vendredi 6 août 2021

Deux tanneries

 



Ma lecture du dernier roman de Celia Levi sera nécessairement morcelée, fragmentaire, comme la vie que l’on mène actuellement, et qui a plus d’un trait avec l’existence de Jeanne, le personnage principal de La Tannerie : précaire. Nos vies sont précaires, qu’elles nous le semblent, tandis que, jour après jour, le nombre de morts dus à la pandémie ou le nombre de catastrophes augmentent (l’accumulation des nouvelles du monde se déversant des médias dans notre quotidien comme un tableau de vanité devenu familier), ou que notre situation le soit effectivement.

    La Tannerie raconte la vie de Jeanne, une jeune femme montée à Paris après avoir obtenu un diplôme de libraire, et qui devra travailler comme accueillante d’une institution culturelle située à Pantin : la Tannerie. Cette Tannerie, que Jeanne découvre, apparaît peu à peu comme un tiers-lieu en friche cher au paysagiste Gilles Clément, un espace ouvert, multiculturel et polyvalent, dans lequel la vie, l’art, la musique, la restauration rapide ou l’insertion professionnelle des chômeurs ou des jeunes du 93 se rencontrent pour constituer, oui, un tout cohérent, une sarabande harmonieuse, une utopie concrète ou la « ville imaginaire » de l’architecte Yoni Friedman, qui pourrait en douter ?

    -- « En rentrant, nous avons vu que la porte avait été forcée pendant notre séjour à Londres… encore des travaux à faire. Ça devenait franchement déprimant. Mais au moins nous avions reçu notre première bourse de 100 £ de la part de l’Art Council. Nous pouvions partir en quête d’une camionnette d’occasion pour rendre COUM encore plus mobile. Bruce nous avait suggéré de prendre une ancienne camionnette de la Poste, parce que ce serait une bonne affaire, du solide assez grand pour tous nos accessoires. Nous avons rapidement dégoté un ancien deux-tonnes-et-demi de la General Post Office pour 65 £. Et nous lui avons trouvé un garage pour 1,50 £ la semaine… enfin, ce n’était pas vraiment un garage, c’était une tannerie. Un grand hangar qui puait la mort, rempli de cuves où les peaux en décomposition se transformaient en cuir, étape par étape. Il fallait gratter les peaux pour éliminer tout résidu de chair ou de graisses animales, et l’odeur était si âcre et nauséabonde que je ne veux même pas savoir quels produits ils utilisaient. Les ouvriers nous disaient que c’était de la pisse mélangée à d’autres liquides, et je voulais bien les croire. On nous a donné un coin où ranger notre véhicule, le plus loin possible des cuves, et la clef du cadenas de la porte pour que nous puissions venir à toute heure. »[1] [Cosey Fanni Tutti, Art Sexe Musique, (16 mai 1972)]

    Ici, dans mon esprit, le personnage fictif de Jeanne, accueillante à la Tannerie de Pantin, se mêle bon gré mal gré, depuis quelques jours, aux pages d’Art Sexe Musique ; le roman La Tannerie se trouve lié dans mon esprit au garage de fortune, dans lequel le jeune couple anglais formé par Cosey Fanni Tutti et le musicien punk Genesis P. Orridge garait, au début des années 70, leur camion, dans la ville anglaise d’Hull, pour emmener tous matériels et instruments de musique nécessaires  jusqu’aux galeries et aux concerts où ils étaient invités à jouer du COUM.

    Deux tanneries donc, l’une, qui est un hangar puant et glauque, dans lequel était entreposé, en Angleterre au début des années 70, un vieux camion des postes, et l’autre, neuf, moderne, aux dimensions fantastiques, et où le personnage de Jeanne accompagne, à Pantin en 2015, des publics, entre un festival en péniches sur des quais transformés pour l’occasion en guinguettes, un vernissage d’art contemporain, un concert rock, un salon de l’insertion professionnelle ou des rencontres Jeune Public ou Seniors, selon ce que la grille de programmation indique. Et, paradoxalement, cette deuxième tannerie, aussi fictive et protéiforme qu’elle soit, nous parle davantage peut-être. La tannerie de Cosey Fanni Tutti, celle qui, comme on va voir, évoque les rêves de la révolution culturelle d’alors, devant un simple roman, me semble maintenant aussi fantaisiste et fantastique qu’une nouvelle d’Hoffmann ou une promenade de Robert Walser. Le roman de Celia Levi, tout fictif qu’il soit, exprime sans doute mieux ce que le lecteur est devenu et ce dont il lui semble peut-être qu’il a toujours été. Toute la vraisemblance, toute l’« universalité » du roman réaliste réside là, depuis Flaubert, à portée d’un monde hostile et que l’enfant doit apprendre à connaître malgré tout, afin d’avoir une chance de s’en sortir : ici, l’économie du roman de Celia Levi reproduit l’économie capitaliste.  

*

COSEY

 


        Cosey Fanni Tutti (CFT) est née en 1951 à Hull, la troisième ville portuaire anglaise, dans le Yorkshire. Hull est alors l’une des villes anglaises ayant été les plus bombardées durant la seconde guerre mondiale. Dans les années 50, la cité se reconstruit peu à peu et semble profiter de l’essor économique impulsé par le plan Marshall. Comme en France, les bidonvilles sont rasés, le plein-emploi permet aux habitants d’espérer des jours fastes, mais la violence des rues est aussi palpable et menaçante :

    « La vraie violence, écrit CFT à la première page de son autobiographie, venait de l’alcoolisme et des conflits entre les hommes des chalutiers, les marins, les Teddy boys, les mods, les skinheads et les Hells Angels. Tout le monde évitait les pêcheurs, qu’on appelait les Fisher Kids. Quand ils rentraient d’un de leurs voyages en mer et recevaient leur paie, une bonne grosse liasse, ils passaient donner quelques billets à leur famille, enfilaient leur uniforme de « Fisher Kid » bleu clair à double fente, et fonçaient se pinter la gueule et chercher la bagarre dans les pubs. »

    C’est là, dans une zone interlope et violente, que CFT a grandi et qu’elle s’est épanouie contre toute attente : « C’était mon environnement naturel et je l’adorais », affirme-t-elle par la suite. Le point important, là, est celui-ci, que Cosey exprime dès l’entrée : qu’une enfant née dans un quartier dangereux d’une ville moderne importante peut trouver un équilibre familial et même le bonheur. Une zone risquée, au milieu des ruines et des « Fisher Kids », peut devenir un formidable terrain de jeu, puis, plus tard, servir de germe à la création artistique.

    Au début de son autobiographie, CFT est une petite fille qui aime sortir avec sa bande dans les zones de Hull dévastées par les bombardements allemands et se battre, quand il en est besoin, avec les enfants des bandes rivales. Elle sait alors rendre coup sur coup et se faire respecter. Loin du regard des adultes, elle prend aussi plaisir à découvrir son corps avec des garçons de son âge, se passionne pour les livres des bibliothèques et la mythologie grecque, ou pour les transistors radios, les premières cassettes audios et la télévision que son père, alors pompier et passionné d’électronique, ramène à la maison.

    Les maisons, les rues et les places détruites par les Allemands, la découverte naissante de sa sexualité et les circuits électroniques de son père se mêlent, s’imbriquent alors dans la psyché/CFT comme autant de territoires à parcourir afin de s’émanciper – une émancipation certes paradoxale, à mille lieux de ce que le lecteur imagine peut-être, à mille lieues aussi de ce qu’il peut concevoir comme étant une voie vers l’épanouissement. Le lieu est sale, l’espace est souillé, lugubre, comme le hangar qui va lui servir de garage, comment pourrait-on alors parler d’une enfance a priori heureuse ?

    À dix-huit ans, CFT trouve alors un poste de laborantine dans un lycée de Hull, puis elle est obligée de quitter le nid familial après avoir découché. CFT sort, elle découvre l’amour, connaît son premier échec amoureux, puis elle rencontre le jeune Genesis P. Orridge (GPO) lors d’un concert et ils décident de vivre ensemble. GPO a du charisme et une culture incroyable ; beaucoup d’hommes et de femmes de l’underground naissant à Hull gravitent aussi autour de lui, mais, malheureusement, c’est aussi un pervers narcissique ; CFT, amoureuse, l’accepte pourtant tel qu’il est et elle commence à vivre avec lui.

    GPO squatte alors à titre gracieux chez John Krivin, le propriétaire de la boutique Acme Attractions qui, avec le magasin de Malcolm Mc Laren Let it rock, sera à l’origine du mouvement punk en Angleterre. Lorsque John Krivin voit que CFT en pince pour GPO, il cherche à la prévenir à son sujet, mais, puisqu’elle est amoureuse, elle ne l’écoute pas. Quelque temps plus tard, Krivin décide de transformer un vieil entrepôt à fruits en atelier d’artistes, et il s’installe là avec GPO et CFT : « je louais ma propre chambre, en face de celle que Gen et John partageaient, écrit-elle. J’avais besoin de cette distance : elle rendait ma nouvelle indépendance concrète et j’avais le choix d’être avec Gen ou non. » [p. 61]

    CFT, alors en couple avec GPO, accepte que celui-ci vive dans la chambre d’à côté avec Krivin ; elle accepte, en somme, la liberté sexuelle et la situation précaire que son homme se donne à lui-même. En plus de son travail alimentaire, elle œuvre alors dans COUM puis dans Throbbing Gristle, les deux groupes de performances musicales que GPO fonde avec elle, et qui sont influencés par le punk et la musique électronique naissants, comme par celle du Scratch Orchestra de Cornelius Cardew, mais aussi par la magie sexuelle d’Alceister Crowley ou la folie de Charles Manson qui fascinent GPO.

    CFT n’en reste pas là non plus. Par choix personnel, elle suit ses inclinations sexuelles et elle intègre l’industrie porno qui naît alors au Royaume Uni de façon clandestine. Elle emploie ensuite les éléments de son travail de mannequin de charme dans COUM, le collectif qu’elle forme avec GPO. Au sujet de sa décision de travailler dans le porno, elle écrit dans Art Sexe Musique : « Je ne le faisais pas uniquement pour l’art ni pour les idéaux féministes, ni pour Gen (GPO). Je ne voyais pas mon travail comme un geste transgressif. C’était une façon d’arriver à mes fins, et il me donnait un immense sentiment de liberté, d’accomplissement personnel, d’assurance, de force et de confiance en moi. » (p. 161)

    Pour l’Angleterre puritaine de l’époque, c’en est trop. Le scandale arrive à Londres en 1976, lors d’une exposition intitulée « Prostitution » qu’elle fait avec GPO, à l’Institute of Contemporary Arts dont le bailleur n’est autre que la couronne britannique. Les médias anglais s’en prennent au couple d’artistes qu’ils traitent de « pornographe ». Le couple pourtant, heureux qu’une telle publicité lui soit offerte, se sert alors des coupures de presse des journalistes les conspuant pour les afficher bien en vue dans leur exposition, à l’ICA.  

 

* 

 

JEANNE

 

« Connaissez-vous, près d’ici, à Guise, le Palais social de Godin

qui est une des seules utopies réalisées ? Du moins aussi longuement

puisque ce Palais a fonctionné pendant un siècle. J’ai envie d’en étudier

le fonctionnement, car il me semble que la générosité, très vite, y a été

« totalitaire ». C’est peut-être, mais sans violence, un raccourci des pays

De l’Est. »

 

Lettre de Bernard Noël à Michel Surya, Sur le peu de révolution

 

 


Le Palais social de Godin à Guise




Le dôme de la prison de Koepelgevangenis aux Pays-Bas

    Avec Jeanne dans le roman La Tannerie, naturellement nous sommes aux antipodes : ses parents sont agriculteurs. Elle grandit dans une ferme près de Saint-Brieuc en Bretagne, fait des études à Rennes, puis elle obtient un stage en librairie à Paris, mais elle s’ennuie dans son nouveau métier. Le job d’accueillante, qu’elle effectue à la Tannerie, vient par la suite.

    « Mets-toi là » sont les premiers mots du roman, dits à Jeanne au moment de son arrivée au « centre d’art », « Mets-toi là » sans autre forme de procès. Jeanne se retrouve donc, dès l’entrée, prise dans une foule de festivaliers, à l’extérieur de la Tannerie qui vient de l’employer, entre un quai et des péniches, ignorant tout de ce qu’elle doit alors dire ou faire.

    « Mets-toi là », tandis que l’œil du lecteur se pose sur la première page du livre et découvre la Tannerie par les yeux de Jeanne qui la découvre avec lui… on sait déjà que sa vie, la vie de Jeanne comme le roman dans lequel ce personnage s’inscrit, ne tient à rien d’autre qu’à une ligne d’écriture (le fait donc d’être mise là, comme un étant heideggérien) ; on sait aussi que Flaubert est convoqué dans la composition de cette écriture ; on découvre ensuite que le vrai personnage de La Tannerie, au fond, n’est pas Jeanne, ni les autres accompagnants qui gravitent autour d’elle et sont, comme elle, surnuméraires ; le vrai personnage, c’est la Tannerie, une institution culturelle gigantesque que Jeanne découvre page après page.

    Les dimensions du centre d’art sont même inimaginables pour Pantin, une commune parisienne dont le taux de chômage avoisinait, en 2014, les 19 %, soit 9% de plus que la moyenne nationale : la Tannerie, raconte Celia Levi par la suite, fait environ soixante mille mètres carrés. Soixante mille mètres carrés, c’est-à-dire un huitième de la superficie de l’Arsenal de Venise, dans lequel se déroulent des Biennales d’art contemporain connues dans le monde entier. Soixante mille mètres carrés pour Pantin ne semble, en deuxième lecture, pas du tout réaliste. Pour présenter un ordre de grandeur, le budget 2005 du Centre Pompidou s’élevait à peu près à 100 millions d’euros, soit plus de la moitié du budget total de la ville de Pantin en 2021 (191 836 250 euros). En 2021, l’investissement dans les équipements culturels et patrimoniaux s’élève, pour la ville parisienne connue pour ses conditions de vie difficiles, à 11, 5 millions d’euros (soit 6 % du budget global). Ce que montrent ces chiffres, c’est que l’homme en tant que tel n’est, dans notre pays, pas même une variable d’ajustement face à la politique de « rayonnement culturel » de la France.

    Jeanne réussit peu à peu à s’intégrer à l’équipe des accompagnants et elle découvre, quelques semaines après son embauche, que cet atelier de tannage aux dimensions colossales est le rêve d’un industriel de la fin du dix-neuvième siècle. « Capitaliste éclairé », ayant « de grandes théories sur la rationalisation du travail », cet industriel « investit dans les machines les plus modernes » [p. 52]. En sorte que, si la vie de Jeanne nous paraît vraisemblable, cette usine-là, à y regarder de près, en bord de Seine, est improbable, en tout cas plus improbable que la tannerie infâme dont CFT et GPO louaient un espace à Hull au début des années 70. Mais on y croit pourtant, puisqu’on a plus de chances de vivre la vie d’une accueillante n’ayant rien vécu que la vie sulfureuse et épanouie d’une punk telle que CFT. Une accueillante qui, bien sûr, n’aura pas plus de vie sexuelle que Madame Bovary, mais rêvera à Julien, un des responsables de l’institution culturelle où elle travaille. On y croit parce que Jeanne, par elle-même, parait condenser la vie actuelle de la majeure partie des jeunes Françaises entrant, après leurs études, sur le marché de l’emploi. On y croit, on veut y croire davantage qu’en la vie de CFT, parce que, si tout le monde, durant l’adolescence, espère parvenir à une forme d’émancipation, celle de CFT dérange encore et répugne encore ; en tout cas j’imagine mal actuellement des jeunes femmes ou des groupes féministes la choisir immédiatement comme modèle dans leur combat pour la parité.

    L’histoire du mystérieux industriel en tannage à l’origine, au dix-neuvième siècle, du centre culturel de Pantin ne s’arrête pas là. On apprend, quelques lignes plus loin, qu’il était philanthrope et converti aux théories socialistes de l’utopiste Charles Fourier. Le tanneur avait aussi conçu lui-même les appartements de ses ouvriers, comme son contemporain, le disciple de Fourier Jean-Baptiste Godin, spécialisé dans l’industrie du poêle à fonte, édifia, à Guise, son Palais social. Résultat des courses : le tanneur fit banqueroute au bout de cinq ans. Par la suite, le lieu fut transformé en biscuiterie, puis laissé à l’abandon, jusqu’à ce qu’il soit classé « monument historique » dans les années 90. Paris décide alors de réhabiliter le site pour qu’il devienne une institution culturelle ; un homme, dont on ne connaîtra pas le nom, en devient le directeur, après avoir répondu à un appel d’offre, deux ou trois ans avant le début du roman :

    « Il avait souhaité redynamiser le quartier, dynamiter le monde de la culture, l’ouvrir à tous, lui, le fils du prolétariat, des faubourgs nord, c’était son rapport au cirque, au théâtre, qui l’avait sauvé de la petite délinquance. Il voulait rendre ce qu’on lui avait donné. » [P. 53]

    La fable est trop belle.

    La Tannerie de Celia Levi présente, en somme, une dystopie, l’exact reflet inversé d’un rêve socialiste ayant germé au XIXème siècle. Le roman est remarquable par cela même, au fond, qu’il offre un personnage désincarné, une Bovary moderne qui vit sa vie et sa sexualité par procuration plutôt que de s’en saisir. Jeanne est le reflet inversé de CFT.

 



[1] Audimat éditions. P. 113-114


Une critique de La Tannerie, le roman de Celia Levi, sur le site En attendant Nadeau

Une critique de l'autobiographie de Cosey Fanni Tutti sur le site des Inrockuptibles

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