vendredi 2 avril 2010

Protée (12)

Trouver chaussure à son pied...


Une tribu pouvait avoir deux poètes, parfois dix, parfois mille, et cela faisait mille espaces que l’on pouvait arpenter. Les maîtres du langage choisissaient, parmi les espaces transmis des poètes, celui qui leur semblait le plus juste. Or, cela n’était pas la beauté, ni la richesse des espaces décrits qu’ils sélectionnaient généralement, mais celui qui leur paraissait le plus approprié aux besoins de leurs clans.


Les maîtres inventèrent ensuite le rôle du sorcier. Le sorcier avait pour charge de garder à la lettre le monde transmis par les mots du poète élu.


L’énigme changea de sens ; elle ne fut plus envisagée comme étant un jeu, mais comme un mystère.


La tribu se transforma ; elle n’eut plus de limites, mais des frontières : il y eut l’espace de la tribu, ce qui avait un nom, ce sur quoi l’on pouvait compter, et

l’ailleurs : la forêt, la nature, l’espace du sacré.


Le sorcier inventa alors des règles en interprétant les paroles du poète dont il conservait la mémoire.


Il y eut des dieux et des démons, des actes bons, des propos justes, et il y eut un mal, des fautes pardonnables, des peccadilles, mais aussi des crimes et des infamies. Parfois, la distinction étant floue, certains gestes étaient admis et certains propos, tolérés.


Puis les maîtres du langage comprirent qu’ils pouvaient domestiquer la nature, comme ils avaient maîtrisé la nuit, le feu et les sujets de leur tribu. Ils cultivèrent alors les champs et ils dressèrent des bêtes. Les tribus devinrent sédentaires, elles trouvèrent leur nourriture à l’endroit où elles vivaient.


Une frontière fut ensuite établie entre les hommes et les femmes. L’on demanda au sorcier de composer les familles des tribus et les femmes perdirent définitivement le rôle de maîtresse du langage, au profit des seuls hommes. Le sorcier eut pour charge d’unir les hommes aux femmes et de choisir le nom de leurs enfants.


Or, certains filles des hommes se révoltèrent à cette époque et choisirent librement leur compagnon.


Certains poètes comprirent aussi cela : que l’invention du destin et sa prise en charge par les sorciers menait au sacrifice de l’amour.


Des luttes fratricides virent alors le jour.

6 commentaires:

Sandrine a dit…

Comme bien souvent, ces écrits imagés sortant du ventre de la Terre, suscitent une réponse de ma part. A l’évocation de la magie et du récit de l’origine des premières civilisations où les sorciers sont les dieux d’Hésiode, je ne peux que ressentir une fois encore la liberté et l’élasticité du poète qui joue de toutes ces inventions créées en réponse à l’Enigme en les emboîtant, les confrontant pour en représenter une ribambelle de faux semblants fantaisistes et absurdes qui offrent l’illusion la plus tangible.

Lemoine a dit…

Ah oui ? Eh bien, chère Sandrine, lis Masculin/féminin de l'anthropologue Françoise Héritier. Disons que j'essaie de savoir ce qui s'est passé avant l'écriture, soit la Préhistoire. Et là, je me base sur des inductions. Les hommes ont inventé la langue, soit. Pour qu'il y ait une langue, a minima, il faut un je et un tu, des noms propres, ainsi que des verbes d'action. (Là, je schématise vraiment). Le linguiste Benveniste disait que, pour rentrer dans une langue (soit l'ontogénèse), il faut un baptême linguistique : tu t'appelles Sandrine, je m'appelle Bruno. Dans La pensée sauvage, Levi-Strauss a parlé de l'onomastique. Pour lui, l'onomastique était une science humaine vraiment importante pour l'anthropologie et l'ethnologie. C'est la science qui étudie les échanges d'identité au sein d'une même ethnie. Et l'on voit que l'identité est relative à une ethnie et à une histoire. Par exemple, au Moyen Âge, les femmes du peuple n'avaient souvent pas de nom, parce que l'on considérait qu'elles n'étaient pas des hommes, donc qu'elles n'avaient pas d'âme. Ici, je considère simplement que le partage des identités s'est déroulé au moment où l'homme a inventé la langue, et que ces différences ont été généralement sexuées. En ethnologie, l'on voit, très souvent, que les hommes cherchent à avoir le contrôle sur les naissances par échange matrimonial entre ou inter castes. Comme le disait déjà Schopenhauer, les hommes ont la culture, les femmes, la nature... et, généralement, même aujourd'hui, ce sont les hommes qui gagnent. J'invente, certes, parce que j'avance sans source écrite, mais j'essaie pour le moins d'être le plus vraisemblable possible.

Sandrine a dit…

OK, merci pour la première référence. Je comprends même si je crois n'avoir jamais pensé la naissance du langage, ses intrications avec la société avec la question de l'identité sexuée...Mais inventer, décortiquer,vérifier telle une science et édifier une pensée en parlant comme un poète, n'est ce pas surprenant ? à moins que Protée soit aussi essayiste d'un autre genre et visionnaire des plus sérieux ?!
Et alors, l'élaboration par le langage vient-elle avant ou après l'individuation sexuelle ?

Lemoine a dit…

D'abord, il ne faut pas confondre la présence (Je suis un XX ou un XY, même si je n'ai pas demandé à être l'un ou l'autre. (je me vois bien en hippocampe)) et sa représentation par la langue. L'identité, c'est la représentation que l'on se fait d'une personne, d'abord au moyen de la langue, son statut civil, son caractère, son comportement, etc. C'est d'abord une grille de lecture. L'on peut aussi imaginer qu'il y a des hommes qui échappent à cette grille, les anonymes, les innommables, OEdipe aveugle ayant perdu son nom, son honneur, etc. Derrida dit que, à leur sujet, il y a une hospitalité à avoir, qui est une hospitalité absolue... Et pourquoi je mélangerai pas la poésie et l'essai philosophique ?

Lemoine a dit…

Ah oui, la question. On se reconnaît naturellement en tant qu'homme et femme sans le recours au langage.

Sandrine a dit…

Absolument en ce qui concerne le choix de l'approche ! Au plaisir donc de lire d'autres chapitres...