vendredi 1 janvier 2010

Maison (9)



Il y a quelque jour, avec mon épouse Yoshiko, alors que nous finissions de ranger la maison qui appartenait à ses grands parents, nous avons découvert dans un tiroir une boîte où se trouvaient de vielles photos de famille. Mon épouse n'aime pas trop les découvertes, les photos de sa famille, cela lui fait peur ; moi, je ne fais pas attention à elle et je plonge dans les photos.


Il me manque beaucoup de notions culturelles pour pouvoir analyser objectivement ces photos et je suis incapable de les dater ni de savoir dans quel contexte elles ont été prises (mariage, armée, vacances...), impossible pour moi de les classer comme des documents. Mais un homme revient souvent, dans les photos, où il pose ; on ne voit que lui. Et même dans une photo de groupe, il est différent des autres. Il a un visage particulier et une couleur de peau plus lumineuse que les autres, il est très photogénique et pose toujours de la même façon. J'avais déjà remarqué d'autres photos de lui dans la maison. Comme j'ai l'impression de ne voir que lui sur toutes les photos, j'ai pensé que c'était la personne qui vivait dans notre maison, il y a quelques années, c'est à dire le grand père de mon épouse Yoshiko. Elle m'a répondu que non, son grand-père, c'était lui et elle m’a montré une autre photo. Le mystérieux homme photogénique, c'était son arrière grand-père, le père de sa grand-mère. Il paraît qu'il était beau, il n'était pas bavard, il ne disait rien, on ne sait pas grand-chose de lui, mais il avait une grande présence et il était considéré comme beau. D'ailleurs c'était la mère de sa grand-mère, qui était une femme très forte pour l'époque, qui l'a attrapé, et leur mariage n'était pas arrangé. C'était une des premières institutrices de la région. Yoshiko m'a dit ensuite qu'il y a encore des femmes plus fortes dans sa famille. Son arrière, arrière grand-mère, qui était très habile, possédait une des premières machines à coudre. Je lui ai demandé si cette personne était la mère de son arrière grand-mère, elle ma répondu que c'était de l'autre coté de la famille. J'étais complètement perdu, je ne comprenais rien de sa généalogie. Je me suis dit alors que c'est normal car il ne s'agissait pas de ma famille et que, si je parle de ma famille, mon épouse ne comprendra rien non plus. C'est alors que je me suis aperçu d'une chose terrible: je ne connais rien des gens de ma famille qui sont morts avant ma naissance, alors que mon épouse Yoshiko racontait des histoires très claires sur tous ses arrières, arrières grands-parents : qui ils étaient et quels étaient leurs spécificités. J’étais incapable pour ma part de savoir ne serait-ce que le nom de mes arrières grands-parents.


Dans le salon de notre maison, il y a un autel bouddhiste ; il permet d'accueillir les esprits de la famille. Il paraît qu'ils viennent nous voir dans certaines occasions et on leur donne à manger de temps en temps. On fait aussi des offrandes à un autre petit autel, qui est shintoïste. C’est une autre religion, c'est plutôt pour les dieux. Concrètement, ces deux religions sont mélangées, c'est un bordel polythéiste ; et il arrive que les ancêtres d'une famille deviennent des dieux. Il y a une sorte de passage de l'esprit de l'ancêtre à un dieu. Les ancêtres, devenus des dieux, ne sont cependant pas universels, ils ne touchent que la famille ou le quartier ; ce sont les dieux de la maison ou du quartier. Et même les dieux les plus forts ne dépassent pas les frontières du Japon.


Ce qui est passionnant, c'est que ces ancêtres, ces gens qui existaient avant nous, sont localement mythifiés. Dans la boîte de photos, j'ai découvert l'ancêtre de mon épouse qui était « considéré comme beau », et effectivement il y a une beauté photogénique, une sorte de mythe photographique.


Les ancêtres sont à la fois des mythes, des esprits, voire des dieux, et, d'une certaine manière, ils vivent encore, car ils influencent les vivants (à travers leur filiation), en leur donnant des repères. Tout cela se produit localement à l'intérieur d'une famille ou d'un quartier. Je suis heureux, car j'ai enfin trouvé un point de stabilité chez le Japonais. Il n'a aucun point de transcendance, mais une fiction familiale, des mythifications locales qui déterminent entièrement sa vie. Je comprends enfin pourquoi dans ce pays, il n'y a que des images. Tous les Japonais sont les descendants de personnages mythiques qui sont leur ancêtres (leur arrière grand parent) ; ils sont entièrement déterminés et ils ne s'intéressent qu'à leurs filiations mythiques. Pas besoin d'extérieur, pas besoin de transcendance ou de finalité. Par exemple, s’il y avait un sportif dans la famille, le descendant essaiera de devenir sportif, car c'est cela qui a du sens pour lui. Soit il y arrive, soit il échoue, mais il essaiera entièrement, et cela est, me semble-t-il, très stable. Je n'avais jamais compris ce que signifiait l'ancestralité, je ne pensais pas qu'une telle chose pouvait faire tenir une psychologie. Pas besoin de la liberté ou d'une quelconque idée transcendante, quand on est guidé par les ancêtres, par un ensemble de mythe local qui régule la relation d'une personne à son environnement. L'individu n'est pas alors un sujet qui possède une volonté et un libre arbitre, mais il agit à travers des mythes, il parle et pense en fonction des mythes. Il n’est lui même qu'un individu d'une société très locale qui répète ce qui était avant lui.


Il y a, au Japon, une pensée du devenir dieu dans le social, certaines personnes deviennent même des dieux de leur vivant. Ce devenir dieu est « beau ». Par exemple, j'ai discuté de Godzilla avec un ami. Pour moi, Godzilla était une sorte d'erreur humaine qui devient un monstre et qui casse tout. Mon ami m'a dit qu'au début, il cassait tout et, à un moment, Godzilla devient beau, il devient un dieu et l'allié des hommes. Il y a des choses qui deviennent mythiques et c'est cela qui est beau (pourtant Godzilla est bien moche).


D'un coté, en occident, il y a le rapport entre la mémoire et la liberté qui advient. De l'autre, au Japon, avec les ancêtres qui étaient là avant nous, il y a un devenir-dieu localisé. Je crois bien que notre culture occidentale empêche absolument le retour à une forme mythique des liens familiaux à travers les ancêtres en échange d'une croyance en l'universalité des libertés individuelles.




Frédéric Weigel est artiste, il s’est marié et il vit au Japon depuis quelques mois.

Vous pouvez voir son travail sur son site :


http://weigel-frederic.fr/

5 commentaires:

Anonyme a dit…

De passage dans le coin, je suis tombée sur vos écrits que je trouve pertinents et poétiques. La quête de l'ailleurs semble être une source d'inspiration inépuisable. A travers cette fiction comparant deux civilisations différentes, vous interrogez le sens et l'existence de la filiation familiale, du libre arbitre et du sentiment d'appartenance. Je saisis donc que coupés de nos racines individuelles et pourtant lestés d'une culpabilité sans nom, pauvres occidentaux que nous sommes, devons chercher dans la transcendance la fin de l'histoire ? mais sans terreau fertile comment y parvenir ? Hormis la connaissance et l'appropriation de l'histoire collective, en réinventant sa propre destinée ? vaste programme exaltant et vertigineux !
Faites encore sonner ces mots si lointains, qu'ils résonnent dans nos entrailles et nous emmènent au vent...

Lemoine a dit…

Merci, les mots et les opinions ne sont pas de moi, mais de Frédéric Weigel, un artiste qui vit au Japon dont j'aime le travail. Je lui ferai parvenir votre commentaire.
A bientôt.
Bruno

Anonyme a dit…

Merci de préciser cette maladroite confusion...je découvre effectivement en explorant au fur et à mesure les tiroirs du blog, l'imbrication complexe de plusieurs projets participatifs et interactifs qui désoriente un peu le lecteur novice. Cette curiosité piquée nous invite alors à rejoindre le mouvement perpétuel, encore faut il oser...

Lemoine a dit…

:-)

En ce moment, il me plaît de construire des jeux plutôt que des textes. Le jeu des maisons, dont nous commentons le neuvième texte est le
suivant :
- une maison, près de chez vous, vous plaît, maison dont vous ne connaissez pas les propriétaires.
- Vous écrivez un texte pour les propriétaires de cette maison ; vous écrivez un texte qui se déroule dans cette maison, dont les propriétaires sont les personnages.
- Vous leur envoyez votre texte et vous leur demandez une réponse.
- Vous sonnez chez eux et vous relatez ce qui se passe.
- Vous m'envoyez la photo de la maison, le texte et vos commentaires.

Figurez-vous que je m'adonne à ce jeu depuis plus d'un an et qu'il faut plus de courage pour le mettre en pratique que de simplement écrire pour publier.
Si vous lisez les textes qui m'ont été envoyés, vous verrez qu'aucun des participants ne respecte les règles de mon jeu, et pour cause...
François Dominique, le premier écrivain ayant envoyé un mot, détourne la difficulté (Maison (1))
Franck Fontaine, le deuxième écrivain, en fait de même (Maison (2))
Et puis, moi-même, puis-je jouer au modérateur avec de telles règles du jeu ?
Ce qui m'intéresse alors, avec cette expérience micro-sociologique est la chose suivante :
- qu'une maison, quelle qu'elle soit, dans un lieu, avec des murs et des hommes y habitant, devient, pour un écrivain, une image. L'écrivain m'enverra une photo d'une maison près de chez lui, mais cette maison ne sera plus un lieu, un topoï, avec des hommes de chair et de sang, y habitant. La maison deviendra, pour l'écrivain, une page blanche.

Vous même, chère Anonyme, voulez-vous essayer le jeu ?

Pour la Maison (9), Frédéric Weigel me connaissait et son texte a été parasité par mes propres écrits. Mais ce qu'il dit est vraiment très beau.

A bientôt, et merci.

Bruno Lemoine

Anonyme a dit…

C'est bien ce qu'il me semblait, je voyais une photo et puis plus rien alors je croyais m'être égarée, mais non...Oui, cette prouesse créative bouscule notre confort quotidien, écrire sur un lieu vivant mettant en scène nos futurs lecteurs et aller ensuite jusqu'au bout de la lorgnette du propriétaire témoigne d'un engagement social de l'auteur et là, je dis bravo ! S'il n'y pas une échéance signant la fin du jeu, peut être qu'un jour je sentirais qu'une maison me parle ? Si tel est le cas, je ne manquerai pas de vous informer de l'expérience. Bonne continuation...