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Emmett GROGAN
Voici, après plusieurs semaines de silence, la suite de mon essai sur l'artiste et anarchiste américain Emmett Grogan, à l'origine de communes libres et d'espaces autogérés à San Francisco en 1966. La Commune Ringolevio est un essai en cours de rédaction, dans lequel je propose une lecture libre de l'autobiographie d'Emmett Grogan, Ringolevio.
Le Ringolevio est, en français, le jeu de la chasse à l'homme ; Emmett Grogan y jouait dans son enfance dans les rues de New York, et ce jeu, dans ce qu'il a de tactique et de stratégique, a fortement influencé sa conception de la vie et de l'action politique. Selon Emmett Grogan, le monde est un jeu de chasse à l'homme, qui fait s'affronter les puissants et les réprouvés. Emmett est, dans son autobiographie, le capitaine de l'équipe des réprouvés, et il donne des leçons de jeu afin que son équipe gagne la partie et puisse créer, en toute liberté, des communes libres, ou Free city, dans lesquelles l'argent n'a plus cours.
La première règle du ringolevio, selon Emmett Grogan, est "Savoir se cacher et tenir son rôle". Je montrais, auparavant sur ce Blog, que, lorsqu'on fait partie de l'équipe des réprouvés, il faut savoir se dissimuler et se cacher pour survivre, puisque la seule chose qu'ambitionne l'équipe des puissants, son seul motif, est de vous mettre en prison. J'en viens donc, aujourd'hui, à la deuxième règle du ringolevio selon Emmett Grogan, qui est : "Ne pas avoir peur des prisons"
Pour comprendre ici la suite de ma lecture d'Emmett Grogan, il faut avoir à l'esprit que celui-ci a été héroïnomane à New York, et ce dès l'âge de treize ans.
*
- Règle
du Ringolevio n°2 : ne pas avoir peur des prisons.
Les prisons peuvent être de plusieurs
sortes pour Emmett Grogan : c’est d’abord l’institution carcérale
américaine, mais c’est aussi l’armée ou la famille, ou toute espèce
d’institutions, qui empêche l’homme de vivre pleinement sa vie. Ainsi, pour
lui, son propre père a été, son existence durant, un employé de banque
subalterne sur Wall Street, obligé de fournir un travail ingrat pour que sa
famille mange à sa faim. La notion de sacrifice était totalement étrangère à
Emmett Grogan. Selon lui, un homme n’a pas à se sacrifier, même pour ses
enfants. Grogan aimait ainsi son père et sa mère, mais il aurait voulu que
ceux-ci aient une vie plus libre et moins terne. Tout mouvement pendulaire, par
lequel l’homme passe de son foyer à l’emploi qui le fait vivre, est, selon lui,
une forme de liberté conditionnelle dont on a à se soustraire. À la fin de son
essai le plus célèbre, Le Principe responsabilité, le philosophe Hans Jonas, à l’origine du principe de précaution
que l’on trouve aujourd’hui intégré dans les codes juridiques de nombreux pays,
pouvait affirmer admirer son père pour le sacrifice qu’il avait effectué de ses
ambitions personnelles, en devenant, jeune, un chargé de famille, pour que ses propres
frères poursuivent leurs études et que ses sœurs se marient, Grogan aurait vu
en cela un aveu de faiblesse, même si les conditions de vie, qui ont été celles
de la famille Jonas en Allemagne, avant 1938, étaient à mille lieues de celles
d’Emmett.
Dès le départ, Grogan cherche, dans
l’espace public, une forme d’action sociale et politique lui permettant de
prouver au monde sa valeur, et ni sa mère ni son père ne sauront vraiment l’en
empêcher : Grogan, enfant, ne leur dit jamais ce qu’il fait et il va même
jusqu’à leur mentir ; en revanche, il fait toujours en sorte de leur
épargner ses déboires personnels, et ce même s’il lui en coûte. Ainsi,
cherchant à 14 ans de l’argent à New York pour de l’héroïne, il mentira sur son
identité et sur son âge, lorsqu’il se fera arrêter par la police avec des
camarades, après le cambriolage manqué d’une banque. Pour échapper à la maison
de correction pour délinquants juvéniles et épargner des tracas à ses parents,
il déclare à la police avoir 16 ans (l’âge adulte aux Etats-Unis, à l’époque)
et s’appeler Johnny Mullane. Il sera, après une telle affirmation, écroué à la
prison de Raymond Street à New York. Seul dans une cellule du quartier de haute
sécurité, il devra, après cela, se sevrer à la dure et souffrir le martyr, mais
sans jamais avouer éprouver les effets du manque, et sans même que les médecins
ne lui posent de questions en ce sens. Ainsi, Wisdom (ou Mullane) fait-il
l’expérience de l’incurie du dispositif médical, juridique et carcéral
new-yorkais : la police l’arrête sans chercher la preuve de son identité
et de son âge, et l’infirmerie de la prison, dans laquelle il est à l’agonie,
l’écoute lorsqu’il déclare souffrir de crises épileptiques, et cela sans même
effectuer sur lui une prise de sang :
« Il se garda bien de faire
allusion à un quelconque usage de stupéfiants, non plus bien sûr qu’à une
éventuelle dépendance à la drogue ou aux symptômes du sevrage, raconte-t-il à
son sujet aux premières pages de Ringolevio, et on ne lui posa d’ailleurs aucune question dans ce sens. Kenny en
fut un peu étonné, mais ça n’aurait d’ailleurs pas dû le surprendre outre
mesure. L’apathie dont fait généralement preuve le personnel des infirmeries
des centres de rétention et prison de New York les conduit à se féliciter de
n’être pas dérangés par les questions, supplications, cris, prières et appels
au secours d’un de leurs "patients", quel que soit le calvaire que ce
dernier puisse endurer. Le médecin parut se satisfaire de l’explication de
Kenny et lui annonça qu’ils le garderaient encore quelques jours à
l’infirmerie. »[1]
En l’occurrence, la médecine, telle que
Kenny Wisdom l’appréhende lors de son premier séjour en prison, n’est pas là
pour soigner, mais pour servir de caution morale au milieu pénitentiaire sur
les soins apportés aux détenus.
Pour Emmett Grogan, les limites de la
famille ou du dispositif carcéral, de tout ce que le philosophe Michel Foucault
a appelé des « hétérotopies », est ce qui permet à l’individu pris
dans leurs nasses de s’en délivrer. Et ce qui devait arriver arriva : un
ancien camarade de Grogan ayant été arrêté affirma, lors de son interrogatoire,
que celui-ci n’avait pas donné son nom à la police, que « Johnny Mullane »
était un bobard, comme l’âge qu’Emmett se donnait.
Une erreur judiciaire avait
donc été commise, puisqu’un enfant avait été incarcéré dans une prison pour
adultes. Grogan était en train de gagner la première manche du ringolevio à
échelle 1 : dès lors son existence aventureuse ne fut plus que la
répétition de ce premier coup fumant. Après cinq mois de détention, il s’en
sortit avec un non-lieu et son dossier juridique fut détruit :
« DÉLIVRANCE ! », s’est-il sans doute écrié pour lui-même, comme s’il
avait alors libéré ses compagnons de jeu… ̶ « DÉLIVRANCE »,
non, pas encore. Puisqu’il fallut aussi à l’encore-enfant, ou algue libre,
de persuader ses parents que la prison lui avait servi de leçon et qu’il ne
recommencerait plus, sans quoi son père et sa mère l’auraient probablement
abandonné à l’assistance publique avant sa majorité, et le mensonge qu’il avait
produit lors de son arrestation, afin d’être écroué dans une prison pour
adultes, n’aurait servi à rien : la rémission des fautes
de Kenny Wisdom n’avait pas encore eu lieu à cet instant.
Là encore, il s’en
sortit, son incarcération lui ayant permis de sympathiser avec des détenus qui lui
avaient prêté des anthologies de poésie ; ces livres lui enseignèrent ce
qu’il faut savoir pour se libérer de l’ennui et trouver les tournures
rhétoriques afin de convaincre son entourage, tout en se cultivant à
moindre frais : « Les livres [qu’on lui prêtait] étaient la plupart du
temps des anthologies de poésie, genre éminemment prisé par les condamnés de
longue durée, car on peut les lire et les relire à loisir sans jamais s’en
lasser ; leurs tournures abstraites stimulent l’imagination et vous
incitent à la réflexion personnelle. »[2],
affirme-t-il à ce propos.
On verra par la suite que telle anecdote sur le choix
de lectures de poèmes, dans le cas de Grogan, n’est pas anodine. Parce que la
poésie est ce qui permet aussi au ludicien de trouver des mots nouveaux pour crier Délivrance, lorsqu’on
entre dans la prison ennemie, pour obtenir la clémence de ses parents, s’affranchir
ou affranchir ceux de son équipe.
Qu’est-ce qu’un ludicien ? Un ludicien
est celui qui pratique une philosophie minimale en accord avec notre monde
actuel, devenant de plus en plus virtuel, ludique et soumis au flux constant du
néant, des informations et des marchandises que le philosophe Jean-Paul
Galibert, qui est à l’origine de l’algue libre comme modèle de vie pour
l’homme, a appelé la ludique. « Les principes de la
raison « logique » sont des interdits, écrit à
ce sujet Jean-Paul Galibert dans L’idée de ludique. Ils sont doublement illégitimes, parce que
la raison se les impose à elle-même sans nécessité, comme si l’on ne pouvait penser
sans les respecter, puis les impose à tout le reste, comme si rien ne pouvait exister
sans les respecter. L’usage fantomal de la logique classique devient un carcan
à partir du moment où ses principes sont des prohibitions de pensées et
d’existences. La raison doit s’obliger à comprendre ce qui est, et non
interdire ce qu’elle ne comprend pas.
À l’inverse, les règles de la raison
ludique sont des droits. On a le droit de faire tout ce que fait la
réalité, même si la raison l’interdit. La raison elle-même a le droit de faire
tout ce que la raison interdit. La raison a le droit de ne pas être
rationnelle. On a bien le droit de se contredire, puisque la réalité est
contradictoire. On a bien le droit de changer de nombre, et même d’en avoir
plusieurs, de changer d’essence, et même d’en avoir plusieurs, de changer de
sens, et même d’en avoir plusieurs, parce que toutes les réalités en font
autant. »
Poésie est ainsi la clé qui
permet de s’émanciper, elle est aussi le Sésame du ludicien. Là encore, l’algue
libre Emmett Grogan s’en est sorti comme un chef, tandis qu’il se retrouvait,
dans un prétoire de la prison, devant ses parents venus lui rendre visite. Il y
avait, avec eux, le prêtre de leur paroisse, débarqué pour être un témoin à
charge contre Emmett, ainsi qu’un père jésuite, membre éloigné de la famille,
venu pour assister sa mère. Or, la plaidoirie qu’Emmett ourdit pour se défendre
fut éblouissante, tout le monde en fut baba, même le jésuite, qui s’occupait de
gérer une école pour adolescents issus des milieux huppés de New York, et qui,
sur le coup, proposa aux parents d’Emmett de l’y inscrire avec une bourse.
Ainsi, après ces épreuves, Emmett se
retrouve-t-il, grâce aux anthologies de poésie lues en prison, à réussir le
concours d’entrée d’une école réputée et à étudier avec les fils et les filles
de Park Avenue, le camp ennemi du ringolevio new-yorkais à échelle 1 :
« Les épreuves de l’examen et du concours durèrent de 9 heures du matin
jusqu’à seize heures environ, écrit Emmett, ou Kenny, ou Mullane… À un moment
donné, on lui demanda de rédiger une courte composition, dont le sujet portait
sur ce qu’il attendait exactement de l’éducation qu’il allait recevoir au cours
privé. Kenny n’avait encore jamais réalisé à quel point ses lectures
d’anthologie de poésie [de la prison] de Raymond Street avaient enrichi son
vocabulaire. »[3]
Le moins que l’on puisse dire, après cela,
c’est que la vie de Grogan est invraisemblable et ludique : Ringolevio,
en tant qu’autobiographie, est invraisemblable donc ludique, comme on va voir. Comment un homme a-t-il
pu avoir autant de chances de s’en sortir et ce dès son premier larcin ?
Comment a-t-il fait pour retomber toujours sur ses pieds, malgré la hauteur de
ses sauts dans le vide, et cela dès ses quinze ans ? Comment a-t-il pu
toujours, en tant que ludicien, changer d’essence et de sens afin de
trouver, pour chaque accident de la vie, pour chaque problème de l’existence,
le contrepoint nécessaire à son avancée ? C’est ce qu’on peut se demander en
lisant son autobiographie...
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vendredi 15 novembre 2019
LA COMMUNE RINGOLEVIO - 3
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