samedi 5 février 2022

DEUX TANNERIES - suite 18 : postmoderne



« C’est pas votre problème, hein ? Qu’est-ce qu’ils vont

devenir, tous ces gosses, en débarquant ici, quand ils vont réaliser

que le mythe en question n’était que précisément ça… un mythe ? »

 

Ringolevio, une vie jouée sans temps mort. Emmett Grogan


Pont autoroutier à Shanghai


    Ce qu’est New Moloch ? une simulation de New Babylon et de la dérive psychogéographique pour ceux qui n’ont pas été exclus du Game et qui peuvent payer. New Moloch n’a pas de vie, mais des images. Il est un peu comme L’invention de Morel de Bioy Casares pour ses résidents : une île dans laquelle chaque homme et chaque femme sont traqués par les Etats, dans ce vide laissé par la peur et l’épuisement[1]. Chaque homme est ce naufragé traqué par le Game, l’argent et la survie (que cette survie soit « raffinée », comme l’écrit Debord dans ses Commentaires sur la société du spectacle, ou pas), et donc il leur semble qu’ils n’aient pas d’autre choix que de rester sur New Moloch, l’île de Morel. Et qu’a inventé Morel de si génial, afin de faire que des milliards d’individus restent, aujourd’hui, reclus volontaires sur son île ? Il a réalisé des hologrammes d’hommes et de femmes ayant vécu au paradis dans les années 60-70. New Moloch est la reproduction animée son & lumière, mais aussi, pour bientôt peut-être, l’émission hi-fi du toucher : un simulacre répondant en temps dit « réel » à nos cinq sens, ou peu s’en faut. La coquille vide New Moloch est le présent perpétuel d’un instant appelé « révolution culturelle », « sexuelle » ou « société des loisirs ». Et, s’il n’y répond pas encore, il y répondra « bientôt » (naturellement, la déception fera toujours partie du concept marketing). New Molloch est un système fonctionnant en circuit fermé, depuis soixante ans maintenant, pour vous laisser fasciné, pantois, béat, sous ses simulacres. New Moloch est le rêve d’un taxidermiste dément, rêvant que ses figurines empaillées de Mao, Duchamp, Debord, Rosa Luxembourg, Hugo Ball, Frida Kahlo, le Che, Lénine, Neil Amstrong, et, même, Cosey Fanni Tutti, passent plus vrais, plus beaux, plus intelligents ou plus révolutionnaires que les originaux. 

    Selon David Graeber, la découverte, à partir des années 80, que nous sommes sur l’île de Morel, et notre mauvaise conscience, entraînée par le fait que nous imaginons ne pas pouvoir en découdre, cette croyance fatale que nous resterons toujours prisonniers de l’île tels des numéros, une telle amertume se nomme le postmodernisme et commence, en philosophie, avec Frederic Jameson. Pour l’écrivain anarchiste, le postmodernisme philosophique est le sentiment d’avoir été floué par nos pères, ceux-là mêmes qui nous avaient promis le paradis et nous en offrent, aujourd’hui, un mirage en 2D. La névrose, aussi, qu’un tel état provoque, pour avoir cru, enfant, pouvoir se promener sans risque sur la Lune, après les premiers pas de Neil Amstrong. Ce que l’homme a alors de la Lune ? La Guerre des Etoiles, Star Trek, Retour vers le futur… en somme un Spectacle. Une telle forclusion du désir d’émancipation jusqu’aux cieux amène pourtant avec elle ses dérivatifs, comme un film tournant en boucle détermine celui qui le subit à changer sa déception en une excitation morbide : « Le moment "postmoderne" n’a été qu’une stratégie du désespoir pour prendre ce qu’on ne pouvait ressentir, sans lui, que comme une déception terrible et le présenter comme un tournant radical, excitant et nouveau. », écrit ainsi David Graeber dans Bureaucratie[2]. L’homme d’aujourd’hui, perdu sur l’île de Morel, ne tombe pas amoureux d’un mirage, mais accepte, faute de mieux, les miettes amoureuses que ses pères lui ont laissées. Son plaisir ultime est solitaire, mais il se force encore, comme Blaise Pascal, à imaginer que le bonheur ou Dieu apparaîtront. Ici, l’économiste anarchiste et le phénoménologue des grands ensembles urbains Bruce Bégout sont d’accord : les philosophes les plus fascinés par le « spectaculaire intégré », après Debord, ont été Baudrillard et Umberto Eco. Bruce Bégout écrit ainsi à propos de Baudrillard : « Comme un Warhol évangéliste qui ne peut s’empêcher de prêcher la fin des temps, il nous semble que Baudrillard recherche, malgré qu’il s’en défende, une expérience inédite, de type fusionnel avec ce monde qu’il couvre de son mépris amusé et de sa délectation cynique. »[3] Curieusement là, pas plus David Graeber que Bruce Bégout ne s’intéressent à la généalogie marxiste du courant postmoderne, ni même au philosophe Jean-François Lyotard, l’auteur de l’essai La condition postmoderne, qui fut pourtant, dix ans durant, proche de Castoriadis et de Socialisme ou Barbarie, et offrit au mot de « postmodernisme » la renommée universitaire que l’on sait[4].

     Décence et lucidité politiques de Bruce Bégout aussi : il n’affirme pas qu’une révolution ne puisse advenir de nos jours en Occident, mais que, techniquement, étant données les configurations de nos mégalopoles, sortes d’îlots urbains dont le piéton est obvié, une révolution politique, sans le recours de l’armée et de l’aviation, est impossible : « Déjà la forme de la ville avec ses autoroutes et ses boulevards immenses, son réseau orthogonal de rues, son étalement et sa discontinuité qui défient toute appropriation ne permet pas les rassemblements massifs de révoltés qui peuvent faire flancher un pouvoir, écrit à ce propos Bégout dans Los Angeles, Capitale du XXème siècle. L’espace distendu disperse les manifestants et les rend vulnérables. Quand il ne facilite pas l’acheminement rapide des troupes officielles. Mais surtout, même s’ils parvenaient à se rassembler et à former une masse révolutionnaire, les révoltés ne sauraient ainsi où aller tant le pouvoir lui-même a déserté cet espace et s’est volatilisé dans le réseau infini des routes asphaltées et des connexions numériques. »[5]    

    D’où le souvenir, que m’évoque ce constat politique de Bruce Bégout, de Jean-Marc Rouillan, invité par des anarchistes à Dijon, il y a dix ans maintenant. Alors que Rouillan écoutait les espoirs de militants avec la montée, en Espagne, du mouvement des Indignés, celui-ci leur répondit, à quelque chose près : « Je suis d’accord avec vous que notre époque est dramatique et qu’il faut en découdre, mais où sont vos armes ? » D’armes, les Indignés n’en avaient, bien sûr, aucune, et surtout pas ceux qui ont accompagné David Graeber pour Occupy Wall Street en 2011. Alors la question de la stratégie révolutionnaire se pose là.

    Le moment postmoderne commence peut-être, en philosophie, lorsque Jean-François Lyotard quitte Pouvoir ouvrier, la revue à laquelle il participa avec son ami et camarade Pierre Souyri. Nous sommes en septembre 1966, quelques mois avant les événements de mai. Pouvoir ouvrier revendiquait une ligne marxiste orthodoxe contre l’ouverture politique et théorique préconisée, pour Socialisme ou Barbarie, par Castoriadis. Lyotard se justifiera alors, plusieurs années après son départ, dans la préface d’un livre de Pierre Souyri sur le régime politique chinois : « La difficulté était de prendre conscience qu’il n’y avait peut-être plus d’alternative à la domination capitaliste. », écrivait alors Lyotard[6].

      Pas d’alternative. L’affirmation est péremptoire, à peine contrebalancée par l’adverbe « peut-être » qui offre au futur (forcément lointain) une chance de s’en sortir. Pour Lyotard, avant mai 68, le capitalisme a résolu ses contradictions, les hommes doivent donc faire avec. L’avenir, dans ses grandes lignes, lui a donné raison.   

     On ne peut pas, aujourd’hui, parler de la philosophie postmoderne, même si, évidemment, un tel adjectif est devenu fourre-tout, sans revenir sur la philosophie de Jean-François Lyotard, ne serait-ce que sur quelques lignes. Lyotard et Pierre Souyri ont été des auteurs et militants importants de Socialisme ou Barbarie auprès de Castoriadis. Lyotard, ainsi que Souyri, son aîné, se rencontrèrent en Algérie, alors qu’ils étaient enseignants, et ils militèrent ensemble pour l’indépendance de ce pays. Leurs différends, et, surtout, le différend qui fit rompre Lyotard avec Castoriadis puis avec Pierre Souyri, a pour arrière-fond la décolonisation de l’Algérie. Disons rapidement que Lyotard fut marqué par le fait que l’indépendance algérienne, avec le FLN, demeurât une affaire nationale et nationaliste, loin, bien loin du « grand récit » matérialiste et dialectique ébauché par le parti communiste après Marx. L’indépendance de l’Algérie avec le FLN était encore (et toujours) une affaire de bureaucratie et de pouvoirs, aux antipodes de ce qu’il aurait fallu pour ce peuple, et telle, elle fut le Spectre de Marx de Lyotard. Après cela, Lyotard a rempilé : pour lui, la bourgeoisie avait résolu, dans les grandes lignes, les contradictions de son économie.

     Or, répétons-le, si David Graeber critique vertement, dans nombre de ses textes, la philosophie postmoderne, à aucun moment il ne parle de Lyotard ; et pour cause : les arguments de Lyotard, pour justifier son point de vue en faveur du capitalisme, soit une critique du grand récit des Lumières, du grand récit de la bourgeoisie ou celui du marxisme déclinant, sont les mêmes que ceux de Graeber pour annoncer sa fin possible. L’un et l’autre ont les mêmes arguments, l’un, à la fin du vingtième siècle, pour affirmer, blasé, que le capitalisme, faute de mieux, nous permet de survivre vaille que vaille, l’autre, au début du vingt-et-unième, pour démontrer, aux antipodes, que le capitalisme tue notre humanité et qu’on peut en découdre. Et, pourtant, ni l’un ni l’autre n’offrent de perspectives, puisque l’un a quitté les armes et que l’autre en est toujours demeuré à une action directe drôle et loufoque proche des provocations de l’anarchie potache de la fin des années 60, provo hollandais se revendiquant de Constant et de New Babylon, hippie, yuppie ou digger rayonnant après le Summer of love franciscanais. Soit un enfer pavé de bonnes intentions.

    Le postmodernisme demeure alors comme le moment du déni de l’histoire des villes et des laissés pour compte. C’est aussi le constat, fait par Xiao Fai à Shanghai, de nos jours, à la fin du roman de Celia Lévi Dix yuans un kilo de concombres. Tandis qu’il a été chassé, avec sa mère et ses sœurs, de son appartement par des promoteurs immobiliers, et qu’il se retrouve dans un village de fortune, à la périphérie de Shanghai, Xiao Fei remarque alors l’obsolescence programmée et irrémédiable de l’environnement urbain moderne, aussi bien l’architecture dite moderne de l’élite que celle des exclus du système : « Sous nombre d’aspects, le village était une reproduction à l’identique de n’importe quel quartier déshérité du centre-ville, écrit Celia Lévi. L’extension des constructions était limitée par l’autoroute qui l’encerclait, certains baraquements n’étaient qu’à quelques kilomètres du garde-fou de l’autoroute. Et de l’autre côté du périphérique se dressaient des gratte-ciel et une autoroute suspendue dont la hauteur et la monumentalité des piliers contrastaient avec les proportions du village. On aurait pu dire que les maisons semblaient être des maquettes en comparaison, ou un jeu pour enfant. Xiao Fei fixait l’horizon en se demandant s’il y avait réellement une opposition entre ces deux types de construction. L’un, vestige du passé, était certes promis à la destruction, tandis que l’autre représentait l’avenir. Cependant les bâtiments modernes, par un effet de contamination, paraissaient eux aussi obsolètes. Au point que l’on pouvait se demander si les maisons basses n’étaient que les résidus d’un monde qui disparaissait ou au contraire la conclusion logique et inéluctable de celui qui apparaissait. Les cheminées de l’incinérateur qui bordait l’autoroute crachaient une fumée dense. Xiao Fei regardait la brume enveloppant le village, était-elle due à l’incinérateur ou à l’humidité ? »[7]    

    Ici, à la naïve remarque de Xiao Fei dans Dix yuans un kilo de concombres répond celle de Jeanne contemplant l’amoncellement des tentes des sans-papiers devant son centre d’art à Pantin, dans le dernier roman de Celia Lévi La Tannerie. Pour l'autrice, qui a résidé en Chine, il n’y a pas de différence fondamentale entre le capitalisme d’Etat de la Chine actuelle et le néolibéralisme européen ou américain. Shanghai est le Los Angeles de Bruce Bégout, comme la ville de Hull pour le sociologue Mark Featherstone. Shangaï est la ville désindustrialisée de Hull en Angleterre. Soit une ruine urbaine où se sont rencontrés Cosey Fanni Tuttti et Genesis P-Orridge dans les années 70. Shanghai est Hull.   



[1] L'Invention de Morel est un roman de l'écrivain argentin Adolfo Bioy Casares paru en 1940. Dans ce classique de la littérature fantastique du xxe siècle, le narrateur se retrouve réfugié sur une île qu'il croit déserte, mais qui s'avère peuplée de personnages avec lesquels aucune communication n'est étrangement possible alors que chaque semaine se répètent les mêmes scènes avec une absolue régularité.

[2] Ibid. P. 131.

[3] Los Angeles. Capitale du XXème siècle. Pp. 136-137.

[4] David Graeber, Bureaucratie. Pp. 130-134.

[5] Ibid. Pp. 137-138.

[6] « Pierre Souyri. Le marxisme qui n’a pas fini. » Préface de Jean-François Lyotard à l’ouvrage de Pierre Souyri, Révolution et contre-révolution en Chine. Paris, Christian Bourgois, 1982.

[7] Celia Lévi, Dix yuans un kilo de concombres. Pp. 223-224.



  

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