vendredi 30 août 2013

Sans nombril (3)




L’homo ludens et Diogène


    La conception ontologique de l’homo ludens est, répétons-le, différente de celle de la philosophie cynique. Un cynique pourra apprécier voire accompagner les efforts des hommes afin de s’émanciper de leur condition de travailleurs, il pourra même, à la façon de Constant avec l’utopie New Babylon, espérer que la technologie informatique permette de créer des villes conçues pour que ses habitants découvrent chaque heure des quartiers et des places nouvelles, il ne verra pourtant, dans ces efforts et dans ces luttes, qu’un pis-aller, puisque la recherche du bonheur ou du paradis sur Terre, pour lui, est une impasse, comme l’est le paradis et l’enfer pour Belacqua. Le cynique tergiversera donc avec les motivations de l’homo faber comme avec celles de l’homo ludens ; il pourra, par exemple, participer aux loisirs et aux jeux de l’un, mais sa participation sera volontairement biaisée. Non que le cynique triche aux jeux, même s’il peut le faire, mais il préfère à la victoire ou à la défaite l’anti-jeu ; sa participation tournera donc en rond, sans raison ni but et de façon totalement gratuite. À l’homo faber, il pourra aussi consacrer du temps et fournir des efforts, mais cela sera à la façon de Bartleby, le personnage inventé par Herman Melville, l’auteur de Moby Dick :                  « I would prefer not to. » Bartleby signera un contrat de travail pour recopier des textes que compile un homme de loi de Wall-Street ; il deviendra son secrétaire, tapera ses comptes-rendus, pourra même créer des banques de données informatiques pour son étude, puis, tel l’ecto-parasite que lui et nous avons toujours été, s’installera dans ses bureaux et refusera progressivement tous les travaux que l’homme de loi lui demandera d’exécuter : « I would prefer not to. »
    Le refus de Bartleby tournera en rond, se répétera malgré les objurgations de l'employeur, devrait donner, au fond, ce que Hegel appelait, dans sa Phénoménologie de l’esprit, un mauvais infini[1] : « I would prefer not to, I would prefer not to, I would prefer not to… » La ritournelle devrait s’arrêter à un moment ou à un autre, Bartleby devrait rentrer chez lui après son licenciement, quitter l’étude de l’avoué, retrouver ses pénates, tout comme Oblomov devrait quitter sa chambre. « L’homme est essentiellement courageux. », affirmait le philosophe Alain dans ses Propos sur le bonheur. Mais non, il n’en est rien ; Hegel et Alain ont tous les deux tort, parce que l’homme est, au fond, un parasite planté dans le sein des mères, l’homme est un parasite, voilà tout. Et cela devrait s’arrêter là, les hommes souhaitant garder la face, devant tel comportement déviant, devraient hausser les épaules et passer leur route, plutôt que de tuer le scribe récalcitrant ; ce qu’ils font généralement, comme l’empereur Alexandre à Athènes s’exécute à l’injonction de Diogène, alors qu’il était venu lui rendre visite : « Ôte-toi de mon soleil ! », lui aurait répondu ce dernier. Même un empereur et un dieu tournent la bride de leur cheval devant les sources de l’homme, cependant que leur armée occit, brûle et viole à loisir, à la porte d’à côté…



Catastrophes réelles et catastrophes imaginaires : la théorie de la catastrophe
 
  
    Affirmer que nous n’en finissons pas de mourir touche, en fin de compte, à notre imaginaire comme à notre culture de la catastrophe en un sens encore mal saisi actuellement. La catastrophe désigne habituellement une rupture dans l’ordre des êtres, des choses et des événements, et telle rupture est, dans son sens courant, toujours inédite et effrayante. Or, comme nous l’avons montré, ce qui a été rompu, selon la philosophie cynique, c’est le lien avec la mère, cette coupure du cordon ombilical que l’humanité a toujours considéré comme allant de soi. L’humanité, jusqu’à nos jours, n’a eu de cesse de faire que les premiers instants de la vie aient un sens univoque, commun, banal, et toute conception hétérodoxe, voire seulement ambiguë, de nos débuts sera reléguée par la culture sur le plan de l’imaginaire : une fiction, en somme. Ainsi, dans un essai Perspective dépravée, l’écrivain Annie Le Brun parle de catastrophes imaginaires qui seraient le pendant des catastrophes réelles. Son propos sur la catastrophe est des plus justes : alors même que les catastrophes semblent s’abattre chaque année un peu plus autour de nous, alors que, de façon grotesque, certains vont même jusqu’à imaginer l’ensemble de l’espèce humaine comme étant suicidaire, notre imaginaire de la catastrophe s’appauvrit proportionnellement, de façon à ce que l’homme ne soit plus en mesure de considérer dans toute sa complexité ce que son époque a de tragique : « Renversement de perspective sans précédent, écrit à ce propos Annie Le Brun : pour la première fois, au lieu d’entraîner au plus loin, l’imaginaire ramène au plus près ; pour la première fois, au lieu d’ouvrir l’horizon, il le ferme en jouant essentiellement sur la vraisemblance, de sorte que les actuelles mises en scène de la catastrophe la simulent pour en nier d’abord le caractère improbable. En se réduisant ainsi à l’extrapolation d’une situation-limite, elles aboutissent toutes à priver la catastrophe de la portée qu’elle a toujours eue, ne serait-ce qu’en supprimant la part d’inconnu implicite dont elle était auparavant porteuse. »[2]
    La catastrophe devient ainsi une évidence dont on s’habitue, l’horreur, qu’elle recèle, sa profondeur tragique prendraient désormais pour nous un sens conventionnel. Une norme de l’imaginaire catastrophique s’établirait ainsi, depuis plus de dix ans, par la simulation, au cinéma, à la télé et jusque dans nos sciences, des dernières heures de l’humanité et de la façon dont Noé pourrait, par exemple, s’en sortir à notre époque après avoir édifié son arche. Une norme du Spectacle s’établirait, en l’occurrence, qui chercherait à démontrer que les catastrophes humaines sont impossibles à éviter et conforteraient les discours fatalistes véhiculés par les médias : « C’est comme cela, c’est ainsi, tout va à vau-l’eau, nous ne nous en sortirons pas ! » Il faudrait alors en revenir, selon Annie Le Brun, à ce sentiment obsédant de la catastrophe dont elle parle dans Appel d’air, « obsédant comme l’écho lointain de pulsions à très longue portée dont, stupéfaits, nous percevons parfois l’ampleur mais dont l’origine nous échappe. »[3], et qui font penser à cet homme-palimpseste dont le psychanalyste Ferenczi, la bête noire de Freud, avait parlé dans Thalassa : la catastrophe de Thalassa : l’assèchement de l’océan primordial se retrouve dans le cri du nourrisson, écho rapporté du fond des Âges, lorsque l’air entre dans ses poumons pour la première fois !

    Mais, dans notre cas, concevoir la naissance comme étant une catastrophe réelle, c’est affirmer le caractère hasardeux de l’existence humaine, une existence qui est donc ouverte à toutes les tergiversations possibles sur les situations-limites.
    Aux simulations de la catastrophe dénoncées par Annie Le Brun, notre tergiversation devrait donc prendre la forme d’une vaticination circulaire, à savoir une ritournelle tournant en boucle avec les fins dernières de l’homme et s’opposant non seulement aux discours apocalyptiques du Spectacle desservis par la presse, à la télévision et au cinéma (« Le temps est à la crise, KRACH ! Il nous faudra faire des sacrifices ! Consommez moins, travaillez plus, KRACH ! Montez sur les montagnes, indignez-vous ! »), mais aussi à nombre de discours scientifiques cherchant à décrire et à expliquer ce qu’est la catastrophe.






[1] Hegel : « La figure la plus nette d'un infini à penser sans contradiction est l'accumulation illimitée des nombres dans la série numérique ... De même qu'à chaque nombre nous pouvons encore ajouter une unité sans jamais épuiser la possibilité de continuer à compter, de même à la suite de chaque état de l'Être se range un autre état, et l'infini consiste dans la production illimitée de ces états. Cet infini pensé avec exactitude n'a donc aussi qu'une seule forme fondamentale avec une seule direction. En effet, si pour notre pensée il est indifférent de se représenter une direction opposée dans l'accumulation des états, l'infini progressant à reculons n'est cependant qu'une production mentale inconsidérée. Comme dans la réalité on devrait, en effet, la parcourir en sens inverse, elle aurait à chacun de ses états une série numérique infinie derrière elle. Mais ce serait commettre la contradiction inadmissible d'une série infinie nombrée et il apparaît donc absurde de supposer une seconde direction à l'infini. » Cette pensée de Bartleby se répétant sans contradiction se retrouve, par exemple, dans                    Le pacte de lucidité, une intelligence du mal, un des derniers livres de Jean Baudrillard.
[2] Perspective dépravée. Entre catastrophe réelle et catastrophe imaginaire, Annie Le Brun. Editions du Sandre, Paris : 2011. Pp. 56, 57.
[3] Le passage suivant de l’essai Appel d’air est cité dans Perspective dépravée, p. 18.

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