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Emmett GROGAN |
Ce texte est la suite de ma lecture de Ringolevio,
l’autobiographie de l’écrivain américain et digger de San Francisco Emmett GROGAN (1942-1978). La première partie a été publiée sur ce Blog le 10 juillet de cette année. J'explique, dans ce passage, la première règle du ringolevio (ou jeu de chasse à l'homme), selon Emmett Grogan : " Savoir se cacher et tenir son rôle " Je montre aussi, à partir du travail en ethnologie et en sociologie de Georges Devereux, que le fait de cacher son identité n'est pas un phénomène exceptionnel en soi, mais qu'il a une valeur universelle puisqu'il se retrouve dans de nombreuses sociétés et de nombreuses cultures, et ce depuis nos origines. Dans le même temps, j'ébauche des parallèles entre les vies de Grogan, de Georges Devereux et de l'écrivain et romancier allemand B. Traven. Le corpus de notes en bas de page est donc assez conséquent, comme vous lirez peut-être ; je m'en excuse ici.
J'ajouterai, dans quelques semaines, les autres règles du jeu digger du ringolevio, qui permettent la création de communes libres.
*
"Pour les puissances financières qui vampirisent les forces vives de la terre, de la société, des individus, l'homme n'est rien d'autre qu'une marchandise. Elles ignorent tout des richesses de la vie et des ressources de la gratuité. C'est par ce biais qu'il faut casser le système : en instaurant des zones libérées de la marchandise, des zones où tout se crée et où rien ne se paie. A ceux qui restitueront sa poésie à la vie quotidienne, rien ne résistera."
Raoul Vaneigem,
"Une communauté assez forte et assez pleine d'amour pour lutter contre les vieilles institutions"
8 novembre 2010
*
RÈGLES
DU JEU DE LA COMMUNE RINGOLEVIO
Puisque, pour Emmett Grogan, le monde est
un jeu de Ringolevio (ou chasse à l'homme) grandeur nature, celui-ci obéit à des règles que le joueur
doit suivre, s’il veut gagner. Ces règles sont les suivantes :
- Règle
du Ringolevio n°1 : savoir se cacher et tenir son rôle
Le ringolevio est un jeu dangereux, celui
qui y participe l’apprend vite à ses dépens. Il faut savoir courir vite, sauter
haut et chuter d’un ou deux étages pour courser un membre adverse quand il est
dans notre camp, ou pour le fuir, quand on se trouve à l’intérieur de ses
lignes. Mais l’essentiel n’est pas de savoir courir et tomber sans heurts,
l’essentiel est de trouver les meilleures cachettes, celles qui sont au plus
près de la prison ennemie, afin de délivrer ses équipiers. Fatalement, les
partenaires du jeu se font prendre, il faut alors entrer au cœur du territoire
ennemi pour venir les libérer : tout est là.
Lorsque le ringolevio démarre, les équipes
essaiment sur leur propre territoire, puis elles traversent la frontière afin
d’étudier le site adverse et s’y cacher, lorsqu’ils ne sont pas de garde devant
leur prison. Être aux avant-postes signifie rester immobile et silencieux, le
plus souvent dans une position inconfortable afin de ne pas être repéré. Un
membre dans les lignes adverses est perpétuellement aux aguets, il apprend à
écouter les bruits que font ses ennemis afin d’évoluer dans le jeu. Celui
qui ne sait pas déjouer l’attention de l’adversaire n’avance pas.
Le ringolevio est donc un jeu de masques et
de dupes, un jeu où il faut avoir saisi sa propre valeur comme la valeur de son
ennemi, afin de ne pas prendre de risques inconsidérés. Un jeu, enfin, dans
lequel la prison ne fait pas peur, puisqu’on peut toujours s’en sortir. -- Le jeu de
Ringolevio est un jeu de masques, de peintures mises sur la figure pour se
camoufler, être assimilé au paysage, afin de s’en sortir ou de faire
sortir : il est un leurre, et même
pour ses coéquipiers.
Dans l’introduction à l’édition américaine
de Ringolevio, l’acteur de cinéma Peter Coyote, qui a été membre des
Diggers et un ami d’Emmett Grogan, écrit au sujet du jeu de masques que ce
dernier avait réalisé sa vie durant :
« Pour comprendre la nécessité et le
but de l'alter-ego d'Emmett, il est nécessaire de se rappeler l'environnement
dans lequel il est devenu conscient : le
milieu des années quarante et le début des années cinquante en Amérique. La
Corée avait été le premier choc provoqué par l'euphorie nationale qui a suivi
la Seconde Guerre mondiale, interrompant le processus d'élimination des
ressources mondiales, du statut et du prestige de la nation, dans le cadre
désordonné de la "sécurisation du monde pour la démocratie".
Précipitée dans des circonstances suspectes, la Corée était un enfer sanglant
où les troupes se mutinaient et se débattaient avec des armes inutiles dans une
lutte entre voisins étrangers qu’elles ne comprenaient jamais pleinement.
[…]
« Les mécanismes de propagande
culturelle battaient [alors] leur plein. Rock Hudson et Doris Day annonçaient
le paradis des consommateurs américains au reste du monde par des ébats
asexués. "Ozzie et Harriet" et "Leave it to Beaver" ont
offert à la télévision des fantasmes fades de la vie de famille, intimidant les
enfants pour qu'ils ne parlent pas de leurs chagrins personnels, de peur qu'ils
ne soient considérés comme des monstres. Dans de véritables maisons, les gens
buvaient, se battaient âprement, abusaient de leurs enfants, avaient des
ulcères et travaillaient dans des tombes précoces. Des pressions ont été
exercées sur les jeunes pour qu’ils étudient des matières insignifiantes pour
entrer au collège, obtenir leur diplôme et "se débrouiller" tandis
que leurs parents mouraient devant eux.
« Ce divorce entre la réalité et la
fiction officielle exigeait une articulation et une voix, et cette voix était
l’incroyable jeunesse souterraine qui diffusait ses informations
"traîtres" par la sagesse de la rue. Ce n’est pas un hasard si Kenny
Wisdom est le nom qu’Emmett a choisi pour être le protagoniste de la première moitié
de Ringolevio. Wisdom est le moi non dirigé qui existait avant que le jeune Emmett ait
voulu exister. »
Wisdom, en anglais, signifie la sagesse ; c’est le premier nom, le premier masque, que se choisit Emmett Grogan dans son
livre, afin de paraître assimilé et normé aux yeux de la société américaine des
années 50. On peut ainsi interpréter le choix du patronyme Wisdom de la façon
suivante : qu’il est sage de cacher son identité lorsque le monde est
clivé. Comme l’a expliqué Georges Devereux en ethnologie à propos de
l’identité, l’individu évoluant dans une société hostile doit cacher son moi
profond, s’il veut survivre et rester sain de corps et d’esprit[1].
La sagesse, ou Wisdom, d’un homme de la rue, dans le monde clivé du New York de
la fin des années 50, vient du choix du masque qu’il devra porter afin de
s’émanciper. Comme, avant lui, l’écrivain anarchiste B. Traven et l’ethnologue
Georges Devereux lui-même, le masque deviendra non seulement pour Grogan une
technique de survie, mais aussi un moyen de sublimation lui permettant de
créer. Ce que n’avait pas osé faire le poète Fernando Pessoa après son
manifeste futuriste Ultimatum, qui revendiquait une société
inexistentielle dans laquelle les identités (ou hétéronymes) pouvaient être
transformées sous l’action de la culture, Grogan l’a tenté pour lui-même, parce
que, comme B. Traven et Devereux dans leur jeunesse, les circonstances lui ont
été néfastes.
Devereux était un juif hongrois qui fit ses
études en France pour fuir la politique antisémite ayant cours dans son pays
natal après son annexion par la Roumanie en 1918, un an plus tôt l’écrivain
anarchiste B. Traven était poursuivi en Allemagne après la république des
conseils dont il avait pris part[2] ; le jeune Eugène Grogan, quant à lui, est
devenu héroïnomane dès l’âge de treize ans.
[1]
L’essai, La
renonciation à l’identité, est la reprise d’une conférence, que l’ethnopsychiatre
Georges Devereux avait donné en 1964, dans le cadre de son admission à la
Société psychanalytique de Paris. La thèse de La
renonciation à l’identité, son ouvrage le plus célèbre, est la
suivante : l’homme cherche, pour se protéger, à cacher son identité. Un
tel fait ne constitue pas une exception à la règle, mais il est d’ordre
général : « L’objet de cette étude, écrit Devereux aux premières lignes de La
renonciation à l’identité, est le fantasme que la possession d’une identité
est une véritable outrecuidance qui, automatiquement, incite les autres à
anéantir non seulement cette identité, mais l’existence même du
présomptueux. »
Comment,
dès lors, se constitue l’identité de l’homme pour Devereux ?
Celle-ci,
pour lui, a pour origine le fait que le nourrisson perçoit progressivement sa
mère comme n’étant pas lui. Contrairement au psychanalyste Winnicott dans Jeu
et réalité, Devereux considère que, initialement, ce n’est pas la mère qui, par
sa sollicitude, révèle son identité au nourrisson en le sevrant
progressivement, mais c’est le nourrisson qui se dégage seul d’une chair dont
il conçoit peu à peu qu’elle n’est pas la sienne : « La constitution
d’une identité chez l’enfant, qui ne la possède pas encore, est un processus
fort complexe, affirme ainsi Devereux dans La renonciation à l’identité.
Puisque l’enfant doit se dégager de l’identité duelle qui le rattache à sa
mère, René Arpad Spitz a parfaitement raison de dire que le premier dégagement
de l’enfant de son ambiance, dégagement qui marque la genèse même de son
identité, est le moment où il prononce – d’une façon ou d’une autre – le
mot « non ! ». Ce moment correspond à un véritable second
accouchement (psychique), puisque c’est par cet acte que l’enfant affirme son
identité contra mundum, comme disent les juristes. Par surcroît, la
constitution de son identité est un véritable « bricolage », dans le
sens qu’attribue à ce mot Claude Lévi-Strauss. Son identité n’est pas une première
donnée. Elle résulte d’un assemblage à la fois planifié et fortuit, dont les
possibilités et la portée sont limitées tant par la nature du
« projet » que par le matériel dont il dispose, et dont il exploite
les possibilités avec plus ou moins de succès. »
[2] Pour
l’écrivain B. Traven, lire l’étude que Rolf Recknagel lui a consacré en
1965 : B. Traven, romancier et révolutionnaire. Ed. Libertalia
(2018).
Le
rapport entre B. Traven et Georges Devereux est loin d’être anecdotique, à ce
qu’il me semble. Comme je viens de l’écrire, l’un et l’autre auteurs, aussi
éloignés qu’ils nous semblent être au premier abord, autant par leur style que
par leurs idées, renoncent à leur identité pour des raisons politiques et
culturelles d’abord : B. Traven est un militant anarchiste recherché en Allemagne
pour ses activités révolutionnaires au sortir de la première guerre mondiale ;
le Hongrois György Dobó (alias Georges Devereux), quant
à lui, est juif, alors que la province du Banat de Timisoara, où il est né,
s’est fait annexer, en 1918, par l’Etat roumain qui est antisémite. Le lecteur
pourrait s’arrêter là, on comprend sans peine que la survie d’un homme puisse
le pousser à changer de nom. Mais l’un et l’autre écrivains ont aussi, par la
suite, joué avec leur identité et brouillé les pistes, tandis que leur
vie n’était plus menacée. Ainsi, en 1948, B. Traven s’est fait passer, devant
le cinéaste John Huston, pour Hal Croves, l’agent littéraire de B. Traven, en
vue de l’adaptation cinématographique de l’un de ses romans les plus connus Le Trésor de la Sierre Madre, avec Humphrey Bogart. Aujourd’hui, on sait que B. Traven a endossé, sa vie durant, plus d’une
trentaine d’identités différentes. Pour György Dobó, le cas est sans doute moins
spectaculaire mais plus énigmatique : s’il part en France à dix-huit ans,
c’est non seulement pour y poursuivre des études, mais aussi pour fuir la
politique antisémite et le service militaire roumains. En 1932, György Dobó est
en France depuis six ans et son nom, en se roumanisant, est devenu Gheorghe
quelques années auparavant, comme le patronyme Deutsch de ses parents s’était
lui-même magyarisé en Dobó avant sa naissance. Sans doute, l’étudiant Gheorghe
Dobó sent-il la montée de l’antisémitisme en Europe avec la non moins
résistible ascension de Hitler au pouvoir ; il comprend dès lors que sa
vie est menacée, comme l’a été celle de ses parents avant lui. Il quitte donc
l’Europe pour les Etats-Unis, six ans avant la seconde guerre mondiale.
Jusque-là, tout semble logique dans le parcours choisi par György Dobó,
et cette logique est assimilationniste : pour pouvoir vivre, il a à
renoncer à une identité et à une culture menacées pour une autre : en
1932, Dobó, en choisissant la nationalité française, se convertit ainsi au
catholicisme, et il s’invente des parents français. Mais alors, pourquoi en
France, lors de sa conversion religieuse, avoir choisi le nom
« Devereux » qui, en Roumain, évoque « evreu », l’hébreux ?
Pourquoi avoir cherché à montrer et à cacher, dans le même temps, sa judéité
avec un tel jeu de mots ? Et, par la suite, après la seconde guerre
mondiale, alors qu’il a obtenu la nationalité américaine en 1935, pourquoi,
jusqu’à sa mort, alors même que son existence n’était plus menacée, a-t-il
toujours nié, même à ses amis proches, le fait d’avoir été juif (voir à ce
sujet l’article du philosophe Tobie Nathan « Devereux, un hébreu
anarchiste » [Site du Centre Georges Devereux, url : http://www.ethnopsychiatrie.net/actu/hebranarchiste.htm] ) ? Il y a,
là même, comme pour B. Traven, dans cette renonciation à l’identité qui formera
l’essentiel de son apport théorique à l’anthropologie et à la psychanalyse, un
jeu de masques, une mascarade, en somme un jeu, proprement dit, avec la vie.
Voyons là-même, dans le jeu avec la vie de Devereux, un jeu de mots érudit. A
quoi pourrait aussi correspondre en français « evreu », qui
signifie en roumain (la langue qui a annexé en 1918 sa terre natale) hébreux
? Il y a, en ancien français, le verbe "ever" qui veut dire
"égaler, comparer // aplanir, raboter // se comparer, être
comparable", mais aussi "everser" qui signifier
"renverser", donc "détruire". Devereux égalerait, en l’occurrence,
l’hébreux, Devereux serait un hébreux qui aurait été symboliquement aplani sous
les coups d’un rabot. On a, peut-être, là le shibboleth permettant de renverser
l’être Devereux, et donc, d’une certaine façon, de le « réduire à
néant ».
Quel
rapport reste-t-il encore à tracer entre Devereux et B. Traven ? B. Traven
meurt en 1965 et ses cendres sont dispersées, selon ses volontés, au-dessus du
Chiapas – ce qui est, dans son cas, une façon de ne pas laisser, de nos jours,
à la science la possibilité d’exhumer son corps pour élucider le mystère de ses
origines à partir d’un prélèvement ADN : nul ne sait encore actuellement
qui étaient le père et la mère de Traven, alias Ret Marut. Les cendres de
Devereux, ont, elles aussi, été dispersées en 1985 dans la réserve indienne
Mohave de Parker, au Colorado. L’un et l’autre ont donc pu choisir le sol d’un
peuple premier comme terre d’élection. Il y a là encore, chez ces deux auteurs,
l’affirmation stoïcienne que l’homme est citoyen du monde et qu’il n’a pas de
frontières : l’homme est allemand, anglais, autrichien, hongrois,
mexicain, français, du chiapas, américain, roumain ou mohave, l’homme est ce
qu’il fait de lui, il est le maître de son temps et le fils de ses œuvres.