BULLSHIT JOB
Le travail d’accompagnante de Jeanne, dans La
Tannerie de Celia Levi, est-il un bullshit job ? Un bullshit
job, ou « job à la con », est une catégorie d’emploi que l’anthropologue
américain David Graeber a dégagée, et qu’il définissait de la façon
suivante : « Un job à la con est une forme d’emploi rémunéré qui est
si totalement inutile, superflue ou néfaste que même le salarié ne parvient pas
à justifier son existence, bien qu’il se sente obligé, pour honorer les termes
de son contrat, de faire croire qu’il n’en est rien. »[1]
Même si, à première vue, tout laisse croire
que Jeanne a bel et bien un job à la con, on ne peut pourtant pas répondre oui
pour elle. Tout d’abord parce que l’emploi de Jeanne n’est pas du tout inutile,
mais aussi parce que, même s’il est mal rémunéré, elle a envie de décrocher un
CDI. Jeanne n’a pas un job à la con, mais un job de merde.
La dystopie, dans laquelle Jeanne se
trouve, est la société des loisirs, celle rêvée des années 60, mais une société
des loisirs inversée, dans laquelle la réalité est devenue un moment du faux.
Et, dans cette dystopie, Jeanne offre un sens, même partiel et partial, à
travers les indications parfois erronées qu’elle donne aux visiteurs
désorientés de la Tannerie, et même si elle ne comprend pas toujours en quoi
consiste son travail. Un tel travail a donc, en soi, une valeur sociale qu’on
ne peut quantifier, un peu comme les clowneries de Chaplin dans Les temps
modernes offrent leur humanité au décor de l’usine.
Le problème, comme le note justement David
Graeber dans Bullshit Jobs, c’est que, dans les sociétés modernes actuelles,
la valeur sociale d’un travail est inversement proportionnelle à la
rémunération qu’on peut espérer en retirer (p. 314). Nombre de gens à droite
justifient cette aberration par l’argument selon lequel ceux qui travaillent
dans des métiers utiles ont une « personnalité autotélique ». Ainsi,
si une infirmière dans un hôpital public est mal payée, c’est qu’elle a une
vocation pour l’altruisme ; lui donner davantage d’argent dénaturerait
alors ses dispositions. Mais ici, Jeanne n’en a pas conscience, tout ce qu’elle
veut c’est faire le mieux possible dans son job, elle souhaite paraître
assimilée aux valeurs de la société parisienne qu’elle découvre, un peu comme
ces étudiants acceptant des stages non rémunérés pour valider leur dernière année
de formation universitaire.
En fait, aucun personnage de La
Tannerie ne semble avoir un emploi qui corresponde complètement à la
définition de David Graeber. Le directeur de la Tannerie lui-même n’a pas un
job à la con, puisqu’il a un réel impact sur les femmes et les hommes qu’il
emploie, mais aussi il permet de redynamiser l’économie de Pantin en attirant
des publics de plus en plus nombreux jusqu’à son centre d’art ou en opérant la
mue de son institution, afin que des espaces de son monstre puissent loger un
incubateur d’entreprises : « Tu vois, raconte ainsi Julien à Jeanne
qui en pince pour lui, la Tannerie est en perpétuelle évolution, c’est pour ça
aussi que c’est excitant. Ils vont renforcer les liens avec le quartier. Ils
vont étendre l’insertion ou plutôt la destiner en priorité aux jeunes du
quartier en lien avec la mission locale. Cela va impacter directement notre
service, tout va être bouleversé, des postes intermédiaires vont être créés.
Quant au moulin qui est vide, il va abriter des start-up pour financer les
activités artistiques, les espaces seront loués à un prix très raisonnable, et
ce seront des start-up travaillant sur des modèles de type horizontal, citoyen.
Leroy [le directeur des publics] m’en a parlé, ils ont envoyé le projet il y a
un mois pour obtenir des subventions, le maire est enthousiaste. » (p.
165)
Pour le directeur, la Tannerie est tout le
contraire d’une dystopie : lui comme Leroy, son directeur des publics,
sont convaincus d’être à la barre d’une utopie réelle, une utopie concrète. Il
reste à savoir si les start-ups auxquelles seront louées des locaux high-tech
devront signer une charte où elles devront s’engager à pratiquer un modèle de
communication horizontale, on peut ici avoir un doute : ni les start-up en
incubation ni l’organigramme de la Tannerie ne sont ni n’ont l’envie d’être
dans une communication horizontale, bien entendu. Contrairement à certains
espaces d’artistes ayant ouvert à Sheffield dans les années 90 et engagés dans
la culture Maker et qui, eux aussi, ont accompagné parfois des projets
professionnels.
*
ACCESS SPACE, LA FERME DE LA MHOTTE
Sheffield, au Nord de l’Angleterre, est la
ville sidérurgique et minière de Grande-Bretagne ayant le plus souffert de la
désindustrialisation et du thatchérisme. À la fin du vingtième siècle, la cité
ouvrière ressemblait à Détroit ou au décor cyberpunk d’un roman de William
Gibson. C’est là que des artistes comme James Wallbank et des galeristes sont
venus s’installer. En 1995, James Wallbank lance Access Space, le plus vieil
hackerspace de la ville : « On stockait nos trouvailles dans un
hangar squatté du centre-ville. Quand on a réalisé qu’on avait plus de deux
mille ordinateurs, on a vaguement fait passer le mot qu’un centre d’art allait
se monter et on a ouvert les portes à tous. Les gens venaient nous demander ce
qu’ils pouvaient faire pour aider. On leur disait : « Non, faites ce
que vous voulez avec les machines, et dites-nous comment nous, on peut
vous aider. »[2]
A partir de là, un travail horizontal fait
avec le tout-venant a pu commencer pour James Wallbank, l’intelligence
collective a émergé. Des ruines de la dystopie, la démocratie aux marges
de David Graeber se fait jour. Mais dans ce type de démocratie locale,
découvert par l’anthropologue à Madagascar à la fin des années 80 et retrouvé
en 2000 à New York durant Occupy Wall Street, il s’agit toujours d’un
modèle politique des interstices créant de l’instituant basse-fréquence
pour ne pas être repéré par les radars des appareils gouvernementaux :
« Ce que raconte l’avènement de cette culture de la bidouille, c’est que
les pouvoirs politiques et économiques ont perdu toute légitimité à légiférer
sur le succès des populations, qui se sont relevées seules de la crise. Et que
si chacun a le savoir-faire et les outils pour fabriquer son mobilier, personne
n’ira plus chez Ikéa. »[3]
C’est ainsi que le duo d’artistes Bureau
d’Etudes investit, loin de Paris dans le département de l’Allier, une ferme
dont le terrain, les sols, les murs et le bâti sont sortis de la
propriété : la ferme de la Mhotte. Sur le modèle anarchiste des Diggers de
San Francisco, la ferme de la Mhotte a sa propre gratuiterie (proche des Free
Shop des Diggers) et sa ressourcerie, permettant de redonner une seconde vie
aux objets du quotidien.
*
Une vidéo de David GRAEBER pour BRUT, traitant des bullshit jobs (2018).
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Ici, en lien, un article de Bureau d'études sur la notion de gratuité : "Inventer la gratuité"
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