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Tavares STRACHAN - Biennale de Venise 2019 |
il aurait eu tout le
temps du monde
aucun
souci matériel
pas
de problème de santé
son grand-œuvre,
aurait-il pu y arriver,
comme l’incendie du
château de Shuri dans l’archipel
d’Okinawa,
ou le pavillon d’or pour
Mishima.
Il avait cherché à éviter
la répétition,
quelque chose, au bas
mot,
d’absolument nouveau.
Est-ce possible ? une image jamais
vue, un fait, un geste
totalement
libres, complètement
gratuits
D’un point de vue physique, lui avait-on
expliqué, c’est pour le
moins impossible, à moins d’un
retour aux origines de la
matière,
et, là encore, il y avait
eu, avant lui,
nombre de précurseurs,
alchimistes des
premiers instants
aux quatre coins du monde,
où figurait le nom du grand Faust.
En tout cas, il n’était pas le
seul, avait-il pu comprendre
aussi, en matière de
nouveauté, cela se posait
là, semblait-il.
Mais une image ? une image
absolument neuve ?
pourquoi serait-elle impossible ?
à travers l’Histoire, rien n’est
impossible, avait-il
admis.
non, rien ne se répète vraiment.
Comment l’homme de l’antiquité latine,
ou bien, avant lui, un Perse,
ou un des premiers hommes
ayant
dessiné un bouquetin à
même
la roche, dans le désert
du Sinaï
ou du Neguev
non rien vraiment
même si le ciel
et même au ciel à
travers le firmament les
étoiles
ou même sous la roche
dans
le fond inanimé et nu
de
toutes matières
le
sourire d’une enfant
ou
la confiance qu’on acquiert
ou les pleurs le fond les océans
les
abysses où tout coule et fuit toujours
pourquoi
avoir cherché une
image neuve immobile
se disait-il maintenant
quelle idée l’avait pris
pourquoi telle idée fixe
alors que non oui
tout fuit
s’étiole
se délite
inonde le fondement des bâtisses
emporte les hommes et
leurs
meubles par les fenêtres
chaque
heure
comme
la ville inondée
d’Ys
ou Venise
la
pensée elle-même est un flux
un flot
où marquer sa position
qui change d’un homme ou
d’un jour
comme
gris de vase
ou
crépuscule
comme
tache l’huile
ou
le reflet la lune dans l’eau
et c’est cette angoisse
qui
prend au vertige
comme cet archer tremblant au sommet
d’une montagne
sur
une roche en équilibre instable
et le temps lui-même est cet homme
se dérobant de sa
position
abaissant
son archer
la peur lui fait manquer
sa cible encor
et lui retourne vers sa planche de salut dépité
mais le lendemain recommence toujours jusqu’à dompter le
vide
et tirer sa flèche au cœur du soleil
chaque fois la couleur du trait
le motif
de la courbure
la vitesse
le vent
la lumière
sont neufs
regarde et il sentit en lui
un poème
infini
et il voulut
ce
poème infini
il se
demanda aussi comment ce poème pouvait se poursuivre
après lui
et le
temps après lui reprit
sa position en
équilibre instable
sur un rocher
au sommet
d’une montagne
et quand il tirait sur
la corde de son arc
tout
semblait s’arrêter jamais
toujours
et le soleil au loin,
se moquant, ne se
moquait de lui
jamais
le soleil
chaque
heure
au
loin :
horizon
perlé
bleu
ciel indigo
pas
un nuage
et
la course
et
la course
vingt-quatre
heures par minute
trente-mille
six-cent fois par seconde
une
éternité...