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L'ambassade, un film de Chris Marker
Reprenons ici pour nous-mêmes : un
homme est derrière un petit caméscope, de nos jours, et il regarde, sur un
écran numérique, ce qu’il est en train de filmer à l’intérieur d’une ambassade.
Ils sont désormais plus d’une cinquantaine, comme lui, qui cherchent à fuir
leur pays, attendant, pour l’heure, un sauf-conduit qui leur permettra de vivre
ailleurs, en exil certes, mais saufs. Cela fait une semaine maintenant
qu’ils ont été accueillis dans l’enceinte d’un pays étranger, après les
répressions policières qui sévissent, depuis que l’état d’urgence a été décrété
sur leur sol.
La police avait reçu l’ordre de tirer sur
les manifestants à balles réelles. En très peu de temps, des journalistes, des
militants, des dirigeants politiques et syndicaux étaient arrêtés ou fusillés. À
l’étonnement, que les violences policières avaient provoqué, avait succédé la
panique : c’est donc peut-être par centaines, c’est aussi peut-être par milliers
que des hommes et des femmes ont afflué jusqu’aux grilles des consulats et des ambassades qui se
trouvaient aux abords du défilé de la manifestation, afin d’en obtenir l’asile.
Comme les autres
fugitifs, l’homme au caméscope est traumatisé par ce qu’il a vécu : les
méthodes employées par les forces de l’ordre ont, évidemment, choqué tout le
monde. Le régime ayant basculé d’un coup, personne n’avait prévu un tel bain de
sang. En moins d’une heure, des cordons de la police ou des militaires
encerclaient la plupart des consulats et des ambassades de la capitale,
empêchant quiconque d’y entrer, et ceux qui cherchaient à les traverser étaient
abattus sur le champ.
L’homme s’était retrouvé dans le premier
groupe des réfugiés politiques ayant été accueilli par l’ambassade. Il était
avec des militants de gauche, pour la plupart vus dans des manifs, dans des
meetings, encore sonnés par la brutalité de tout ça, par la soudaineté de tout
ça. D’autres groupes avaient suivi après le sien, des femmes et des hommes,
certains venus avec leurs enfants, jusqu’à ce que des militaires soient mis en
faction devant les portes. Le maître de céans, sa femme, ainsi que deux médecins
heureusement dans l’ambassade au moment des affrontements, s’étaient occupés
des blessés. Quinze d’entre eux, dont deux enfants grièvement touchés, avaient
dû être emmenés par leurs soins dans un lieu tenu secret, afin d’être soignés
en urgence.
Au bout de quelques minutes, l’homme avait
décidé de filmer le visage des fugitifs pour se donner une contenance. Il lui
fallait mettre bon ordre dans ses idées et il s’était dit que prendre son
caméscope, emmené avec lui lors de la manif, pourrait l’aider. Il s’agissait
alors de témoigner de ce qui lui était arrivé, du surgissement de la tragédie
dans son existence, de la fin d’un monde prédit depuis longtemps, que sais-je
encore ?
On voit alors, sur l’écran de son caméscope, des militants, des
manifestants, voire de simples passants, s’étant trouvés au mauvais endroit au
mauvais moment, maintenant assis sur des chaises ou dans les fauteuils d’un appartement
privé : certains d’entre eux réalisent à peine ce qui vient de leur arriver,
d’autres sont en proie à l’émotion, tous sont désemparés.
Le moment n’était pas aux questions, mais,
d’eux-mêmes, dès leur mise à l’abri dans un appartement intérieur qui semble
être celui de l’ambassadeur, certains manifestants se sont mis à parler. Comme
si, plus encore que de se reposer ou de manger, ils avaient à assouvir le besoin
de raconter et de partager ce qui leur était tombé sur la tête : les premiers coups
de feu avaient été entendus une heure après le début de la manifestation, la police avait alors tiré dans la foule, sans les sommations d’usage. Une telle
nouvelle n’avait d’abord pas été prise au sérieux, mais, comme le
bruit des fusillades amplifiait, il avait bien fallu se rendre à l’évidence.
L’ordre avait alors été donné aux manifestants de se disperser en bon ordre, et,
comme il fallait s’y attendre, une telle consigne, donnée à l’intérieur du défilé
par les services d’ordre des syndicats, avait été sans effet : très vite, la
panique avait été générale. Hommes, femmes et enfants couraient sur les
trottoirs, cherchant à fuir le plus loin possible des affrontements, tandis que
des troupes de militaires étaient postés dans quelques-unes des rues
adjacentes au rassemblement, avec l’ordre de tirer à bout portant. – Il avait
alors fallu se rendre à l’évidence : le massacre était organisé,
planifié dans toutes ses phases, le pouvoir, à cet instant, changeait de visage. Quelques manifestants
ont trouvé à se cacher chez l’habitant, tandis que d’autres se faisaient
abattre sur les trottoirs. C’est alors que certains d’entre eux avaient eu l’idée de demander l’asile dans des consulats ou des ambassades nombreux sur
les boulevards où la manifestation était démantelée.
Le dernier groupe, ayant atteint les lieux
avant l'arrivée de l'armée, se raconte maintenant, à l'écran lui aussi, comme le premier, tandis
que des secrétaires de l’ambassade leur offrent à boire : ils s’étaient réunis dans les bâtiments d’une grande école, à
quelques mètres de là. La consigne était de tenir, le temps que la
contre-attaque s’organise. Comment une idée aussi folle avait pu
germer dans leur tête ? Ils l’ignorent encore maintenant. Mais, de
contre-attaque, il n’y en a naturellement pas eu, et ils se sont rapidement
trouvés piégés. Les militaires ont commencé d’investir l’école méthodiquement,
bâtiment par bâtiment. Ils ont alors vu d’autres occupants sortir les mains sur
la tête, jetés à coups de crosse dans les camions, puis ils ont entendu une
rafale. Ils savaient qu’ensuite, ce serait leur tour. Fort heureusement, ils
ont pu sortir par le jardin et rejoindre l’ambassade grâce à un étudiant prévoyant
qui avait prévu leur repli.
Chaque arrivant, que le caméscope enregistre,
a son histoire. Dario, un militant anarchiste, est aussi un acteur connu, si
connu qu’il n’a pas été long à se faire repérer dans la rue. C’est un policier
qui l’a protégé du lynchage et qui l’a remis en liberté. Chaque interlocuteur interprète ensuite l’épisode
du sauvetage inattendu de Dario différemment : pour les uns, c’est la
preuve que la gauche avait dans la rue des alliés, pour d’autres c’est
simplement que Dario a des admirateurs partout. Hélène, la femme de Dario,
raconte, quant à elle, qu’elle a dû amener de force dans l’ambassade sa sœur
complètement traumatisée par le passage des policiers. Dans l’immeuble où elle
habite, il ne restait presque que des femmes. Sous prétexte de perquisitions,
les flics les ont séquestrées, en ont violé quelques-unes et ont prévenu qu’ils
reviendraient, après avoir confisqué tous les papiers d’identité, pour les
empêcher de sortir.
L’ambassadeur et sa femme, tout au long de
la journée, ont écouté des récits, répondu aux questions. L’homme craignait,
pour sa part, que sa caméra ne paraisse indiscrète ; l’indifférence des
autres lui a rapidement fait comprendre qu’elle n’était que dérisoire.
Le lendemain, après une nuit où personne n’a
pu dormir, il apprenait, avec les autres reclus, que la villégiature au sein de
l’ambassade risquait d’être longue. Sylviana, la secrétaire en chef de l’ambassadeur,
prenait en main l’organisation pratique, et d’abord la cuisine. Il faut
beaucoup de tact pour faire de la bonne cuisine à des gens dans le malheur. En
fait, ce premier vrai repas avait été, pour eux, une espèce de cérémonie. L’homme
au caméscope s’est alors rappelé ce que sa mère lui disait, tandis qu’il était
enfant : que l’angoisse est un serpent noir tapi dans l’ombre qu’il faut
chasser à force de rires et de cris, sinon il vient s’enrouler autour de vos
jambes jusqu’à ce qu’on tombe et qu’on ne puisse plus bouger. Tout le monde avait
fait de son mieux, au cours du repas, pour faire bonne figure, mais il les
guettait dans son viseur et il les a tous surpris, au moins une fois, laissant
le serpent approcher leurs jambes et s’immobiliser sous ses circonvolutions. Il
y a là des gros plans remarquables de deux ou trois visages de femmes et
quelques portraits d’hommes se recueillant après le café servi, la tête dans
leur tasse, y
cherchant peut-être des traces de leur avenir. Vois-tu, rien n’est vrai que toi, auraient-ils pu dire alors. Moi pour moi. Je suis seul comme tu es seul.
Ferme les yeux : finies les étoiles. Tu peux aimer une femme, à vouloir te
tuer pour elle : tu ne sentiras rien quand elle aura mal aux dents. Seul.
Seul. On est seul. Et c’est terrible, quand on y pense !
Après le repas, Xavier,
l’un des derniers arrivés, s’était endormi d’un seul coup, là où il était, par
terre. Xavier est avocat et son fils, chimiste. Pour ne rien laisser tomber aux
mains des militaires, ils ont réussi à faire brûler en
catastrophe des dossiers dans la chaudière de l’immeuble où ils habitent, avant
de prendre la fuite.
Progressivement, les militants naufragés ont tous finis par se trouver
une occupation, du jeu de cartes à la conversation. Aucune nouvelle ne filtrait
de l’extérieur : les kiosques des journaux étaient fermés, les chaines des
télévisions ne retransmettaient plus que de vieilles émissions ou des
publicités, et les stations de radio diffusaient en boucle les mêmes chansons. L'homme au caméscope s'était alors rappelé d'un vieux morceau du chanteur noir Gil Scott-Heron,
The revolution will not be televised, le
prestissimo de Gil Scott-Heron
semblait rejaillir dans ses oreilles :
Tu ne seras pas capable de rester à la maison, mon
frère
Tu ne seras pas capable de te brancher, d'allumer et de t'échapper Tu ne seras pas capable de te laisser emporter par l'héroïne et de sauter Sauter dehors pour une bière durant la publicité Car la révolution ne sera pas télévisée La révolution ne sera pas télévisée La révolution ne te sera pas apportée par Xerox En quatre parties sans interruptions publicitaires La révolution ne te montrera pas des images de Nixon Soufflant dans un clairon, menant une charge par John Mitchell, le Général Abrams, et Spiro Agnew pour manger Des sangliers fades confisqués d'une réserve d'Harlem La révolution ne sera pas télévisée…
Sauf que, pour eux, il s’agissait du coup
d’état d’une fraction du gouvernement contre ses opposants et le peuple ;
ils étaient donc aux antipodes du régime politique que le chanteur noir
annonçait dans les années 70, aux États-Unis. Le nouvel ordre établi avait purement et
simplement interdit les médias ; seuls les journaux internationaux, qui
arrivaient à l’ambassade par la valise diplomatique, et les médias alternatifs,
ceux qui réussissaient à émettre sur Internet, leur parvenaient. Et les
nouvelles, qu’ils apportaient, étaient pires que ce qu’ils avaient pu imaginer…
Alors, pour lui, perdu parmi les reclus dans
une ambassade, le prestissimo de Gil
Scott-Heron a fait place au prestissimo des
chiens sanglants établissant un nouveau régime policier. Cette jointure-ci, alors, articulait maintenant pour lui deux
abymes… Ainsi, oui, ainsi de cette déclaration du social
democrate allemand Gustav Noske en 1919, un an après avoir réprimé avec la
plus grande sauvagerie une révolte ouvrière à Berlin, alors qu’il était commissaire
du peuple et aux affaires militaires : Einer
muß der Bluthund werden, ich scheue die Verantwortung nicht, c’est-à-dire :
Il faut que quelqu’un devienne un chien
sanglant, je ne crains pas cette responsabilité, ressemblant mot pour mot aux
déclarations des nouveaux dirigeants de son pays que les journaux étrangers
rapportaient alors. Ainsi, aussi, oui, ainsi de cet éternel retour de l’Histoire qui semblait lui
faire dire que le vingtième siècle ne s’était jamais terminé, qu’il n’en
pouvait plus de ne pas finir, puisque le capitalisme était toujours là, malgré
tout, et qu’il triomphait encore… un jour
j’évoquerai sans doute les lévriers tueurs d’indiens de saint-domingue les
dogues de rochambeau tueurs de nègres à saint-domingue mais voilà noske qui
s’inscrit lui-même dans la liste infinie des hommes-chiens sanglants liste
infinie depuis marcus crassus ayant vaincu les esclaves révoltés de spartacus
et avant même marcus crassus… « L’ordre
règne à Berlin ! », sbires stupides ! Votre « ordre »
est bâti sur le sable. Dès demain la révolution « se dressera à nouveau
avec fracas » proclamant au son de trompe pour votre plus grand
effroi :
J’étais, je suis, je serai !
Gustav Noske est mort à Hanovre
en 1946 à l’âge de soixante-seize ans, après des démêlés avec le nazisme,
Gil-Scott Heron est mort du sida en 2011, dans l’hôpital pour pauvres de St.
Luke à New-York, il avait soixante-deux ans…
C’est à ce moment-là,
peut-être, que l’homme au caméscope décide de ne plus enregistrer la vie des
manifestants au sein de l’ambassade : la caméra, voyez-vous maintenant,
semble glisser sur les contours des réfugiés, elle ne fixe plus aucun groupe ;
elle cherche quelque chose ailleurs… un ordre probable donné après
retro-eyed-movement, vous savez ? Cette image pure dont a parlé
Deleuze ?...
Finalement, la séquence
acquiert une structure toute en tensions. Les jump-cuts augmentent. Plus
personne ne se parle. Un plan ne comporte jamais plus d’une personne. Tout
semble sur le point de se briser… Une sortie du cadre…
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mardi 12 juillet 2016
L'après-cinéma (5)
lundi 11 juillet 2016
L'après-cinéma (4)
Le nouveau Cd-Rom du Limier est arrivé à votre domicile au
bout de deux jours, et, comme vous vous en doutiez déjà, le jeu est une
adaptation littérale du film :
immergé dans les images du labyrinthe, il vous faut non seulement trouver
l’endroit exact où Milo Tindle a appelé Andrew Wyke, mais aussi donner, au mot
près, les répliques que celui-ci lui désert. Ainsi, lorsqu’Andrew Wyke demande,
derrière sa haie : « Hum, qu’est-ce que c’est ? », alors
qu’il sait très bien lui-même qui le cherche de l’autre côté, il faut
répondre : « C’est moi, Milo Tindle. Je crois que vous m’attendez. »,
tel qu’on l’entend dans le film de Mankiewicz. Pas simplement « Milo
Tindle » ou « C’est Milo Tindle. », mais, texto, répondre : « C’est moi, Milo Tindle. Je
crois que vous m’attendez. » Puis, quand votre hôte affirme : « Oui,
en effet ! C’est très gentil d’être venu, vous ne venez pas me
rejoindre ? », il faut alors prononcer, comme votre modèle, et en y
mettant le ton : « Eh bien, c’est exactement ce que j’essaie de faire
depuis un bon moment », très précisément ceci et pas autre chose. Vous
entendrez alors votre hôte se mettre à rire de l’autre côté et il fera
coulisser un bout de sa haie sur elle-même pour vous faire entrer dans ce qu’il
nomme « son sanctuaire », c’est-à-dire le lieu où il s’isole pour
écrire. Tout ceci, tout ce travail, pour vous retrouver en face d’un homme d’un
certain âge qui a tout d’un gentleman farmer, un homme qui ressemble à un personnage
du jeu Cluedo et qui vous semble,
pour l’heure, aussi accueillant qu’une porte de prison…
Il faut, en somme, pour progresser dans
votre partie, reprendre, chaque fois, l’œuvre de Mankiewicz là où vous en êtes
resté et noter le dialogue des deux protagonistes sur une feuille ou dans un
cahier, en mettant le film sur pause à chaque réplique que vous pourrez recopier.
Puis remettre votre casque pour revenir dans un monde virtuel, que vous avez
acheté – répétons-le – deux fois, et
débiter le texte de Milo Tindle devant un automate qui s’attend à ce que vous
le prononciez tel quel, pour pouvoir vous asséner proprement sa prochaine
réplique. « J’ai trouvé votre petit mot en revenant de Londres, cet
après-midi. », « Ah, très bien ! J’espérais que vous seriez ici
ce week-end. Aussi ai-je glissé ce mot dans votre boîte à lettres tôt ce matin. »
Il vous demandera ce que vous buvez, il vous sortira les banalités d’usage et
déclarera, satisfait, avoir terminé un dernier roman, Mort par double-faute. Enfin, il voudra savoir si, pour vous, « le
roman policier est la récréation normale pour les grands esprits », en vous
conviant à rentrer chez lui dans son manoir. Vous le laisserez parler, vous lui
demanderez, pour paraître s’intéresser à ce qu’il vous raconte, si ses romans
sont adaptés à la télévision et il prétendra que non, la télévision ne
s’intéresse qu’aux faits réels et pas du tout à la fiction, comme lui. Vous
vous entendrez alors le reprendre ici : « Vos romans ne sont donc pas une
récréation pour les grands esprits ? » Votre répartie lui plaira et
vous sortirez du labyrinthe en vous appelant tous les deux par vos prénoms
respectifs, comme deux vieux amis. – En somme, un véritable, un authentique
travail de sténographe que vous effectuerez, recopiant puis rejouant son petit drame
de grande instance, d’une scène du jeu à l’autre.
Vous vous demandez alors – vous vous
demandez, vous, et non pas Milo, entendons-nous bien – comment le personnage,
que vous jouez, a pu accepter de venir dans un tel endroit, après avoir lu un
petit mot trouvé dans sa boîte aux lettres, quelques heures plus tôt ; car
votre écrivain sortant de son labyrinthe a tout l’air d’un paltoquet. Vous-même,
si vous attendiez quelqu’un, si vous aviez glissé une invitation dans la boîte
aux lettres d’un homme que vous ne connaissez, semble-t-il, que de nom ou de
réputation, vous seriez allé l’attendre chez vous, non loin de la sonnette,
afin d’être prêt à l’accueillir, quand il arrive. Vous ne seriez pas allé au
fond de votre jardin, au milieu d’un labyrinthe, enfin vous ne diffuseriez pas
sur un magnétophone, le volume au plus haut, le dénouement d’un roman policier
que vous venez d’écrire, de peur d’effrayer votre convive et de le laisser
filer avant même qu’il ne vous ait rejoint. Il faut donc que quelque chose lie
l’un et l’autre personnages, une histoire ou une affaire dont ils ont des
intérêts communs. Si Milo Tindle accepte de suivre Andrew Wyke chez lui, c’est
qu’il veut voir le jeu de son adversaire, car l’un et l’autre – aucun
spectateur ne peut ignorer cela dès le début du film – sont des adversaires. Et donc les deux hommes
rentrent dans le manoir, côte à côte, comme deux vieux amis, puisqu’il faut
qu’ils soient bons amis, a fait remarquer auparavant Wyke à son convive, sans
qu’on sache encore les raisons d’un tel arrangement ni ce qu’il en sortira.
Vous entrez alors, à cet instant, dans un
salon spacieux peuplé de jouets, d’automates, de poupées, de bibelots, et vous
vous dites, C’est un enfant ! je me laisse mener, moi,
maintenant, par un enfant ! Et il n’y a peut-être rien de plus pathétique
que la chambre où évolue un grand enfant, surtout lorsqu’il se figure être un
brillant écrivain, tandis que son œuvre – vous en avez entendu un morceau, tout
à l’heure – ne vaut, évidemment, pas tripette. Et le fait de devoir donner la
répartie à un tel énergumène vous offusque, naturellement : le dégénéré
s’ébaubit à présent chez lui, devant un automate grimé en capitaine de navire
et qui rit à ses blagues, quand il appuie sur un bouton, puis il vous fait
replacer une pièce d’un jeu chinois, que, par curiosité, vous aviez touchée,
sans même s’excuser d’être aussi désobligeant avec vous. – Un maniaque,
assurément ! –Aussi, lorsque le pot aux roses est découvert, alors que vous êtes assis sur le canapé de son salon, vous mettez le jeu sur Pause et vous laissez tomber votre casque de Réalité Virtuelle : « Alors, comme ça, vous voulez épouser
ma femme ? », vous demande abrupto
Wyke. – Comme ça… Ma femme… – Une telle phrase vous laisse,
naturellement, de marbre. – LA-MEN-TA-BLE !
– Et voilà, le lien entre les deux hommes : une femme, une simple femme !
On en revient toujours, finalement, à un tel lieu commun, c’est affligeant.
Mais quel manque d’imagination ! Et tout le mal que vous vous êtes donné
pour en arriver là. Quelle patience vous avez eu, grand dieu ! Mais qui a
bien pu adapter un tel jeu et d’une façon si plate, si myope, si près du modèle
initial ? La répétition intégrale d’un film qui n’intéresse, actuellement,
plus personne ! Mais le premier abruti venu, même celui qui n’y connaît rien, un
béotien aurait immédiatement compris qu’il est impossible de faire de ce film
un jeu ! Et comment l’industrie des loisirs a-t-elle pu consentir à le commercialiser
? Car c’est certain, un tel produit ne peut pas marcher, personne ne peut en
vouloir. Le concepteur du jeu doit être lui-même un aristocrate dégénéré, comme
cet Andrew Wyke, un maniaque excentrique, fortuné et imbu de sa personne, ça ne
fait pas un pli ! Et vous imaginez maintenant un Wyke, au milieu de son
labyrinthe, l’espace jonché d’ordinateurs, créant son jeu en compagnie de
programmateurs et de ludologues, qui sont, à n’en pas douter, de ses clones :
mêmes yeux, même visage, même silhouette, des clones, naturellement, tous dévoués
à sa cause. Et tout ce petit monde pourrait bien être à l’origine du jeu inepte
auquel vous jouez maintenant !...
Et, donc, Milo Tindle, assis sur le canapé
du salon du mari qu'il trompe, un verre à la main, ne peut plus faire autrement que
de raconter à Andrew d’où il vient et qui il est. Puisqu’il est chez lui, pour
l’heure, et qu’ils ont la même femme, puisqu’il s’agit de faire en sorte que le
mari signe les papiers du divorce, il a bien le droit, maintenant, de connaître
son rival. Alors Milo se raconte : sa mère était une modeste ouvrière
anglaise et son père, un immigré italien qui était horloger. Le père, avec un tel
métier, aurait dû s’en sortir alors, après avoir débarqué en Angleterre ; à cet instant, le spectateur se dit certainement qu’un horloger, cela doit bien gagner sa
vie, mais pas du tout, en fait. Car on vit plus que chichement à réparer des
montres anglaises, figurez-vous. Et ce que laisse entendre alors Milo, c’est
que son père aurait dû diversifier son commerce ou changer de domaine
professionnel, comme il l’a fait, lui, avec ses deux salons de coiffure pour
dames ayant pignon sur rue à Londres. Mais Andrew Wyke, lui, n’en a cure, il
n’a, évidemment, aucune compassion pour l’amant de sa femme, l’enfance qu’il a
eue et l’homme qu’il est devenu aujourd’hui. Ce qu’il entend de l’histoire de
Milo, c’est qu’il s’agit d’un métèque, le vieux lord anglais, encore vert, ne
va pas plus loin : c’est encore un rital qui prend les femmes de son pays,
c’est la mauvaise graine qui pullule, et voilà tout ! Et tout l’enjeu de
ce film tourne autour de ça, et pas plus pas moins que ça. Si Milo Tindle, si
Milo Tindolini s’en est sorti dans la
vie au pays de Shakespeare et de Richard Cœur de Lion, c’est parce que les
Anglaises ont un penchant pour les Latins davantage que pour les mâles de leur
race. Parce que le Latin, à ce qu’elles s’imaginent, est toujours plus
romantique et plus doué pour les affaires et l’amour que les Anglais, toujours
trop maussades et perdus dans leur smog. Et, donc, soyez-en sûr, si, un jour,
la civilisation anglaise décline, si elle disparaît même pour de bon, ce sera
de la faute des Italiens et de l’ineptie d’Anglaises dénaturées. Les deux
protagonistes de cette aventure sont en compétition pour la reproduction de
leur espèce, d’une sorte d’espèce, de l’espèce à laquelle ils s’imaginent, pour
l’heure, appartenir. Il s’agit, au fond, de deux hommes qui croient en la
propriété, qui ne peuvent concevoir autrement les attributs de l’homme que
possédant des objets dans un cadre de référence social ou ethnique plus ou
moins grand, plus ou moins majestueux ou baroque. Et le spectateur qui les
voit, qui regarde le film, se dit, emballé, C’est drôle, c’est très fort, que
de voir deux hommes, que tout sépare, se préparer à se battre pour une femme,
comme deux vieux babouins. Il se sent comme au zoo, le spectateur, devant le
film : il voit deux singes machistes se préparant à se ruer l’un contre
l’autre, et il est prêt à prendre la main de son enfant, le spectateur, et à
les lui indiquer, comme s’il s’agissait d’une allégorie : « Regarde,
gamin : toi plus tard ! » Mais, naturellement, il y a là tout le
confort moderne pour le père et son morveux : c’est plus simple de voir
dans un zoo un combat de babouins que dans la savane, même si l’on peut
remettre en cause ce qu’une telle scène a d’artificiel : « Regarde,
gamin, s’exclame vulgairement le père à son avorton, installe-toi confortablement
sur le parapet, au-dessus du terrain dédié aux macaques : ils vont se ruer
dans les brancards ! »
Et non, finalement, ils ne ruent pas tout
de suite dans les brancards, et tout l’intérêt du film est d’étirer tel conflit
latent entre deux rivaux jusqu’au baisser du rideau. Car, depuis maintenant
plus de deux mille ans, l’homme a réussi à expurger sa part d’animalité dans
des œuvres comme celle du Limier, et
donc on suit pas à pas le chien, depuis Sophocle, ce limier précisément,
flairant pour nous le gibier qui est en nous, pour nous le rapporter encore
vivant et saignant, devant nos yeux, façon, semble-t-il, de nous exorciser du
mal. Et Dieu sait combien le monde fonctionne beaucoup mieux depuis les
tragédies de l’ancêtre commun Sophocle, combien tout le mal, qui était en nous,
combien toute notre part d’animalité est réduite en charpie depuis Athènes,
Platon, Aristote, tout le tintouin, et leur miracle grec. Alors oui, alors là,
Milo Tindolini raconte comment il est
devenu le gérant de deux magasins de coiffure qui marchent aussi très bien, à Londres même, et combien le fait
d’être un Italien a été un avantage pour lui, dont il a su tirer parti. Il explique
même les raisons d’un tel succès au vieux mâle jaloux. Oui, l’Angleterre est
foutue, figurez-vous, son isolationnisme l’a entraînée à manquer d’appétit
sexuel. Alors un fils d’immigré italien, un barbare comme lui, a pu, sans
peine, monter les échelons, jusqu’à se payer la femme de son hôte ; voilà,
décrypté, ce que déclare Milo à Andrew, et c’est une sacrée gifle que ce
dernier reçoit ; n’importe quel homme, devant de tels propos, aurait
probablement défailli, mais c’est sans compter le flegme britannique.
Et voilà ce qui nous différencie des
animaux, figurez-vous : eux se seraient foutus sur la gueule depuis un bon
moment, mais pas Wyke, le bon romancier mène sa barque comme un grand. Il la
connaît par cœur, l’histoire de son rival ! Il la connaît, il aurait pu
l’écrire lui-même. Et, tout bon nocher Caron qu’il est, depuis le début,
conduit l’âme de Milo Tindle, du labyrinthe aux jeux qui se trouvent dans son
manoir. Car, naturellement, sa femme est vénale, comprenez-vous ? Et, ce
qu’il veut, ce que veut le vieux nocher Wyke menant sa barque en Enfer, c’est
que son prétendant puisse l’entretenir sur le pied dont elle s’est habituée
avec un aristo fortuné comme lui, pas plus pas moins. Comprenez-vous la
situation ? La comprenez-vous bien ? Ce n’est pas qu’il l’aime au
point de se sacrifier pour elle, non ! Il n’en veut résolument plus de sa
femme, il est très content que vous lui en débarrassiez. Il accepte donc son
divorce sans broncher, c’est tout juste s’il ne vous remercie pas de la prendre
avec vous. Mais, ce qu’il entrevoit, ce qu’il appréhende maintenant, c’est que
vous n’ayez pas les moyens de lui offrir ce dont elle a pris l’habitude avec
lui. Alors, comme il est prévoyant, il vous a fait venir jusqu’à lui, pour vous
demander si vous avez les bourses solides. – Dites-moi maintenant, avez-vous les moyens
de vos ambitions ? Êtes-vous né avec une petite cuillère en or dans la
bouche, comme moi ? Parce que nous n’aimerions pas qu’elle nous revienne
en pleurant, après qu’elle vous a plumé, figurez-vous ! Et, c’est ce qu’elle
fera fatalement, si vous ne lui donnez pas ce dont elle ne peut plus se passer :
vêtements de chez Yves Saint-Laurent et week-end à Deauville ! Avez-vous suffisamment de fric ?
Mais, bien évidemment, non : Milo
Tindle est un paltoquet, un margoulin, un fieffé rital, et voilà tout. Vous n’en
avez pas les moyens, c’est couru d’avance, c’est inscrit dans vos gènes comme
le nez au milieu de la figure, ça ne fait pas un pli ! Et l’écrivain mène maintenant
votre personnage jusqu’à sa table de billard, en faisant mine de lui proposer une
partie, mais, avant même que vous ayez pu vous servir de votre queue, celui-ci
a rentré toutes les boules : « Et c’est maintenant que l’affaire se
complique ! », déclare-t-il en guise de conclusion, alors que vous
avez toujours, vous, la queue entre les jambes.
– Voilà. Andrew Wyke a besoin de vous, Milo
Tindle, pour se distraire. Même pas parce qu’il veut se débarrasser de sa
femme, non, au fond ce n’est même pas cela ; il pourrait s’en moquer
éperdument, de sa femme, et de ce qu’elle fout avec vous. Il a seulement envie
de s’amuser un peu, donc il vous a invité, vous, lui, l’amant de son officielle, et
il vous propose maintenant un marché cash : « Il était une fois,
dit-il, un Anglais qui s’appelait Andrew Wyke, que le fisc châtrait
allègrement. Désireux d’éviter l’émasculation totale, il convertit alors
quelque chose comme deux cent cinquante mille livres en bijoux… Je veux que
vous dérobiez ces bijoux. »
Voilà le deal : je vous laisse mes
bourses, prenez-les ; je suis assuré. Voulez-vous voler mes bijoux pour vous refaire
une santé ? Vous aurez ainsi les moyens de combler celle que vous aimez,
et cela, sans qu’elle ne me revienne après coup. Comprenez-vous, ou faut-il que je
vous fasse un dessin ? – C’est tentant, c’est on ne peut plus tentant et on
ne peut plus foireux, convenez-en ! Et tout le jeu, tout le film est comme
ça : un miroir aux alouettes pour lecteur de roman policier débile. Tout
le jeu, toute la littérature est comme ça : un miroir aux alouettes... – Et
tout cela, à cause d’une femme !
samedi 9 juillet 2016
L'Après-cinéma (3)
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Pierre Bismuth - Link # 7 |
Reprenons lors, ici, au
début, pour nous-même : un homme
est derrière un petit caméscope ou derrière un téléphone portable, de nos
jours, et il regarde, sur un écran numérique, ce qu’il est en train de filmer.
La situation est on-ne-peut-plus banale, voire, peut-être, symptomatique de
notre époque. L’homme pourrait filmer n’importe quoi, s’imaginer, quelques
instants, être dans la peau du cinéaste qu’il a toujours rêvé d’être, il en
resterait là, sans même un soupçon de regret : l’homme joue, il joue pour
lui-même, heureux peut-être de disposer de son temps, sans rien qui puisse
venir le rappeler, pour l’instant, à son quotidien. Quelques courants d’air
faisant bouger des rideaux devant lui, quelque aspect fantomatique d’une ombre
aux reflets bleutés entre la moquette et le linoléum d’un couloir ; il ne songe à rien, il n’a
pas de prétention à filmer mieux que quiconque, il se distrait simplement. Il
essaie aussi peut-être de découvrir, à travers la lucarne que son écran
numérique lui présente, un peu des sensations du monde, qu’il avait eues, alors
qu’il était un enfant : la silhouette d’un chat s’avançant et faisant ses
griffes, une jeune fille courant sur la moquette, le bruit d’un répondeur
prenant un message, des effluves de poussière dansant sur un rais lumineux au
rythme ondulant des rideaux d’un salon. Puis, sans transition :
à côté de lui, de jeunes étudiants pleurant en silence, le reflet qu’ils font
dans un miroir, le reflet qu’ils font dans plusieurs miroirs, une hirondelle
atterrissant dans la cuisine et l’eau qui coule lentement dans un lavabo. Puis :
des matelas de fortune posés à même le sol où dorment quelques fugitifs de tous
âges, la recherche de la source d’un bruit provenant de canalisations au-dessus
de lui, un insecte courant sur les feuilles d’un yucca. Puis : sur un
canapé près d’une table basse, la conversation d’un révolutionnaire exalté avec
un vieux diplomate, puis : des conciliabules, à quelques mètres d’eux,
entre cinq ou six hommes au visage contrarié, les journaux ouverts devant eux. L’homme
à la caméra ne recherche rien, une fois, ne cherche rien, deux fois, puis il
rêve, quelques instants, qu’on lui donnera assez pour pouvoir continuer à ne
rien chercher. Un espoir sourd alors dans son esprit. Un espoir, un désir. Le
désir de briller au soleil et d’être reconnu pour tel, maintenant qu’il joue.
Une fois, dix fois, mille fois. Comme un enfant. Comme un homme. Comme un homme
ou, même, très probablement, comme un rescapé au milieu d’autres insurgés en
fuite, comme lui, protégés dans une ambassade, et jouant, pour passer le temps,
avec son appareil, quelques jours, quelques heures, voire, même, très
probablement, quelques instants avant son extradition.
vendredi 8 juillet 2016
L'Après-cinéma (2)
Vous êtes au volant d’une
voiture de sport rouge, en Angleterre, au début des années 70, et vous arrivez
aux abords de Sombremanoir, la demeure de l’écrivain de roman policier Andrew
Wyke qui vous a demandé de venir. Vous vous appelez Milo Tindle, vous êtes le
gérant de deux salons de coiffure importants à Londres ; vous êtes Milo
Tindle et vous allez chez le riche et célèbre écrivain Andrew Wyke qui vous a
appelé. Vous n’en savez pas plus sur vous-même à ce moment : vous avez lu le titre du jeu
vidéo, que vous avez acheté, sur la pochette, Le limier ; vous
savez que Le limier est un jeu
vidéo adapté d’un film important de Mankiewicz, et vous vous préparez à y
jouer. Vous avez mis le casque de réalité virtuelle sur votre tête : votre
voiture de sport entre dans la propriété de Sombremanoir, les pneus de votre
voiture de sport crissent déjà sur le gravier. Vous vous garez alors dans la
cour de la propriété d’Andrew Wyke, devant la porte de son manoir, et à peine
sortez-vous qu’une voix s’élève dans les airs. Vous n’allez donc pas sonner à la
porte, vous décidez abrupto d’entrer
dans le jardin et de partir à la recherche de cette voix. Vous pensez aussi que
votre jeu est très bien fait, puisque vous pouvez parcourir un espace
hyperréaliste à la recherche de la source d’un bruit entendu dans un casque.
Donc, plutôt que d’aller vers la porte d’entrée du manoir, dans Le limier, vous décidez d’aller vers ces
haies, à votre droite, où la voix d’un inconnu résonne.
Maintenant, vous avez devant vous des haies
vertes, un ensemble de haies vertes qu’un étroit sentier sillonne, et vous vous
dites, Voilà, pour le début, je vais devoir chercher la source d’une voix dans
un labyrinthe vert. Cela commence bien, l’histoire est classique, la source de
notre affaire doit se trouver au centre d’un labyrinthe, c’est certain… cela
fonctionne toujours, un tel lieu commun, on a envie d’y croire. Alors on avance,
alors vous avancez, et, donc, en avançant, vous poursuivez votre
circumambulation dans des allées bordées de haies vertes, de haies denses, à
travers lesquelles vous ne voyez rien, et qui tournent partout à quatre-vingt-dix
degrés. Partout les haies font des plis et des replis, des impasses dans
lesquelles vous vous enfoncez, et la voix toujours se fait plus forte, ou plus
lointaine, selon que vous bifurquez, que vous ne bifurquez pas, selon que les
allées vous laissent ou non le choix de bifurquer, selon que la voix, enfin,
semble venir de derrière vous, de devant vous, ou qu’elle semble se perdre
aussi dans les allées vertes et denses. Et cela ne finit pas, cela semble ne
jamais finir : plus vous avancez dans le labyrinthe, plus vous pensez en
avoir terminé avec lui et moins vous en voyez la sortie. – Bordel, pestez-vous alors
au bout de vingt minutes de jeu, je ne vais pas me perdre maintenant ! Je l’ai payé
assez cher, ce Cd-rom, et tout l’attirail moderne qui va avec ! Il faut que
j’arrive au moins jusqu’à la voix et que je comprenne ce qu’elle me veut !
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Le Limier (Sleught), Mankiewicz |
Vous vous obstinez alors, vous poursuivez
le sentier, essayant de comprendre ce qui vous a échappé à tel ou tel carrefour
que vous avez déjà croisé, cherchant ainsi à vous approcher de la source
sonore, mais plus vous vous entêtez à vouloir trouver votre route, plus vous
tournez en rond… Une heure, deux heures à chercher le centre
d’un labyrinthe ou une sortie possible, deux heures de jeu à sillonner des
haies vertes o combien semblables et monotones, et, à vos côtés, une voix, qui
doit bien être celle d’Andrew Wyke, racontant la fin d’un roman policier :
L’inspecteur s’avança vers lui. Il tira sa
pipe et prit un temps de réflexion avant de lui demander s’il n’avait rien
remarqué d’anormal durant les vingt-quatre heures. Le vieux loustic eut l’air
de réfléchir longuement, il fit non de la tête, mais quelque chose dans son
attitude mit en éveil l’inspecteur. Il avait comme un tressaillement, et, dans
ses yeux, il crut voir un sentiment de honte. Il salua et se dirigea vers sa
voiture en réfléchissant à l’étrange climat qui régnait chez le baron…
Jusqu’à ce que vous piquiez fard et crise
de nerf et que vous jetiez votre casque par terre. – Putain, putain ! hurlez-vous
maintenant sans façon, je ne vais pas me laisser faire comme ça ! Tout ce
fric que j’ai filé pour un casque et un gant dataglove ! Si le vendeur m’a
roulé, je le tue ! Vous avez alors l’idée d’aller sur Internet pour obtenir
le film Le limier de Mankiewicz. Vous
vous dites que vous y trouverez peut-être quelque indication pour la suite de
votre jeu ou le plan d’ensemble du labyrinthe. Quelle idée j’ai eu d’acheter l’adaptation
d’un film culte, et le vendeur qui me demandait si j’étais sûr de mon choix
pour mon galop d’essai ; j’aurais dû l’écouter alors et prendre un produit
plus commercial, c’est certain !
Devant votre ordinateur, vous êtes maintenant
sur un site Internet proposant Le limier de Mankiewicz en accès libre. Le générique commence ici.
Vous voyez, sur l’écran de votre ordinateur, de remarquables décors de théâtre
qui sont comme autant d’emblèmes et de jalons du film à venir. Portée par une
musique parfois riante et parfois dramatique, une série de maquettes de théâtre
défile, l’ensemble du générique se termine sur un castelet dont le décor est
le premier plan du film, précisément le manoir de l’écrivain Andrew Wyke.
Arrive alors, en son centre, la voiture rouge de Milo Tindle qui se gare :
Milo Tindle en sort, c’est un homme encore jeune, le costume coupé pour être près
du corps, comme l’était la mode anglaise au début des années 70, et l’on entend,
non loin de lui, au centre du labyrinthe, cette voix qui raconte la fin d’un
roman policier :
Il
récapitulait dans sa tête tout ce qu’il avait remarqué et se disait que ce
serait une affaire compliquée. Mais c’est très facile quand on aborde les
choses avec logique ! Le docteur Grayson n’était pas à Londres au moment
du crime. En
réalité, le bon docteur se trouvait dans un petit hôtel à Melksham, la nuit en
question, et puis il est retourné à Broughton Gifford par le train de dix
heures quarante sous le déguisement de Burton, le valet de chambre de sir
Mortimer, en faisant en sorte que son arrivée soit remarquée par le contrôleur...
Comment se fait-il que je me sois perdu
dans un labyrinthe aussi petit ? vous demandez-vous maintenant, après
avoir arrêté le film de Mankiewicz sur une vue plongeante présentant un plan
d’ensemble de ce dernier. Pour arriver jusqu’à la voix d’Andrew Wyke qui se
trouve en son centre, Milo Tindle est obligé de l’appeler ; Wyke ouvre
alors une haie coulissante puis il laisse passer son hôte... Je dois donc retourner
dans le jeu et appeler l’écrivain pour qu’on se rencontre, c’était aussi simple
que cela. Je dois aussi me servir du micro de mon casque de réalité virtuelle
et entrer en communication avec le personnage principal du jeu, il n’y a pas
d’autre possibilité.
Mais quelque chose d’aussi facile à
effectuer vous laisse pourtant sceptique ; vous vous dites maintenant que,
même si d’importants progrès technologiques ont été réalisés ces dernières
années, les interactions, dans un jeu, avec des personnages virtuels ne sont
pas encore très convaincantes. Et puis, quel intérêt d’adapter un film en jeu,
s’il ne s’agit que de rejouer les scènes du film ? Vous retournez alors
dans votre partie, vous retrouvez votre personnage perdu au-milieu de ses haies
vertes et denses, et commencez à appeler : « Monsieur Wyke ? Monsieur
Andrew Wyke, vous m’entendez ? »
À
partir de là, son plan était la simplicité-même. Comme il savait que c’était le
jour de sortie de Burton, il n’eut aucune difficulté à pénétrer dans le manoir
de Hellrake, sans attirer l’attention, et à assassiner sir Mortimer avec la
flèche de l’astrolabe qu’il avait préalablement aiguisé sur la meule de pierre
qui se trouvait dans la cour. Vous vous rappelez mon enquête sur les lames de
cuivre à l’époque ? Ces morceaux de métal m’ennuyaient prodigieusement…
Pas d’Andrew Wyke, pas d’issue au
labyrinthe non plus, sapristi, sapristi ! Je me perds, je ne fais que me
perdre… mais qu’est-ce que c’est que ce jeu ? Je vais retourner chez le vendeur
et il va le sentir passer ! Il aurait dû m’avertir plus fortement qu’il ne
l’a fait, il aurait dû me convaincre de ne pas acheter un tel produit, c’est un
comble ! Alors, vous remettez votre Cd-rom dans sa pochette cartonnée dix
fois trop grande et vous vous apprêtez à partir, mais, lorsque vous arrivez
devant le magasin de jeux, vous constatez qu’il a définitivement fermé ses
portes depuis quinze jours. Vous vous rendez compte que, entre votre achat et
son emploi effectif, un mois s’est écoulé où vous avez été pris par le travail.
Vous êtes dès lors devant la grille du
magasin sur laquelle a été collée une affiche Changement de propriétaire, penaud, assis sur le trottoir, en face,
sans doute, d’une énième liquidation de magasin, dans une ville qui en connaît
chaque semaine nombre d’autres, et vous vous découvrez à manquer de compassion,
finalement, puisque vous hurlez dans la rue contre le vendeur :
« Salop ! Salop ! Pourquoi tu n’es pas là pour reprendre
mon jeu ? Où te caches-tu ? Réponds-moi ! », tandis que des passants
se retournent derrière vous. « Qu’est-ce que vous avez tous à vous
retourner ? demandez-vous alors aux badauds qui vous scrutent. Vous n’avez
jamais vu un client rouspéter contre un vendeur ? » Vous indiquez alors la grille
fermée du magasin : « Il m’a vendu un jeu qui ne fonctionne pas, il y
a un mois, et, maintenant que je reviens chez lui pour qu’il me rembourse ou me
propose un autre produit, il joue les morts ! C’est un escroc, c’est une
arnaque, son magasin ! » Aussi, lorsqu’une âme charitable s’approche
de vous, pour vous expliquer que votre magasin est vide et qu’il n’y a pas plus
de vendeur devant vous que de marchandises, vous ripostez : « Mais
c’est ce que vous croyez, madame ! Mais ce magasin a toujours été vide,
comme les jeux qu’il vendait ! J’ai eu tort d’en acheter un, j’aurais dû
m’écouter… », et l’âme charitable déguerpit alors, avant d’entendre la
suite de votre diatribe. « Mais cela ne sert à rien de courir, madame,
reprenez-vous à la cantonade. Toutes les boutiques, tous les supermarchés où
vous allez pour faire vos courses sont vides, comme les sacs de commission que
vous rapportez. Regardez la boîte d’emballage du jeu qu’il m’a vendue :
elle est dix fois trop grande pour un contenu qui tient dans la paume d’une main,
et si ce n’était que cela ! Dix fois plus de vide que de plein,
entendez-vous, madame ! Et toutes les marchandises qu’on nous vend
aujourd’hui sont ainsi. On paye pour du vent, on paye pour imaginer calfeutrer
des murs à travers lesquels le vent s’engouffre. Tout point d’achat, tout
produit de consommation courant est aujourd’hui fondé sur rien. C’est du
liquide, nos commerces, c’est déjà liquidé avant même de naître ! Cela ne
sert à rien du tout de courir comme vous le faites, madame, on est tous dans le
même désert et votre boussole s’affole déjà ! Restez là avec moi,
venez réclamer, vous aussi, contre mon vendeur, faites cela pour vous ! »
C’est à cet instant précis que la caméra de
Mankiewicz laisse Milo Tindle perdu dans le labyrinthe. La caméra a pris de la
hauteur pour s’attacher à faire apparaître sir Andrew Wyke assis sur un banc de
pierre, au centre de son dédale, un micro à la main, écoutant, au moyen d’un
magnétophone, la dernière partie du roman policier qu’il a écrit :
Par
Jupiter, lord Merridew, rien ne vous échappe ! Mais, puisque vous semblez
en savoir si long, monsieur, poursuivit humblement l’inspecteur, peut-être
pourriez-vous m’expliquer une chose. Comment le meurtrier s’est-il arrangé pour
laisser le corps de sa victime au milieu du court de tennis et réussir à
s’enfuir sans laisser de trace derrière lui sur la terre rouge ?
Franchement, monsieur, nous, dans la police, nous n’y comprenons rien !
Wyke prend alors le micro pour raconter la
fin de son histoire. On voit alors qu’il est en plein dans ce qu’il invente,
puisqu’il joue maintenant littéralement la scène :
Sir John Lord Merridew, le grand détective,
se leva majestueusement…
Wyke se lève alors, endossant pour lui-même
le rôle de son détective-fétiche lord Merridew…
son
énorme visage de père Noël illuminé d’une joie espiègle. Lentement, il fit
tomber quelques miettes de cake rance qui restaient accrochées aux plis de son
gilet…
La main de Wyke, ici, mime celle de Lord Merridew
nettoyant négligemment son gilet, cependant que Milo Tindle cherche toujours à
le rejoindre de l’autre côté de la haie…
La
police n’y comprend peut-être rien, inspecteur, glapit-il, mais Merridew, lui,
a compris ! Il y a trente ans, le meurtrier, docteur Grayson, était un
membre éminent des ballets russes où il dansait sous le pseudonyme d’Oleg
Graysinsky. Et, bien que les années aient quelque peu modifié son apparence,
son ancien talent technique était toujours intact…
Ici, l’imitation proposée par Andrew Wyke du
forfait criminel est remarquable, puisqu’il s’agit d’un auteur de romans
policiers, Wyke lui-même, imitant son héros fétiche, lord Merridew, imitant
Grayson après le meurtre de sir Mortimer sur un court de tennis.
Il a
porté le corps au milieu du court en marchant sur les pointes, le long du ruban
blanc qui sépare les carrés du service…
Andrew Wyke, tout à son
histoire, avance donc ici sur la pointe des pieds…
et
puis, de là, il l’a jeté à une distance de deux mètres à l’intérieur du court,
à côté de la ligne de fond où on l’a découvert. Et puis, avec une grâce et un
fouetté impeccables, il a fait demi-tour…
Wyke, au centre de son
labyrinthe, fait donc demi-tour sur sa ligne imaginaire…
et il
est reparti par où il était venu sans laisser de trace. Et voilà, inspecteur,
l’explication de lord Merridew.
C.Q.F.D. Fin
du roman policier, ici ! On ne peut résolument mieux faire ! Franchement !
C’est, naturellement, à ce moment-là
qu’Andrew Wyke entend l’appel de Milo Tindle et qu’il lui permet d’accéder
jusqu’à lui au centre du labyrinthe ; c’est à ce moment que commence la
véritable histoire du film Le limier
de Mankiewicz, autrement appelé Sleught en anglais.
Quant à vous, vous vous dites à présent,
une fois rentré chez vous, déçu au plus haut point après avoir constaté la
disparition du magasin, Je devrais commander un autre jeu du Limier, mais, franchement, est-ce bien
la peine ? Qu’est-ce qui me dit qu’il vaut mieux que son modèle ?
C’est assez rare, une adaptation réussie d’un film ou d’un livre, comme si le
premier mouvement était souvent bien meilleur, comme si le deuxième coup
péchait généralement par manque de spontanéité. Pourquoi pas plutôt chercher en
ville ce qu’est devenu le vendeur et où il habite, pour lui passer un savon par
exemple ? J’aurais plus de chance d’en ressortir satisfait. Cela
manquerait peut-être d’à-propos, puisque je m’attaquerais à un homme désormais au
chômage et sûrement endetté jusqu’au cou ; il risquerait de mal le prendre,
c’est certain. Et, après tout, c’est quand même moi qui ai voulu m’intéresser
aux jeux-vidéos, n’ignorant pas que dans tous jeux, quel qu’en soit le contenu,
sourd une part plus ou moins grande d’arnaque. Mais qui se rebellera alors
contre cette quantité de vide éprouvée, entre l’idée que l’on se fait d’un
produit de la grande distribution et cette marge d’erreur que l’on constate
très souvent en l’ouvrant ? Jadis, les princes pouvaient offrir à leurs dames
un diamant caché au centre d’un citron, et maintenant le paquet que reçoivent
leurs héritiers est devenu le diamant et ce qu’il contient, le citron ; le
processus du don gracieux s’est totalement inversé ! De telle sorte qu’un
malaise prend quiconque veut acheter, de nos jours, un produit pour lui-même ou
pour l’offrir, puisqu’il faut un effort d’imagination très important pour ne
pas se sentir lésé. Mais, comme c’est toute la chaine de la production,
actuellement, qui diffuse du vide en quantité industrielle, il ne nous reste
plus, en conséquence, qu’à fournir chaque fois l’effort d’imagination inverse,
afin de nous représenter l’objet escompté. En somme, il n’y a plus, pour
nous-mêmes, qu’à passer de la situation de Milo Tindle à celle d’Andrew Wyke,
et à nous figurer, au centre d’un labyrinthe, des objets et des personnages
qu’on invente !... Ce qui est, pour le moins, un travail difficile, tout
le monde n’est pas auteur, que je sache. Il y a très peu d’auteurs, de par le
monde, capables de faire éprouver des émotions à un public ou à un lecteur, il
faut bien se rendre à l’évidence. Et donc nous sommes généralement obligés de
faire contre mauvaise fortune bon cœur et de payer une fois, deux fois, dix
fois, mille fois, afin de connaître la fin d’une histoire… Vous allez donc sur
Internet et commandez à nouveau votre jeu, sur un site de vente en ligne...
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Le limier, Mankiewicz |
jeudi 7 juillet 2016
L'après-cinéma (1)
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