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Peter Coyote |
Sleeping where I fall
Une chronique
*
Sleeping where I fall, publié
aux Etats-Unis en 1998 aux éditions Counterpoint, est la chronique des
activités politiques et artistiques du comédien et acteur de cinéma Peter
Coyote, alors qu’il vivait à San Francisco au milieu des années 60. Peter
Coyote, encore inconnu du grand public, choisit à l’époque de jouer pour la
Mime Troupe, une troupe de théâtre de la côte ouest qui devient célèbre dans
tous les Etats-Unis. Le comédien comprend alors les limites du théâtre en tant
qu’art et il a l’intuition de ce qu’une telle esthétique se devra de dépasser
pour devenir concrètement révolutionnaire. Nous sommes à quelques mois du
Summer of love qui secouera la baie de San Francisco et fera connaître le
mouvement hippie dans le monde entier. Avec ses compagnons de la Mime Troupe
Emmett Grogan et Peter Berg, il crée à ce moment-là le groupe de théâtre lesDiggers, afin de transformer le spectateur en « acteur de vie » (a
life actor).
L’extrait, que j’ai traduit ici, se trouve
au début du livre de Peter Coyote : l’acteur tente là de définir ce qu’est
le théâtre et ses limites, ainsi que ce qu’il est possible de faire pour
parvenir à une révolution culturelle par le biais du théâtre. L’acteur donne,
dans le même temps, des clés de compréhension du groupe des Diggers, groupe encore
largement méconnu aujourd’hui et qui a été un mouvement essentiel de la
révolution culturelle américaine des années 60. Peter Coyote offre enfin des
outils d’analyse pour une meilleure compréhension de l’enjeu révolutionnaire de
l’art et du théâtre et une méthode pour y parvenir. Il relance donc le débat
esthétique sur le théâtre, notamment en France, après ce qu’il est devenu à
gauche à partir de l’ouvrage sur l’art du philosophe Jacques Rancière, Le
spectateur émancipé[1].
L’art des Diggers montre, de nos jours, que le spectateur défini par le
philosophe Jacques Rancière n’est pas encore assez émancipé et qu’il lui faudra
encore un effort pour le devenir…
La description par Peter Coyote des limites
du théâtre et de ce qu’il faut faire pour les dépasser se trouve au chapitre 6
de
Sleeping where I fall, que l’on peut traduire par « Grandir avec
une peau neuve ». Dans ce chapitre, Peter Coyote évoque la tournée
triomphale de la Mime Troupe à New York pour la Coopérative de films du poète
et cinéaste Jonas Mekas, l’un des réalisateurs de films d’avant-garde les plus
importants aux Etats-Unis.
On pourrait alors penser que tous les
espoirs de Peter Coyote sont satisfaits, mais il n’en est rien…
*
Je suis alors revenu à San Francisco avec
des sentiments mêlés.Ma
vie sur les routes avec la Mime Troupe avait certes été joyeuse, mais
épuisante. Il n’y avait plus moyen pour la compagnie d’être plus explicite
qu’elle ne l’était alors dans ses critiques sur la société, et pourtant elle faisait
ces critiques en étant cooptée par la société-même qu’elle voulait changer. Le
nœud du problème semblait aussi lié à l’idée du théâtre, tel qu’il était envisagé.
Mon engagement dans la poursuite du
changement social nécessitait que je casse le quatrième mur de la scène et vive
en accord avec mes principes, et pas juste durant les représentations. Quelque
chose d’incroyable était dans l’air. La révolution et le changement constituaient
la base de nos activités quotidiennes. Même les membres sybarites de la
contreculture, ceux qui n’étaient pas engagés dans le changement social,
confrontaient leur propre style et leur attitude par la distance qu’ils
mettaient avec les normes et standards de l’establishment.
Les gens commençaient à être fatigués
d’être relégués à regarder et à lire les mêmes choses sur leur brillante élite
qui s’amusait et faisait de l’argent. Être « citoyen », c’est un peu
comme faire partie d’une audience pour un film et regarder les stars avoir des
relations sexuelles les unes avec les autres, pendant que tu t’imagines être à
leur place. Pour prix de ton admission à l’orgie, tu peux être tellement bourré
de drogues médiatiques que tu en oublies tes journées à te taper du caoutchouc
dans une usine Goodyear ou sur la voie de sécurité d’une route à planter des
panneaux de déviation pour les voitures.
Un tel arrangement social apparaissait bien
maigre pour contenter tout le monde, et les tribunes politiques des années 60
offraient alors un nombre important d’alternatives variées pour rectifier le
tir.
Le communalisme anarchiste rivalisait alors avec le communisme
révolutionnaire, l’un et l’autre réclamant l’attention du public, l’un et l’autre
présentant sa perspective comme étant la seule à même de comprendre et de changer
la situation. Mais le point commun à toutes ces options philosophiques était
l’hypothèse sous-jacente qu’un changement radical était nécessaire.
Dans la perspective des
Diggers (qui devint rapidement la mienne), le théâtre avait été
coopté comme une vulgaire marchandise, ainsi que tous les autres arts devenus,
comme lui, des experts dans le divertissement du public ou la décoration
d’intérieurs. Puisque le public payait l’entrée, il savait de façon intuitive
que ce qui lui était présenté sur la scène faisait partie d’un business qui ne
menaçait en rien les valeurs établies. Si
vous n’aimiez pas le message véhiculé par la pièce, vous étiez libre de sortir
du théâtre aussi facilement que si vous quittiez un magasin où vous n’aimez pas
les marchandises. J’en étais venu à sentir que, si un événement théâtral
pouvait être intellectuellement provoquant et subversif, rien en lui ne saurait
défier les formes inhérentes et les relations ayant lieu entre le commerce,
le commerçant et le consommateur, si celles-ci lui étaient encore
intimement mêlées.
De l’intérieur, chaque culture apparaît
aussi lisse et parfaite qu’un rêve. Pour les guerriers Jivaros, par exemple, la
chasse aux têtes humaines est un devoir social et religieux important, et non
pas un phénomène barbare, comme pour nous. Si vous ne remettez pas en question
les prémisses du profit et de la propriété privée et que vous poursuiviez leurs
fins en toute bonne foi, alors le centre commercial, que nous appelons
l’Amérique, se tiendra devant vous comme une culture solide et unifiée
intégrant la somme de vos actions votre existence durant, et, comme un poisson
rouge dans son bocal, aucun d’entre nous ne pourra imaginer vivre en-dehors de
l’aquarium.
Les Diggers croyaient que l’antidote à un
tel conditionnement se trouvait dans l’authenticité personnelle : honorer
ses propres directives intérieures et ses rêves en vivant en accord avec eux,
quelles qu’en soient les conséquences. Le théâtre était évidemment un moyen
approprié pour expérimenter de telles idées, mais sa discipline nous apparaissait
de plus en plus circonscrite par les valeurs de la culture dominante. Si le théâtre
avait été coopté et transformé en un produit supplémentaire du supermarché
culturel, est-ce que tous les efforts à l’intérieur de ce supermarché n’étaient
pas vains ? Toutes vos compétences et vos talents n’étaient qu’un
packaging supplémentaire et vous vous retrouvez maintenant, sur ses rayonnages,
juste comme un autre produit, mais cette fois-ci avec l’étiquette
« radical » collé dans votre dos. Si nous voulions créer une culture
établie sur des prémisses différentes, une contre-culture, il nous
fallait sortir de l’aquarium.
L’option de se tenir hors de la culture
dominante et de créer une alternative semblait réalisable à l’époque. Des visions
aux possibilités illimitées inspirèrent les Diggers autant qu’elles inspirèrent
les premiers chercheurs de la fission nucléaire, qui imaginèrent un monde sans
compteurs électriques. Et, comme ces visions déchaînaient les forces de l’imagination
créative, elles devinrent réelles.
Cette ligne d’investigation se développa,
chez les Diggers, avec le concept d’ «acteur de vie» (life actor).
L’action englobe la façon dont les humains se comportent et communiquent les
uns avec les autres. On sait que je suis fâché quand j’«agis» avec colère :
ma voix est plus aigüe, mes mouvements deviennent violents, mes yeux expriment
une intention hostile. La capacité de marquer ces changements dans mon corps et
mon comportement offre d’évidents avantages pour la survie, et les humains ont
grandement développé leur habileté à décoder de tels signes. Nous sommes tous
des experts. Quelle que soit mon attitude, si je fais semblant d’être
fâché, vous percevrez cette prétention ; celle-ci vous apparaîtra
différente d’une colère réelle[2].
Les acteurs utilisent cette connaissance
pour exprimer la vie de l’esprit. Lorsque nous manquons de conviction à un
moment précis d’une scène de théâtre, nous employons notre imagination pour
manipuler notre système nerveux de façon à ne pas jouer mais
à exprimer des émotions réelles. Bien que simulés par des événements
imaginaires, ces sentiments sont néanmoins réels. L’art de la comédie requiert
une conscience de ces procédures et la capacité de choisir ou de substituer une
prémisse imaginaire par une autre.
Les Diggers attiraient vers eux des
comédiens (professionnels ou non) qui voulaient employer ces capacités dans
leur vie quotidienne pour construire à l’extérieur du théâtre des événements
qui étaient libres financièrement et structurellement, de façon à pouvoir
exister hors du domaine des attentes et des défenses conventionnelles. Le point
suivant dans l’art des Diggers requérait la création consciente d’un caractère,
une personne pour la vie quotidienne, qui pût incarner nos plus grandes
aspirations sociales et spirituelles ; nous voulions imaginer notre Self
le plus authentique et le plus admirable et nous voulions le ou la jouer
tous les jours[3].
De cette façon, chacun de nous pouvait devenir son ou sa propre héro/ïne aussi
bien qu’un instrument du changement social.
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Peter COYOTE |
Pour moi, ce processus de développer une
nouvelle identité a commencé à partir d’une expérience faite à l’université. À
Grinnel (Iowa), mes amis Terry Bisson, George Wallace, Bennett Bean et
moi-même, nous avions commandé du peyotl, un cactus hallucinogène, envoyé par
la poste du Texas. Lorsque le peyotl est arrivé – épais, visqueux et vert-foncé
– nous n’avions aucune idée de la façon de l’employer, nous avons donc fait des
recherches sur le sujet à la bibliothèque et nous avons trouvé la mention d’un
lieu de culte proche consacré au peyotl, dans la communauté locale des Indiens
Poweshieck. Nous avons roulé jusqu’à la réserve de Tama dans l’Iowa et, là,
nous avons échangé la moitié de notre came pour savoir comment ingérer le
cactus.
Le goût du peyotl fait un peu penser aux
relents des eaux des marécages. Réussir à mâcher et à avaler sept ou huit
germes chacun était déjà un exploit en soi. Il ne s’est rien passé pendant très
longtemps. Déçu, Terry Bisson s’est levé pour partir, puis il s’est tourné vers
le groupe et il a déclaré :
« Hé, mes mains ont le vertige ! » Chacun de nous a compris exactement
ce qu’il voulait dire, et, comme par magie, nous avons tous immédiatement été transportés
dans un royaume où tout est possible. Nous sommes revenus à la réalité par une
nuit froide aux étoiles éblouissantes, abasourdis et choqués par la beauté du
monde. Je me suis alors senti comme transformé en un petit chien et j’ai passé
la majeure partie de la nuit à trottiner sans le moindre effort dans les
campagnes de l’Iowa, en suivant les parfums et les couleurs, émerveillé du
développement nouveau de mes capacités physiques. Enfin, à un moment donné, j’ai
arrêté de regarder devant moi et j’ai été surpris de voir les traces d’un petit
chien, là où mes pas auraient dû être.
Cet événement m’a hanté pendant des années,
il était trop tangible pour que je le rejette comme étant une hallucination. Au
moment de quitter la Mime Troupe en 1967, j’ai rencontré Jim Koller, un bon
poète et l’éditeur d’une revue de poésie estimée, Le Journal du coyote. Le
logo du journal représentait l’empreinte de pas d’un coyote et, la première
fois que je l’ai vue, je l’ai reconnue comme étant celle que j’avais aperçue
marquant le sol de l’Iowa. J’ai alors réalisé que ce « petit chien »,
qui était venu plein de vigueur derrière moi, était en fait un coyote. Peu de
temps après, j’ai rencontré un sorcier Paiute-Soshone qui se nommait Roulement
de Tonnerre et avec qui je suis devenu assez intime. Lorsque je lui ai raconté
mon histoire, il m’a regardé sérieusement et il m’a demandé ce que je comptais
« faire ». Je n’avais aucune idée de ce qu’il voulait dire ou à ce
qu’il s’attendait alors, mais, durant l’agitation causée par mon départ de la
Mime Troupe, réfléchissant à mes intentions les plus profondes, j’en suis venu
à comprendre qu’on m’avait fait un cadeau extraordinaire et je me suis senti
obligé de l’honorer. Sans vraiment comprendre pourquoi ou ce que cela
signifiait pour moi, mais ayant besoin, d’une manière ou d’une autre, de
marquer le coup, j’ai commencé à employer Coyote comme mon nom de famille. Le
changement de mon identité est venu un peu plus tard.
Les Diggers étaient fascinés par ce à quoi
la vie pourrait ressembler si elle était vécue dans une
constante improvisation, et nous nous sommes consacrés à éveiller les autres à
cette possibilité. À quoi cela ressemblerait non pas d’être un « héros
solitaire », comme Emmett Grogan avait l’habitude de dire en décrivant les
« citoyens » vivant par procuration, se repaissant des réalisations
et des aventures des autres, comme une compensation à la maigreur de leur
propre existence ? Cette idée d’être un acteur de vie opérait sur nous
comme une sorte de carburant nucléaire mental, et avant que celui-ci ne soit
infusé dans le thé amer qu’est le style de vie (qui en est venu à
signifier de dépenser pour n’importe quelle voie choisie), un tel
concept a galvanisé notre communauté. Notre « acteur de vie » par
excellence était Emmett Grogan dont la réponse à l’agitation politique, sociale
et spirituelle de l’époque a été de se créer une
personnalité unique et complètement adaptée à la situation…
*
Pour en savoir plus sur le mouvement des Diggers, un site américain leur est dédié :
[1] Le
spectateur émancipé, Jacques Rancière. Ed. La fabrique : 2008.
[2]
Voir, à ce sujet, les rapports entre le domaine d’expérimentations des Diggers
et la Mètis grecque, ou « ruse de l’intelligence », qui est
une stratégie de rapport aux autres et à la nature (Les ruses de
l’intelligence, la Mètis grecque, Détienne & Vernant, Editions Flammarion,
« Champs ». 1974).
[3] Pour les
notions de Moi et de Self, voir, dans le champ de la psychologie sociale, les
apports du philosophe américain George Herbert Mead, notamment avec son essai L’esprit,
le soi, la société, et, dans le champ de l’anthropologie, l’œuvre de
Georges Devereux.