mardi 7 juillet 2015

Nouveau absolument Nouveau - Comédie (2)

Yona FRIEDMAN, La Dissolution de l'Architecture



II



(La lumière revient.

Une femme, un micro à la main, au milieu de la scène. Derrière elle, deux hommes en blouse blanche, qui attendent. À gauche de la scène, une armoire, un bureau et un divan d’examen médical.)


Femme (s'adressant au public) – 

Bonjour. Vous m’entendez ? Derrière au fond, aussi ? Bon… Est-ce que tout le monde va bien ? 

Oui ? Cela va ? - Je m’appelle Camille Malaury et je suis psychologue, diplômée de l’université


de Strasbourg ; derrière moi se trouvent M. Lauvin et M. Jaquet, tous deux médecins

et spécialistes des troubles du comportement. Contrairement à ce que vous croyez,

si vous êtes réunis ici aujourd’hui, ce n'est pas pour assister à une pièce de théâtre,

mais parce que, il y a cinq ans, vous avez choisi de faire partie d’une



expérience consistant à vous faire éprouver les conditions d’existence des



Français au vingt-et-unième siècle, et nous sommes là maintenant pour vous



ramener à votre vie précédente. Je sais que ce que je suis en train de vous dire



est à peine croyable, mais c’est la stricte vérité. Vous pensez tous être



venus ici de votre plein gré, vous vous figurez actuellement assister à une pièce de



théâtre, et ce que j’affirme maintenant doit vous faire penser que je ne suis, ni



plus ni moins, qu’un personnage de la pièce ; je suis ici chargée de vous



convaincre du contraire. 
    
    Avant d’en dire davantage, sachez que des psychologues, des infirmiers 

et des cellules d’écoute se mettent en place à l’extérieur de la salle et 

que vous pourrez à tout moment être accompagnés vers eux par M. Lauvin 

et M. Jaquet ici présents, si vous en ressentez le besoin. Comme je l’ai dit, 

nous sommes chargés, ce soir, de vous ramener à votre vie d’avant, ou,

pour ceux qui le souhaitent, de poursuivre avec une autre expérience de vie

artificielle… Nous attendons M. Leroy, qui est notaire et qui devrait prendre 

la suite de mon allocution…


(Entrée en scène de "M. Leroy, notaire", un attaché-case à la main.)


Femme – M. Leroy…



(Homme et Femme se serrent la main.)


Homme – Merci, Mme Malaury, désolé du retard…  

(Il prend le micro que Femme lui tend et s’adresse au public – ton pincé.)  

    Mesdames et Messieurs, je suis chargé par la loi de vous faire recouvrer 

la mémoire et, probablement, vous intégrer, dans les meilleures conditions 

possibles, à un rôle nouveau.



(Il s’assied au bureau)
        Comme vous êtes nombreux, toute cette affaire devrait prendre un certain
 
 temps,  j’espère que vous ne perdrez pas trop patience... Des boissons 

offertes devraient bientôt circuler parmi vous : boissons chaudes ou froides, 

eau, jus de fruits ou bières, pour vous désaltérer...


(Il ouvre son attaché-case et il en sort un ordinateur portable.)


     Vous avez tous signé, il y a cinq ans, vous a expliqué Mme Malaury, pour vivre

le rôle d’un homme, d’une femme ou d'un enfant du début du vingt-et-unième siècle. 

Avant toute chose, il faut que vous sachiez d’où vous venez, qui vous êtes et quelle vie 

vous aviez avant celle-ci. Par la suite, M. Lauvin et M. Jaquet feront, à chacun de


vous, une piqûre qui vous remettra, j’en suis sûr, les idées en place...



    Mme Malaury, pourriez-vous, s’il vous plaît, nous mettre le petit film explicatif ?


Femme – Bien sûr !


(Elle appuie sur la commande d’un rétroprojecteur. Le film commence.)



FILM

La planète Terre vue du ciel. Parcours de l’une de ses faces en très gros plan, puis des images de paysages et de villes futuristes.  


Voix-off

Bonjour, vous avez signé, il y a cinq ans, pour vous adapter artificiellement à une vie du passé et nous vous en félicitons. Votre Capital Points de Vie a obtenu 100 000 Magnolias Or, transférables de suite sur le compte bancaire de votre choix. Vous ne vous souvenez naturellement pas avoir signé un tel contrat, vous n’avez aujourd'hui plus aucune idée de ce qu’on nomme la "péréquation des vies", vous pensez que ce que vous avez vécu jusqu’à présent est tout ce que vous possédez ; ce qui est normal et était stipulé dans le contrat, pour le rôle auquel vous avez souscrit. Un tel contrat permettant de changer radicalement d’existence n’est pas exceptionnel en soi, mais il fait partie des droits acquis après d’importantes luttes sociales, ayant eu lieu à travers le monde à la fin du vingt-deuxième siècle, et dont nous allons vous parler avant que vous ne recouvriez la mémoire.

   

La culture, que vous avez quittée il y a cinq ans, se situe au vingt-troisième siècle, soit deux siècles après celle dont vous pensez qu’elle est la vôtre. Nous sommes aujourd’hui le 20 septembre 2235 et les nations de la Terre ont été réunies, il y a plus de soixante ans, en une démocratie nouvelle où le pouvoir exécutif est donné tous les six mois, après une compétition ouverte au public, à la Femme complète ou à l’Homme complet, soit la femme ou l’homme qui est à lui seul le plus grand nombre d’Autres. Tout est fait, sur Terre, pour transmettre à chaque individu le désir d’être cette femme complète ou cet homme complet, tout est fait, dès l’éveil des enfants, afin de pouvoir être le plus grand nombre possible d’autres. Pour cela, chaque individu, dès son plus jeune âge, apprend à changer de personnalité, selon des principes, des règles et des lois qui nous sont devenus coutumiers : soit la péréquation des vies.
La personne humaine n’est donc plus conçue comme étant une et indivisible, comme c’était le cas au vingt-et-unième siècle, le sens de la souveraineté des individus a depuis lors changé, de même que les droits de l’homme. La vie est assimilée à un rôle et un passage, une instance que l’interprète humain a à connaître dans ses moindres détails, jusqu’à en avoir fait le tour et se choisir une autre existence. Des concours sont, à ce propos, mis en place dans les provinces du globe, chaque année, afin de récompenser les adaptations les plus convaincantes à un rôle donné, ou les interprètes qui ont assimilé et joué le plus de rôles en une année. En outre, les nations appartenant à la Démocratie complète font en sorte d’empêcher que se forment, en leur sein, des sociétés réservées à des experts ou à des spécialistes ; chaque rôle est désormais possible, à l’âge adulte, pour chacun d’entre nous, selon notre mérite, la vitesse d’apprentissage que l’on a pour un rôle et l’interprétation qu’on en fait.



Vous n’êtes donc pas des femmes et des hommes du vingt-et-unième siècle, la Démocratie de l’Homme complet vous a donné la possibilité d’interpréter ce rôle dans des conditions optimales, afin que votre voyage soit le plus profitable pour vous ; vos points de vie ont donc augmenté en proportion du dépaysement proposé par le voyage que vous vous êtes choisi il y a cinq ans.



(À l’écran, on peut maintenant voir, dans une ville de France, un homme d’une trentaine d’années entrer dans un immeuble haussmannien : la caméra le suit dans les escaliers jusqu’à un appartement. L’homme ouvre une porte d'entrée, il pénètre dans un salon et s’assied dans un fauteuil. 
    Portrait de Homme, de trois-quarts et en plan serré.)
                                 Homme (s’adressant aux spectateurs) – Bonjour, je m’appelle
                                actuellement Gilles Maret et je suis cadre dans une société de
                                maintenance informatique. Ici, on est chez moi : j’habite un immeuble    
                                haussmannien, comme on pouvait couramment en trouver au
                                vingt-et-unième siècle. C’est le genre d’intérieur que j’affectionne,
                                depuis mon interprétation d’un rôle de cette période historique.


Journaliste (hors champ) – Vous avez eu pour rôle un homme du vingt-et-unième siècle ?



Homme – Oui, exactement comme les spectateurs pour lesquels votre film sera projeté. Il y a sept ans, je m’appelais Bertrand Petit et j’étais professeur de français dans un lycée technique à Lyon. Puis, quand mon contrat de rôle a été terminé, on m’a réveillé…



Journaliste – Quels souvenirs précis gardez-vous de cette période ?



Homme – Cela a été un moment assez difficile de ma vie. Quand on a signé pour ce genre d’expérience, on a accepté de ne pas avoir de souvenirs de notre ancienne existence ; j’étais donc intimement persuadé de m’appeler Bertrand Petit, de n’avoir qu’une seule vie et de donner des cours à des gamins difficiles, voire impossibles. J’ai donc été content, quand l’expérience s’est terminée… Il est assez déroutant, après coup, de voir comment de jeunes femmes et hommes, pris artificiellement dans une société donnée et durant une époque qu’ils n’ont pas connue, s’adaptent et reproduisent les erreurs de leurs aïeuls, lycéens au vingt-et-unième siècle et morts, il y a de cela deux cents ans ! Le passé semble effectivement ressuscité dans ses moindres détails. On se pose alors quantité de questions sur ce qu’est la liberté humaine...  



Journaliste – Justement : comment s’est déroulé votre retour à la vie normale ?



Homme – Cela a été difficile au début, pour tout dire… Après avoir recouvré les souvenirs de mon passé, je m’en suis voulu d’avoir signé pour cinq ans. C’est vrai qu’on obtient, après cela, quantités de points de vie dont on ne sait que faire, mais, croyez-moi, ces points sont mérités ! Le vingt-et-unième siècle, même s’il est proche de nous par certains côtés, est, à mon sens, une période réellement douloureuse de notre Histoire.



Journaliste – Qu’est-ce qui a, pour vous, été éprouvant dans cette expérience ?



Homme – On est convaincu de n’exercer qu’un seul rôle, notre vie durant, voilà !... Les hommes, à cette époque, concevaient rarement pouvoir changer d’identité, de couple, de famille ou de métier ; penser le contraire et considérer cela comme une bonne chose, c'était impossible. Donc, quand on avait une vie sordide et misérable, on en était prisonnier, et pas prisonnier pour trois mois, un ou cinq ans, comme pour nous, mais à perpétuité. Alors oui, cela fait une expérience, parce qu’on voit tout ce que notre culture a gagné en deux siècles, mais, dans le même temps, j’ai eu du mal, au début, à retirer quelque chose de positif de la situation qui avait été la mienne.



Journaliste – Et maintenant ?



Homme – Eh bien, maintenant, oui, j’en retire des leçons. Parce que certaines personnes dans notre société sont nostalgiques d’une époque qu’ils n’ont pas connue. Moi, je peux donc leur dire d’aller y faire un tour : allez-y précisément, faites le voyage, allez voir comment vivaient des hommes dont les conditions changeaient rarement, je peux leur certifier qu’ils déchanteront !



Journaliste – Vous voulez parler des Unaires ?



Homme – Oui, les Unaires, qui conçoivent qu’une vie authentique doit se satisfaire de ce qu’elle a, devraient signer pour cinq ans, comme je l’ai fait, et comme les spectateurs de votre film l’ont fait. Notre démocratie, qui pousse les hommes à changer de rôle tout au long de leur vie, est finalement le plus équitable des systèmes politiques que l’Histoire a portés. On imagine mal, dans nos cultures, ce que c’est que d’être contraint à une condition d’existence quasi inamovible, tant qu’on n’en a pas fait l’expérience.



Journaliste – Et quels sont maintenant vos projets pour l’avenir ?



Homme – Oh, il ne me reste pas longtemps à tirer dans le rôle de Gilles Maret ; ma femme et moi avons d’autres projets pour la suite.



Journaliste – Vous et votre femme actuelle, vous  voulez poursuivre votre vie ensemble ?



Homme – Oui, nous nous aimons toujours ! Elle s’appelle, pour le moment, Camille. À la fin de nos contrats de vie, on a tous les deux choisis de partir sur le continent africain pour deux ou trois ans.



Journaliste – Dans quel rôle ?



Homme – On n’a pas encore décidé de nos conditions d’existence.



Journaliste – Vous avez des enfants ?



Homme – Oui, pour le moment, on en a deux.



Journaliste – Et qu’est-ce qu’ils en pensent ?



Homme – Ils ont, tous les deux, décidé de ne pas poursuivre l’expérience avec nous.



Journaliste – Vous êtes triste pour leur décision ?



Homme – Au début, je dois dire qu’on a été déçus par leur plan, mais, après en avoir longuement discuté avec eux, nous les aidons à préparer leur avenir, le plus sereinement possible. Leurs prochains parents nous semblent maintenant très bien, on se voit souvent, eux et nos enfants ; nous sommes confiants. D’ailleurs, après cela, rien n’est terminé entre eux et nous ; nous nous sommes promis de nous revoir...



Journaliste – Merci, monsieur Maret.



Homme – Mais c’est moi qui vous remercie, merci à vous d’être venu m’interviewer !



(Le film se termine. Noir à l'écran.)







Femme (avec un geste vers l'entrée de la scène du théâtre) – On applaudit maintenant monsieur Gilles Maret !


(Le personnage du documentaire entre en scène. Femme et Médecins 1 et 2 (Lauvin & Jaquet) applaudissent.)

Femme – M. Maret est venu spécialement discuter de son expérience avec nous.



M. Maret…


(Homme nommé "Maret" et Femme nommée "Malaury" s’approchent alors pour se serrer la main, mais ils s’immobilisent brusquement, avant même de s'être touchés, comme dans un arrêt sur image.

- Noir sur scène et dans la salle.)

 

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