samedi 24 août 2013

L'oeuvre ouverte, d'un art à l'autre - Jean-Yves Bosseur


Découvrir les textes de Jean-Yves Bosseur a été une surprise pour moi, faite sur les bancs de la fac de lettres à Dijon. Je découvrais alors que des textes, des musiques, des images ne pouvaient être des mondes hermétiquement clos ou des monades, ce dont l'Université, de par son caractère disciplinaire, a tôt fait de nous convaincre. Je n'ai, heureusement, jamais fait l'école normale et ne conçoit la littérature, comme toute forme artistique, que comme étant hors norme et hors paradigme scolaire ou scientifique. Du sonore et du visuel du musicien Jean-Yves Bosseur est donc un de ces ouvrages qui m'a enthousiasmé, jeune, parce qu'il m'a fait comprendre qu'un art s'articule avec d'autres arts naturellement, que rien n'est donc fermé, parce que tout, dans la vie, est expérience de plénitude. La musique s'articule donc naturellement avec la danse, le cinéma, la peinture et la poésie, et, s'il y a une spécificité à chaque art, celle-ci demeure ouverte. Comme dans le zen, un art est une technique que l'on doit oublier pour pouvoir vivre et jouer ; et Jean-Yves Bosseur, c'est cela pour moi : un musicien de l'ouverture et de la surprise ; d'où ses échanges multiples avec des poètes et des artistes, non seulement avec le peintre Alechinsky, les poètes Michel Butor ou Jean-Clarence Lambert, mais aussi avec des inconnus de tous horizons, parce que le grand art est heuristique, ou art de l'étonnement et de la surprise. Il fallait donc que Jean-Yves Bosseur revienne et reprenne L'oeuvre ouverte, cet ouvrage majeur d'Umberto Eco, et qu'il recherche ce qu'il en est aujourd'hui de cette poétique révélée par le sémiologue dans les années 60, il ne pouvait en être autrement.

Deuxième surprise, en lisant L'oeuvre ouverte de Jean-Yves Bosseur : la partie consacrée à la musique, et, notamment, à John Cage. Silence de John Cage a été une révélation pour moi, un ouvrage de poésie majeur, parce que, à mon sens, John Cage est poète avant même d'être musicien ; le poète américain David Antin me donnerait raison à ce propos : il n'y a qu'un poète pour pouvoir révolutionner la musique comme l'a fait Cage, l'inventeur du happening. Et, pour cela, il faut que je m'explique, en revenant à L'oeuvre ouverte d'Eco. Umberto Eco définit l'oeuvre ouverte de la façon suivante : "l'œuvre est ouverte au sens où l'est un débat : on attend, on souhaite une solution, mais elle doit naître d'une prise de conscience du public. L'ouverture devient instrument de pédagogie révolutionnaire" 

Une oeuvre ouverte peut donc être une recherche active et participative, en tout cas, elle est toute entière tendue, sa réception tendue, attentive, pourrais-je dire, vers un lecteur ou un public. Or, le premier texte qui ouvre Silence de Cage s'intitule paradoxalement "Communication", et "Communication" de Cage est une série qui semble ininterrompue de questions sur la communication proprement dite. "Communication" ne donne donc aucune réponse explicite sur ce qu'est la communication, parce que c'est un texte, d'un humour déconcertant, tout entier tourné vers l'entropie. Il ne s'agit pas de science de la communication avec Cage, mais de nescience, nous sommes dans l'Idiotie et l'anti-dialectique. La dialectique est l'art de poser les questions ; tout discours, toute science ou logos est donc dialectique, mais, là, non, pas pour Cage, c'est même tout le contraire ! Cage se tourne même vers le I Ching et le hasard pour choisir le nombre de questions à poser, se trompe, et reprend le I Ching pour avoir à nouveau un nombre nouveau de questions à poser sur la communication : Est-ce que cela communique ? Est-ce que c'est de la musique ? Est-ce de la poésie ? Et le bruit d'un camion ? Pourquoi un camion serait-il moins musical qu'une école de musique ? Nous sommes donc aux antipodes de la rhétorique d'Aristote ou de la Musurgie universelle, la rhétorique musicale du jésuite Athanasius Kircher, nous sommes aussi aux antipodes de la musique d'un Gustave Mahler : il n'y a plus de discours qui tienne, aucun discours ne peut tenir devant l’incomplétude du monde et le hasard, il n'y a plus que des questions à poser et qui se résolvent toutes dans un bruit entropique. L'artiste, le poète, avec Cage, devient aiguillon ou mouche du coche, comme Socrate, mais la mouche du coche socratique, non d'une seule maïeutique, mais de plusieurs, et toutes aussi singulières les unes que les autres. 

Jean-Yves Bosseur traite donc, dans son ouvrage, de la musique, de la littérature, des arts de la scène, des arts visuels et de l'architecture avec un égal bonheur, recherchant ce qu'il en est, jusqu'à nos jours, de l'oeuvre ouverte au public ou au lecteur. Et, puisque je suis, moi aussi au rayon littérature de son ouvrage, - et je l'en remercie ici - pour un roman intitulé Le livre ouvert, un livre impubliable, puisque non seulement ouvert, mais aussi volontairement inachevé, et que je mettrai bientôt en ligne, je vais jouer moi aussi aux aiguillons ici. 

La partie littéraire de l'ouvrage de Bosseur revient sur Le Livre de Mallarmé et Ulysse de Joyce, puis elle traite des combinatoires poétiques, des jeux de l'Oulipo, notamment Une chanson pour Don Juan de Michel Butor, un poème à composer comme un puzzle publié en 1972 et que j'avais chez moi alors que j'étais étudiant. Bosseur parle aussi de romans participatifs mis en ligne avant et après l'ALAMO, les textes assistés par ordinateur et les générateurs de textes ou syntext, notamment ceux de Jean-Pierre Balpe. La question que l'on peut se poser avec ce genre de littérature ouverte est propre à la sociologie de la communication d'Erving Goffman : quel rite d'interaction initie de telles oeuvres ouvertes ? Inventent-elles de nouveaux rites d'interaction avec le ou les lecteurs, comme, par exemple, Ghérasim Luca avec Levée d'écrous ou ses cubomanies, les talk poems de David Antin, les invitations du poète Jean-Pierre Le Goff, l'auteur du Cachet de la poste, Jochen Gerz, Vito Acconci, The phone call, ce service téléphonique de John Giorno proposant à l'auditeur des improvisations téléphoniques ? Quelle action, quelle dynamique de groupe est mise à l'oeuvre dans un roman participatif, mis à part ce qu'on appelle en informatique une interactivité restreinte ? Comment se fait-il qu'il y ait si peu à dire sur l'oeuvre ouverte en poésie (28 pages) et autant sur la musique (113 pages) ? Cela ne peut être seulement que Bosseur ne connaisse pas la poésie contemporaine, mais cela pourrait être dû à la spécificité de la littérature, qui utilise le langage, par rapport à la musique ? En effet, quand un compositeur crée une oeuvre musicale et demande aux musiciens de pouvoir inventer ou d'improviser, quand le compositeur Earle Brown crée, par exemple, une écriture musicale avec December 52, il s'adresse à des musiciens. Mais un lecteur est-il un écrivain ? Qu'est-ce qu'un lecteur ? Est-ce que cela existe, un lecteur ? Et, si oui, à quel moment peut-on jouer avec lui et faut-il lui demander toujours son avis, à ce propos, ou peut-on inventer des fictions avec ou contre lui ? Un storytelling dont vous seriez le héros ? Un alternate reality game, comme Michael Douglas dans The game, peut-il avoir lieu ? Quelle dynamique de groupe peut-on monter avec une fiction en ligne ou par sms ? Quelle éthique ? Quelle ligne à ne pas dépasser ? Quelle participation, quelle hospitalité, quel rite d'interaction pouvons-nous mettre en place avec un lecteur qui n'est généralement pas un écrivain ? Pourquoi aussi peu de poètes et de dramaturges se posent actuellement ce genre de questions, alors qu'elles lui sont non seulement contemporaines, mais quotidiennes (6 hoax dans ma boîtes mail en une semaine) ?


Le lundi 4 mai 2009, je donnais sur ce blog le principe du jeu de mon Livre ouvert :

Il s'agit d'écrire une histoire pour une maison, comme on écrit une histoire pour un roman.

Et bientôt, l'angoisse de la page blanche devient l'angoisse de la maison.

Le lundi 18 mai 2009, je rajoutais ces règles du jeu :

- Tu trouves une maison qui te plaît.

- Tu m'envoies la photographie de la maison.

- Tu écris un texte non plus pour un éditeur, mais pour l'homme ou la femme, propriétaire ou locataire de la maison.

- L'homme et la femme, propriétaire ou locataire, devront être ton (ou tes) lecteur(s) privilégié(s).

- Tu commences un texte dans lequel le propriétaire de la maison est un personnage ou plusieurs.

Tu écris un texte comme une enfant joue avec une maison de poupées.
- Tu envoies le texte à la maison.

- Tu sonnes quelques jours plus tard.


Si tu es content de toi, tu peux m'envoyer le texte.

Le texte peut donner suite à un jeu nouveau entre toi et le propriétaire ou locataire de la maison.


- Dis-moi ce qu'il en ressort.

- Envoie-moi le texte.


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