mercredi 1 juillet 2020

SLEEPING WHERE I FALL

Peter Coyote



Sleeping where I fall

Une chronique

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  Sleeping where I fall, publié aux Etats-Unis en 1998 aux éditions Counterpoint, est la chronique des activités politiques et artistiques du comédien et acteur de cinéma Peter Coyote, alors qu’il vivait à San Francisco au milieu des années 60. Peter Coyote, encore inconnu du grand public, choisit à l’époque de jouer pour la Mime Troupe, une troupe de théâtre de la côte ouest qui devient célèbre dans tous les Etats-Unis. Le comédien comprend alors les limites du théâtre en tant qu’art et il a l’intuition de ce qu’une telle esthétique se devra de dépasser pour devenir concrètement révolutionnaire. Nous sommes à quelques mois du Summer of love qui secouera la baie de San Francisco et fera connaître le mouvement hippie dans le monde entier. Avec ses compagnons de la Mime Troupe Emmett Grogan et Peter Berg, il crée à ce moment-là le groupe de théâtre lesDiggers, afin de transformer le spectateur en « acteur de vie » (a life actor). 

    L’extrait, que j’ai traduit ici, se trouve au début du livre de Peter Coyote : l’acteur tente là de définir ce qu’est le théâtre et ses limites, ainsi que ce qu’il est possible de faire pour parvenir à une révolution culturelle par le biais du théâtre. L’acteur donne, dans le même temps, des clés de compréhension du groupe des Diggers, groupe encore largement méconnu aujourd’hui et qui a été un mouvement essentiel de la révolution culturelle américaine des années 60. Peter Coyote offre enfin des outils d’analyse pour une meilleure compréhension de l’enjeu révolutionnaire de l’art et du théâtre et une méthode pour y parvenir. Il relance donc le débat esthétique sur le théâtre, notamment en France, après ce qu’il est devenu à gauche à partir de l’ouvrage sur l’art du philosophe Jacques Rancière, Le spectateur émancipé[1]. L’art des Diggers montre, de nos jours, que le spectateur défini par le philosophe Jacques Rancière n’est pas encore assez émancipé et qu’il lui faudra encore un effort pour le devenir…

    La description par Peter Coyote des limites du théâtre et de ce qu’il faut faire pour les dépasser se trouve au chapitre 6 de Sleeping where I fall, que l’on peut traduire par « Grandir avec une peau neuve ». Dans ce chapitre, Peter Coyote évoque la tournée triomphale de la Mime Troupe à New York pour la Coopérative de films du poète et cinéaste Jonas Mekas, l’un des réalisateurs de films d’avant-garde les plus importants aux Etats-Unis.

    On pourrait alors penser que tous les espoirs de Peter Coyote sont satisfaits, mais il n’en est rien…

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    Je suis alors revenu à San Francisco avec des sentiments mêlés.Ma vie sur les routes avec la Mime Troupe avait certes été joyeuse, mais épuisante. Il n’y avait plus moyen pour la compagnie d’être plus explicite qu’elle ne l’était alors dans ses critiques sur la société, et pourtant elle faisait ces critiques en étant cooptée par la société-même qu’elle voulait changer. Le nœud du problème semblait aussi lié à l’idée du théâtre, tel qu’il était envisagé. 

    Mon engagement dans la poursuite du changement social nécessitait que je casse le quatrième mur de la scène et vive en accord avec mes principes, et pas juste durant les représentations. Quelque chose d’incroyable était dans l’air. La révolution et le changement constituaient la base de nos activités quotidiennes. Même les membres sybarites de la contreculture, ceux qui n’étaient pas engagés dans le changement social, confrontaient leur propre style et leur attitude par la distance qu’ils mettaient avec les normes et standards de l’establishment.

    Les gens commençaient à être fatigués d’être relégués à regarder et à lire les mêmes choses sur leur brillante élite qui s’amusait et faisait de l’argent. Être « citoyen », c’est un peu comme faire partie d’une audience pour un film et regarder les stars avoir des relations sexuelles les unes avec les autres, pendant que tu t’imagines être à leur place. Pour prix de ton admission à l’orgie, tu peux être tellement bourré de drogues médiatiques que tu en oublies tes journées à te taper du caoutchouc dans une usine Goodyear ou sur la voie de sécurité d’une route à planter des panneaux de déviation pour les voitures.

    Un tel arrangement social apparaissait bien maigre pour contenter tout le monde, et les tribunes politiques des années 60 offraient alors un nombre important d’alternatives variées pour rectifier le tir.  

  Le communalisme anarchiste rivalisait alors avec le communisme révolutionnaire, l’un et l’autre réclamant l’attention du public, l’un et l’autre présentant sa perspective comme étant la seule à même de comprendre et de changer la situation. Mais le point commun à toutes ces options philosophiques était l’hypothèse sous-jacente qu’un changement radical était nécessaire.

    Dans la perspective des Diggers (qui devint rapidement la mienne), le théâtre avait été coopté comme une vulgaire marchandise, ainsi que tous les autres arts devenus, comme lui, des experts dans le divertissement du public ou la décoration d’intérieurs. Puisque le public payait l’entrée, il savait de façon intuitive que ce qui lui était présenté sur la scène faisait partie d’un business qui ne menaçait en rien les valeurs établies.  Si vous n’aimiez pas le message véhiculé par la pièce, vous étiez libre de sortir du théâtre aussi facilement que si vous quittiez un magasin où vous n’aimez pas les marchandises. J’en étais venu à sentir que, si un événement théâtral pouvait être intellectuellement provoquant et subversif, rien en lui ne saurait défier les formes inhérentes et les relations ayant lieu entre le commerce, le commerçant et le consommateur, si celles-ci lui étaient encore intimement mêlées.  

    De l’intérieur, chaque culture apparaît aussi lisse et parfaite qu’un rêve. Pour les guerriers Jivaros, par exemple, la chasse aux têtes humaines est un devoir social et religieux important, et non pas un phénomène barbare, comme pour nous. Si vous ne remettez pas en question les prémisses du profit et de la propriété privée et que vous poursuiviez leurs fins en toute bonne foi, alors le centre commercial, que nous appelons l’Amérique, se tiendra devant vous comme une culture solide et unifiée intégrant la somme de vos actions votre existence durant, et, comme un poisson rouge dans son bocal, aucun d’entre nous ne pourra imaginer vivre en-dehors de l’aquarium.   

    Les Diggers croyaient que l’antidote à un tel conditionnement se trouvait dans l’authenticité personnelle : honorer ses propres directives intérieures et ses rêves en vivant en accord avec eux, quelles qu’en soient les conséquences. Le théâtre était évidemment un moyen approprié pour expérimenter de telles idées, mais sa discipline nous apparaissait de plus en plus circonscrite par les valeurs de la culture dominante. Si le théâtre avait été coopté et transformé en un produit supplémentaire du supermarché culturel, est-ce que tous les efforts à l’intérieur de ce supermarché n’étaient pas vains ? Toutes vos compétences et vos talents n’étaient qu’un packaging supplémentaire et vous vous retrouvez maintenant, sur ses rayonnages, juste comme un autre produit, mais cette fois-ci avec l’étiquette « radical » collé dans votre dos. Si nous voulions créer une culture établie sur des prémisses différentes, une contre-culture, il nous fallait sortir de l’aquarium.

    L’option de se tenir hors de la culture dominante et de créer une alternative semblait réalisable à l’époque. Des visions aux possibilités illimitées inspirèrent les Diggers autant qu’elles inspirèrent les premiers chercheurs de la fission nucléaire, qui imaginèrent un monde sans compteurs électriques. Et, comme ces visions déchaînaient les forces de l’imagination créative, elles devinrent réelles.

    Cette ligne d’investigation se développa, chez les Diggers, avec le concept d’ «acteur de vie» (life actor). L’action englobe la façon dont les humains se comportent et communiquent les uns avec les autres. On sait que je suis fâché quand j’«agis» avec colère : ma voix est plus aigüe, mes mouvements deviennent violents, mes yeux expriment une intention hostile. La capacité de marquer ces changements dans mon corps et mon comportement offre d’évidents avantages pour la survie, et les humains ont grandement développé leur habileté à décoder de tels signes. Nous sommes tous des experts. Quelle que soit mon attitude, si je fais semblant d’être fâché, vous percevrez cette prétention ; celle-ci vous apparaîtra différente d’une colère réelle[2].      

    Les acteurs utilisent cette connaissance pour exprimer la vie de l’esprit. Lorsque nous manquons de conviction à un moment précis d’une scène de théâtre, nous employons notre imagination pour manipuler notre système nerveux de façon à ne pas jouer mais à exprimer des émotions réelles. Bien que simulés par des événements imaginaires, ces sentiments sont néanmoins réels. L’art de la comédie requiert une conscience de ces procédures et la capacité de choisir ou de substituer une prémisse imaginaire par une autre.  

    Les Diggers attiraient vers eux des comédiens (professionnels ou non) qui voulaient employer ces capacités dans leur vie quotidienne pour construire à l’extérieur du théâtre des événements qui étaient libres financièrement et structurellement, de façon à pouvoir exister hors du domaine des attentes et des défenses conventionnelles. Le point suivant dans l’art des Diggers requérait la création consciente d’un caractère, une personne pour la vie quotidienne, qui pût incarner nos plus grandes aspirations sociales et spirituelles ; nous voulions imaginer notre Self le plus authentique et le plus admirable et nous voulions le ou la jouer tous les jours[3]. De cette façon, chacun de nous pouvait devenir son ou sa propre héro/ïne aussi bien qu’un instrument du changement social.

Peter COYOTE 


    Pour moi, ce processus de développer une nouvelle identité a commencé à partir d’une expérience faite à l’université. À Grinnel (Iowa), mes amis Terry Bisson, George Wallace, Bennett Bean et moi-même, nous avions commandé du peyotl, un cactus hallucinogène, envoyé par la poste du Texas. Lorsque le peyotl est arrivé – épais, visqueux et vert-foncé – nous n’avions aucune idée de la façon de l’employer, nous avons donc fait des recherches sur le sujet à la bibliothèque et nous avons trouvé la mention d’un lieu de culte proche consacré au peyotl, dans la communauté locale des Indiens Poweshieck. Nous avons roulé jusqu’à la réserve de Tama dans l’Iowa et, là, nous avons échangé la moitié de notre came pour savoir comment ingérer le cactus.  

    Le goût du peyotl fait un peu penser aux relents des eaux des marécages. Réussir à mâcher et à avaler sept ou huit germes chacun était déjà un exploit en soi. Il ne s’est rien passé pendant très longtemps. Déçu, Terry Bisson s’est levé pour partir, puis il s’est tourné vers le groupe et il a déclaré : « Hé, mes mains ont le vertige ! » Chacun de nous a compris exactement ce qu’il voulait dire, et, comme par magie, nous avons tous immédiatement été transportés dans un royaume où tout est possible. Nous sommes revenus à la réalité par une nuit froide aux étoiles éblouissantes, abasourdis et choqués par la beauté du monde. Je me suis alors senti comme transformé en un petit chien et j’ai passé la majeure partie de la nuit à trottiner sans le moindre effort dans les campagnes de l’Iowa, en suivant les parfums et les couleurs, émerveillé du développement nouveau de mes capacités physiques. Enfin, à un moment donné, j’ai arrêté de regarder devant moi et j’ai été surpris de voir les traces d’un petit chien, là où mes pas auraient dû être.

    Cet événement m’a hanté pendant des années, il était trop tangible pour que je le rejette comme étant une hallucination. Au moment de quitter la Mime Troupe en 1967, j’ai rencontré Jim Koller, un bon poète et l’éditeur d’une revue de poésie estimée, Le Journal du coyote. Le logo du journal représentait l’empreinte de pas d’un coyote et, la première fois que je l’ai vue, je l’ai reconnue comme étant celle que j’avais aperçue marquant le sol de l’Iowa. J’ai alors réalisé que ce « petit chien », qui était venu plein de vigueur derrière moi, était en fait un coyote. Peu de temps après, j’ai rencontré un sorcier Paiute-Soshone qui se nommait Roulement de Tonnerre et avec qui je suis devenu assez intime. Lorsque je lui ai raconté mon histoire, il m’a regardé sérieusement et il m’a demandé ce que je comptais « faire ». Je n’avais aucune idée de ce qu’il voulait dire ou à ce qu’il s’attendait alors, mais, durant l’agitation causée par mon départ de la Mime Troupe, réfléchissant à mes intentions les plus profondes, j’en suis venu à comprendre qu’on m’avait fait un cadeau extraordinaire et je me suis senti obligé de l’honorer. Sans vraiment comprendre pourquoi ou ce que cela signifiait pour moi, mais ayant besoin, d’une manière ou d’une autre, de marquer le coup, j’ai commencé à employer Coyote comme mon nom de famille. Le changement de mon identité est venu un peu plus tard.


    Les Diggers étaient fascinés par ce à quoi la vie pourrait ressembler si elle était vécue dans une constante improvisation, et nous nous sommes consacrés à éveiller les autres à cette possibilité. À quoi cela ressemblerait non pas d’être un « héros solitaire », comme Emmett Grogan avait l’habitude de dire en décrivant les « citoyens » vivant par procuration, se repaissant des réalisations et des aventures des autres, comme une compensation à la maigreur de leur propre existence ? Cette idée d’être un acteur de vie opérait sur nous comme une sorte de carburant nucléaire mental, et avant que celui-ci ne soit infusé dans le thé amer qu’est le style de vie (qui en est venu à signifier de dépenser pour n’importe quelle voie choisie), un tel concept a galvanisé notre communauté. Notre « acteur de vie » par excellence était Emmett Grogan dont la réponse à l’agitation politique, sociale et spirituelle de l’époque a été de se créer une personnalité unique et complètement adaptée à la situation…


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     Pour en savoir plus sur le mouvement des Diggers, un site américain leur est dédié : 

            
   


[1] Le spectateur émancipé, Jacques Rancière. Ed. La fabrique : 2008.
[2] Voir, à ce sujet, les rapports entre le domaine d’expérimentations des Diggers et la Mètis grecque, ou « ruse de l’intelligence », qui est une stratégie de rapport aux autres et à la nature (Les ruses de l’intelligence, la Mètis grecque, Détienne & Vernant, Editions Flammarion, « Champs ». 1974).
[3] Pour les notions de Moi et de Self, voir, dans le champ de la psychologie sociale, les apports du philosophe américain George Herbert Mead, notamment avec son essai L’esprit, le soi, la société, et, dans le champ de l’anthropologie, l’œuvre de Georges Devereux.

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