monstrueux d’Ambroise Paré.
- Il fait penser au Change now hippie, au « Je est un autre » de Rimbaud, aux hétéronymes de Pessoa, au Christ du dadaïste berlinois Johannes Baader, à Lord Patchogue, le reflet dans le miroir de Jacques Rigaut, au Pandrogyne Genesis Breyer P. Orridge comme au Serpent à plumes de D.H. Lawrence.
- Billy Brown fait aussi penser, a contrario,
au personnage et narrateur de Cinéma, le récit de l’écrivain Tanguy
Viel.
Dans Cinéma, un homme, dont on ignore à peu près tout, est obsédé
par Le limier, un film de Mankiewicz sorti en salle en 1972, au moment où
Ringolevio est publié. Le narrateur de Cinéma de Tanguy
Viel, tout autant que Billy Brown, est
aliéné par l’industrie du cinéma ; la seule différence, c’est que le personnage
de Cinéma ne rejoue pour lui qu’un seul film, Le Limier
de Mankiewicz ; Billy Brown rejoue,
quant à lui, tous les films américains ayant présenté à l’écran des
désaxés, marginaux, ratés, forcenés, frontaliers, fous, schizos, détraqués de
l’histoire du cinéma US.
- On peut ainsi lire Ringolevio comme le négatif du film Cinéma
de Tanguy Viel.
- On peut aussi lire la vie de Grogan comme une filmographie inédite
jetée dans l’eau du Tibre ou du Nil, tels Romulus et Rémus ou Moïse, et
échappant ainsi, à chaque fois, au fleuve comme au rituel judiciaire de
l’ordalie : ici le fleuve jugera si l’enfant, qui lui a été jeté en
offrande, est digne ou non de survivre.
Qu’est-ce qu’une filmographie ? C’est l’inventaire des films
réalisés par un acteur. Or Billy Brown, comme nom
multiple[2],
présente, quant à lui, un seuil, le passage de la carrière cinématographique de
l’acteur américain d’avant-guerre, qui cherchait à être reconnu d’un film à
l’autre – comme le cigare pour Groucho
Marx ou le clou de cercueil d’Humphrey Bogart collé au visage de l’acteur –, à
l’impermanence des rôles de la star après les années 60, passant – algue
libre – d’un personnage à l’autre, d’une interprétation à la suivante, sans
lien logique, et mimant, singeant, doublant et redoublant ainsi la vie ondulatoire,
ballottée, atomisée et recomposée de ses contemporains.
Il y a ainsi eu, à partir des années 60, un passage du cinéma de papa au
film mainstream propre à la société de consommation, et un cinéma underground,
contre-culturel, que Billy Brown ne cherche même pas à connaître ni à apprécier,
puisqu’il court, puisque la vie, les accidents de la vie le font courir, comme
un Buster Keaton éprouvant sa résilience sur des routes qui le mènent de
Hollywood à New York puis à San Francisco, un Buster Brown dans le rôle de
l’anarchiste courant après les révolutions, un Billy Keaton dont le visage
changerait d’un plan-séquence à l’autre : il s’était vu à Rome devenir
Billy Brown, mais a couru à temps contre cette annihilation de son moi, s’est
fait virer de l’école de cinéma où il était étudiant, a jeté, après ça, son
film dans le fleuve du Tibre, puis il est parti à Dublin, rencontrer ses
ancêtres irlandais pour retrouver ses origines, a été intégré après ça dans un
groupe de terroristes de l’Ira et a fait sauter des ponts : l’art de la
feinte est « une seconde nature pour [Billy Brown], et, en conséquence, il
décida d’adopter une nouvelle identité avant d’aller battre les sentiers de la
contre-culture. », écrira-t-il plus loin[3].
Où trouve alors à crécher Emmett Grogan, après avoir atterri à Dublin en
Irlande ? A la pension The Brozen Head, l’une des plus vieilles
auberges de la ville, celle-là même où a dormi, avant d’être arrêté par les
Anglais, l’insurgé irlandais Robert Emmet, en août 1803. Un mois plus
tard Robert Emmet fut exécuté par le gouvernement britannique : « Le
discours qu’il prononça lors de son arrestation contribua à forger une aura
romantique, écrit à ce propos Agnès Maillot qui est historienne du mouvement de
l’IRA. " Lorsque mon pays prendra sa place parmi les nations de la terre,
alors, et seulement alors, mon épitaphe pourra-t-il être inscrit.", déclara-t-il. À ce jour, le site de la tombe
d’Emmet reste encore inconnu. »[4]
Le dernier attentat qu’"Emmett"
(avec deux t) Grogan prétend avoir commis, est celui de la « Tour
Nelson » sur O’Connell Street, afin de faire sauter la statue du
britannique Lord Nelson. Or, de Tour Nelson, il n’y en a jamais eu à Dublin, en
revanche une colonne Nelson, oui. Une colonne sur laquelle trônait un amiral
Nelson, héros à Trafalgar contre Napoléon. L’IRA a bien fait exploser cette
statue sur sa colonne en 1966, alors qu’Emmett Grogan était à San Francisco,
sur Haight Ashburry, en plein dans des actions de rue avec son groupe, les
Diggers. Mais Billy Brown, alias Emmett Grogan, n’en est pas à une feinte ni
même à une supercherie près.
[1] On peut
voir l’émission To Tell The Truth à laquelle Emmett Grogan a participé à
l’adresse url suivante : https://www.youtube.com/watch?v=uPE7cnUey4E&feature=player_embedded
[2]
« Un nom multiple est " un nom que quiconque peut
utiliser " : ceux qui l'ont inventé, qu'ils soient connus ou
inconnus, des individus ou des groupes, ne prétendent ni au monopole de son
usage ni à un type quelconque de droits de propriété intellectuelle. Or de tels
noms peuvent être plus que la simple expression du désir des usagers de
préserver leur anonymat : le nom, en tant qu'expression d'anonymat, a beau
n'être qu'une lacune, un signe sans signification en lui-même, il peut encore
devenir un puissant signifiant s'il est relié avec une praxis reconnaissable et
identifiable. Il désigne alors non seulement cette praxis (artistique,
politique, religieuse), mais lie celle-ci simultanément à la figure d'une
personne imaginaire. Lorsque la praxis devient reconnaissable et se remplit de
vie, la personne prend également vie. La figure prend des contours, elle atteint
une histoire, un mythe. Dans la mesure où les gens rentrent dans cette histoire
et prennent part aux pratiques reliées aux noms multiples, elles deviennent
réellement parties intégrantes de la personne imaginaire et collective :
la praxis individuelle est imprégnée de pouvoir par le biais du mythe collectif
et simultanément reproduit celui-ci. Et inversement, si la praxis perd ses
contours et son pouvoir de signification, la personne collective dans laquelle
cette praxis est incarnée meurt également. » Autonome A.f.r.i.k.a. Gruppe,
collectif d’activistes et d’artistes internationaux. Article « Tous ou
personne ? Noms multiples, personnes imaginaires et mythes collectifs »
Décembre 2002. Site Transversal Text, url https://transversal.at/transversal/1202/aag2/fr
[22 juin 2019]
[3] Ringolevio,
p. 329.
[4] L’IRA
et le conflit nord irlandais, Agnès Maillot. Presses universitaires de
Caen, « Quaestiones ». 2018.
[1] Ibid. P. 249.
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