lundi 28 décembre 2020

Fanons II et III


 
Après Fanon -I-, voici la suite de mon livre de Jonas.



- II -

 

 

Dieu s’est, un jour,

introduit par ma fenêtre,

tel un GI en mission commando,

comme ça, sans crier gare .

Il m’a dit que je me rentre un

dessin qu’il m’indiquait,

 un motif en or rouge-sang,

et dont j’ai oublié le sens,

à travers le corps,

le canon d’un .38

pointé sur ma tête .

L’opération risquant d’être douloureuse, et

comme Dieu est personne de pouvoir,

j’ai fui aussitôt, tandis qu’Il regardait ailleurs,

j’ai couru aussi loin que mon ombre pouvait porter .

On ne m’a alors plus vu dans les villes et

sur les places publiques

d’Ur ni de Moscou,

de L.A., Oulan-Bator ou Jérusalem .

         Ce qui a été fort simple,

         ne m’a pas demandé beaucoup de peine,

malgré les efforts et toutes les passes magiques

des CIA, NSA, éons, archanges, feddayins ou Sainte-Vehme, et

         quoiqu’en aient pensé, par la suite, mes glosateurs,

fonctionnaires ou affidés grands scribes du

train-train très transcendant

roman épique-et-toc intitulé Bible,

Bibelot ou Bèle-mouton .

 

Peu de gens me connaissaient naguère,

avant que Dieu ne s’intéresse à moi,

puisque je n’ai jamais cherché à avoir plus

qu’un toit pour vivre .

Je mangeais aussi à ma faim et sans problème d’estomac ;

cela aussi, je voulais le mentionner au lecteur

pour le rapport de greffes et autres fariboles,

toutes plus sérieuses

impérieuses et hiératiques,

que leurs scribes pourraient saisir

sur des papyrus, pierres de rosette

ou autres peaux de phoque

confectionnées mano,

de façon mécanique, auto ou quantique,

et cela depuis que la vie compte double,

sur les places de marchés de Crésus

ou dans les coffres-forts des banques Fugger .

 

          Je suis un homme simple,

         je suis Jonas, je suis un prophète,

un oiseau de malheur,

mais je n’ai choisi d’être ni homme ni Jonas ni prophète

ou oiseau de malheur .

Je suis Jonas,

et je n’ai jamais rien choisi du tout,

rien, voyez-vous,

pas plus que vous, d’ailleurs, qui, comme moi, maintenant,

fuyez les cruautés de Celui qui vous a jeté ici-bas .

 

Les vagues courent devant vous,

les vagues courent derrière vous,

Mer relâche, se rétracte, ondule et bâille,

et son bâillement

fait naître et trépasser et vies et mondes .

Moi, je suis avec vous sur le bateau

qui nous fait quitter Israël pour Tarse

en Espagne

Nous sommes tous, là,

marins et voyageurs,

à fuir nos dieux respectifs,

cependant que notre navire

glisse sur la mer du Milieu et nous emporte.

 

Les vagues courent devant nous.

Les vagues courent derrière nous

et nous entraînent,

les vents s’emballent et s’engouffrent

dans les voiles.

Notre nef tangue et chavire,

Son bois craque et cède.

Alors vous priez vos dieux,

vous les implorez chacun dans votre langue,

vous leur demandez pardon d’avoir fui,

tandis que, en vous voyant aussi lâche,

et vous lamentant, contraints, contrits

et jetés comme moi sur la mer furieuse,

je me mets à rire aussi sec de vos naïvetés

et petites lâchetés :

« Vous vous attendiez à quoi ?

Que vos dieux vous oublient maintenant ?

Les dieux n’oublient rien, jamais. 

Vous l’ignoriez ? »

Puis, sans plus attendre,

confiant mon sort à la fortune

et ne craignant ni la mer ni la mort

ni d’être apostat,

et l’enfer moins encor que la vie,

je descends à fond de cale et je m’endors

d’un sommeil profond,

du sommeil du juste,

et vous laisse

seul à votre lamento .

 

 

- III -

 

Les difficultés ont commencé à survenir après ça :

 

Perte des eaux normales, transparentes,

dilatation du col de l’utérus sans réel problème .

Les doigts de l’obstétricien palpent maintenant

l’abdomen de la mère .

Matrice saine

Présentation longitudinale du fœtus

Le pôle céphalique à l’avant,

comme convenu,

sous le siège,

dans le col de l’utérus .

L’index de l’obstétricien

touche ensuite, derrière le siège,

 la tête du fœtus

qui se met à réagir curieusement,

comme si…

Le fœtus résiste,

montre l’échine

fait le gros dos

Le fœtus semble résister,

comme un dormeur dans un

sommeil profond,

un dormeur

qui ne voudrait pas venir à ___

Surgit alors le porion,

contremaître des mines divines

et capitaine du bateau,

sur lequel je vogue .

Sa lampe à benzine devant mes yeux,

il hurle maintenant à tout rompre,

sous la voute noire de jais

tenue par les boisages :

« Mais que faites-vous là, monsieur Jonas, à dormir à fond de cale,

tandis que tout le monde est sur le pont et la mer démontée ?

Vous n’entendez pas les vents mugir et les

bourrasques emporter les voiles ?

Vous devriez être, au-dessus, avec les autres voyageurs ! »

J’ouvre alors les yeux, et je découvre,

étonné, ahuri, la tête furieuse du capitaine,

à quelques centimètres de mon visage,

figure noire de suie,

sa lampe à benzine toujours fichée sur le crâne :

« - Mais n’avez-vous donc aucune dignité, monsieur Jonas !

Levez-vous ! Sortez dehors ! 

- Merde ! », lui fais-je alors .

A ces mots, ses marins, mineurs des mers à hauts fonds,

me prennent par la peau du cou et m’emportent,

tel un chat,

sous les remous du navire qui prend l’eau ;

ils m’enferment dans l’ascenseur du puits rugissant,

qui, sous des vagues mugissantes

aussi grandes que dix navires,

me remonte au beau milieu de vous autres,

ayant payé billets et passeurs

pour vous tenir au beau milieu des remous,

des astres et désastres

aux abords de Chypre, de l’administration Schengen

des pirates libyens ou des corsaires .

 

« Il n’y aura pas besoin de forceps, madame,

si j’arrive à tenir la tête de votre enfant

avant qu’il ne se retourne .

Poussez, madame,

poussez,

continuez les contractions,

je sens qu’il vient ! »

 

Les ventilateurs poussaient dans les galeries un ouragan mécanique aussi violent qu’une tempête en mer .

 

Je me suis donc, à nouveau, retrouvé sur le bastingage,

parmi vous, au milieu de vos poules, femmes et enfants,

qui poursuiviez vos litanies à vos dieux et qui rêviez

maintenant du dessin au motif rouge sang qu’Il voulait

vous rentrer, comme à moi .

 

Le ressac des rames des berlines ajoutait à cette atmosphère violente l’illusion du choc des vagues .

 

Cela a duré encore un instant, moi figé, fiché dans mon coin, comme

une cale, à écouter vos jérémiades, et vous, mouillés jusqu’aux os, et les

bras ballants ou levés aux cieux, pour je ne sais quelle oraison .

 

Le film était très mauvais, vraiment, et, derrière moi, je sentais le regard

noir, dans les cieux noirs, du porion, capitaine des mines de charbon sur

mer ou sous terre, alors que galeries et cieux s’effondraient sur nos

têtes, et cela depuis la Genèse .

 

Mais, comme aucun dieu ne répondait à vos appels,

le porion noir, lampe sur son casque

illuminant les voutes,

au milieu d’un boyau, cria sur son navire :

« Puisqu’aucun dieu ne répond à nos appels,

nous allons tirer au sort

lequel d’entre nous a offensé son Maître .

Celui que le hasard désignera

sera jeté dans les gouffres béants

hors du navire  

espérant par là calmer les eaux

et rendre notre voyage paisible .»

L’ordalie, en somme,

la justice des hommes

la plus simple qui soit .

 

Trois fois alors,

marins, mineurs ou voyageurs sont tirés au sort,

et trois fois,

mon nom sort du chapeau .

Alors, le capitaine ou porion sacré consacré

de mines & nefs des fous

me demande, effrayé :

« - Mais qui êtes-vous, Jonas ?

- Je suis hébreux, lui répondis-je . Je viens d’Israël .

Mon dieu, Yahvé, est très fort, puisqu’il arrive à vous faire plier l’échine

jusqu'à terre .

Vous pouvez le prier, vraiment,

c’est un super dieu super qui se prend pour le dieu des dieux .

Pour sûr, vous ne trouverez pas dieu

plus puissant

plus aimant,

plus furieux,

omniscient & rusé que lui,

jamais .

Il me tient, comme vous voyez, par la peau du cou du cul

comme vous .

Pourquoi mon dieu m’en veut-il

et vous fait voguer dans la même galère que moi ?

Pour rien, en fait .

Je n’ai pas voulu être son prophète, voilà tous mes crimes

sur la comète révélés .

Vous pouvez refuser de cultiver le champ d’un homme

mais pas celui de Yahvé .

Et donc j’ai cherché à fuir, sur ce navire,

la mission que mon créateur m’a donnée

il y a deux jours .

Moi, si j’étais vous, je jetterais mon corps à l’eau,

dès maintenant .

Après ça, tout redeviendra libre et tranquille

comme avant, pour vous,

l’eau des mers redeviendra lisse

comme de l’huile,

et vous arriverez à Tarse,

en Espagne, à bon port,

pour sûr ! »

 

Aussitôt dit, aussitôt fait :

on m’a alors jeté dans une saignée bleue ouverte

sur le fond des temps .

Et j’ai bien cru que toute cette histoire était pour moi terminée,

quand une baleine, venue du fond des mers,

s’est jetée sur moi

et elle a ouvert sa gueule pour m’avaler .

« Très bien ! ai-je alors pensé .

Qui viendra me chercher dans le ventre d’une baleine ?

Je peux à nouveau dormir maintenant . »

 

« Poussez, madame,

poussez plus fort !

Encore !

Encore !

 »








jeudi 17 décembre 2020

FANONS


 


Soujeu,

le hasard heureux

joue le noir,

         lumière anthracite

         entre pupille

    crista Œil lin

         lumière jets lumineux

         à même là

… mais où nous

pouvons repérer chaque fois

des termes non absolument

confondus…

 

Antre-A-Site

par réfraction

Magma Œil

 

        Fronce

Tératome

caché

sous de la mousse

dans le coin d’une croûte,

croquis de Jérôme Bosch

ou d’Odilon Redon .

 

Chaque foyer de l’épiderme

possède son lare niché

derrière une squame .

 

 

 

 

 

 

 

 

Les ruses d’Ulysse,

caché dans un cheval

ou sous un mouton,

proviennent du clair-obscur des

chairs, de leur miroitement-extension

infinie,

         touchant sa cornée,

                   comme, sur les eaux, l’ondoiement des

Sirènes envoyées contre lui

par Neptune .

 

         Les ruses d’Ulysse, mais aussi

celles du prophète Jonas,

         soujouant contre Dieu,

et s’agrippant aux dents

intérieures d’une baleine,

         les fanons, lames cornées

aussi pures que de l’ivoire,

pour ne pas être rejeté

sur la terre ferme .

 

         Ruses d’Ulysse,

tout homme qui cherche à

déjouer la volonté des dieux

         en use

         l’homme

                         use

                                la Mètis grecque,

         la sagesse des anciens sages,

mais aussi celle des poètes,

         avant que Platon ne

les chasse de la cité .

 

 

 

Le soujeu .

Le soujeu .

 

 

Diogène pris en otage en mer,

         tandis qu’il se dirigeait vers Egine .

         Diogène, surnommé par Platon le Socrate fou,

    vendu à Corinthe comme esclave par des

pirates .

« - Que sais-tu faire ? lui demandèrent les pirates .

Sous quel titre doit-on te vendre ?

- Je sais diriger les hommes,

leur affirma Diogène. Mettez ceci

sous ma pancarte, voici ce que

devra lire mon acheteur :

                                               " Diogène,

                                           capitaine en vies

                                                humaines ." »

 

Et Diogène, après avoir

été fils du grand argentier de Sinope

et mendiant sur les places d’Athènes,

         devint le précepteur des fils

d’un riche marchand de Corinthe .

 

         Aussi, lorsque ses amis vinrent

lui rendre visite pour le racheter

et qu’il redevînt à nouveau un homme

plutôt qu’un esclave, celui-ci refusa :

         « Le lion est le maître de

celui qui lui apporte à manger. »,

leur déclara-t-il .

 

 

La mètis grecque

        Le soujeu

 

Niché sous l’aine, derrière les

fanons d’une baleine ou

à l’abri dans la maison d’un

riche marchand corinthien,

                   soujouez,

                   vous soujouez vous aussi,

                   vous freinez les cadences

à l’usine,

                   vous baissez le rythme

des pulsations-machine

et celles du système .

 

Théorie de l’échec

et technique du détail lumineux,

c’est tout un .

 

Comme Ulysse, vous ne serez personne

         dans la grotte du Cyclope

         et lion pour les deux fils

d’un riche marchand corinthien .

 

                   Soujouez, vous

aussi, pour survivre, plutôt

que d’être mangés par les

hommes .

 

                   Gouvernez les hommes

                   derrière vos machines .

 

         Et vous, poètes,

vous devez, vous aussi, soujouer

pour pouvoir survivre .

         De tous les temps,

vous avez dû soujouer

         et composer avec la mètis .

 

    Vous freinez la machine

poétique,

     vous avez appris à freiner sa

cadence quand il le fallait .








 Voilà,

         tu as assez écrit pour

         aujourd’hui,

                   il faut te reposer .




 






















*
*  *











 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

        


 

mardi 27 octobre 2020

Règle du Ringolevio n°5 : se reconnaître, ne pas se reconnaître

 



 Règle du Ringolevio n°5 est la suite de mon texte sur la vie de l'artiste américain Emmett Grogan. 

On peut trouver, sur ce Blog, les règles du Ringolevio 1, 2, 3 et 4. La règle du Ringolevio n° 4 a été publiée en mars.

On peut aussi trouver Ringolevio, l'autobiographie "authentique" d'Emmett Grogan ici.


*


    De retour en Italie après le meurtre de l’homme de paille l’ayant dénoncé à la police, Kenny Wisdom réussit le concours d’une école de cinéma importante à Rome, et il réalise un court-métrage qui gagne un prix lors d’un festival, Un dimanche après-midi de Billy Brown, dans lequel il joue le rôle d’un jeune psychopathe mêlant sa vie à des actions violentes, commises, dans des films célèbres, par des personnages désaxés. Or, se découvrir ainsi à l’écran jouer le rôle d’un fou furieux le perturbe : « À un moment donné, raconte Grogan, totalement obnubilé par l’une de ses compositions, il [à savoir, ici, Billy Brown, le personnage que Grogan joue dans son film]… il croise un promeneur solitaire sur la rive du lac du parc. Intimement convaincu que la scène fait partie intégrante de l’histoire qu’il est en train de se raconter, il agresse sauvagement l’homme, le laisse sur le carreau et fait rouler le corps dans le lac. Puis il reste planté là, à contempler le cadavre qui surnage encore, à le narguer en mimant caricaturalement des poses de Marlon Brando, James Dean, Richard Widmark ou Montgomery Clift. » 

    Le court-métrage se termine enfin sur une course-poursuite en voitures entre Billy Brown et la police.

    Se découvrir ainsi nu, mis à l’écran, traumatise profondément Emmett Grogan, tandis que le film est projeté durant le festival de cinéma. Il comprend peut-être alors – sait-on  jamais ? – que la vie n’est pas qu’un rôle que l’on joue. Le lendemain, le directeur du centre de cinéma, ayant appris que Kenny Wisdom, ou Emmett Grogan, ou… (?)…, a un casier judiciaire, l’enjoint à quitter fissa son école, et son prix, tout juste obtenu, lui est retiré. Billy Brown, ou Eugen, ou Emmett Grogan, ou Kenny Wisdom ou Johnny Mullane ou même « algue libre », mais toujours en état de choc, décide alors de partir, sur un coup de tête, en Irlande à Dublin, la terre de ses ancêtres, pour essayer de se retaper, se mettre au vert et retrouver ses sources. Là, ses péripéties se poursuivent, puisqu’il rencontre des membres de l’IRA, avec lesquels il sympathise, et il participe même carrément à des attentats terroristes…

 

*


ENTRACTE : BILLY BROWN


    Huit ans plus tard, en 1972, Billy Brown est invité sur CBS pour participer au jeu télévisé To Tell The Truth présenté par Garry Moore. Billy Brown a accepté de venir à ce jeu télévisé pour promouvoir Ringolevio, son autobiographie. To Tell The Truth est une émission à succès où il faut découvrir un personnage singulier parmi trois individus qui revendiquent son identité. Un jury de quatre membres est chargé de poser des questions aux trois protagonistes, afin de déterminer lequel est le vrai[1].

    Le présentateur Garry Moore (ton emphatique)Rencontrons maintenant un homme de l'apogée du Flower Power, écoutons la chronique sur la contre-culture de Billy Brown. Il dit : « Je suis Billy Brown. J'ai passé une grande partie de ma vie à nager contre le courant culturel dominant en Amérique. Je vis dans le quartier Haight-Ashbury de San Francisco. À l’apogée du mouvement hippie, j’ai été responsable de la mise en place du mouvement des Diggers. Les Diggers étaient un groupe épris de liberté dont les magasins et le théâtre gratuits sont devenus légendaires. J'ai écrit un livre racontant ma vie, l'époque et le contexte du mouvement hippie avec ses héros et ses anti-héros, qui s’intitule Ringolevio. Le livre a été nommé ainsi à cause d’un jeu de rue célèbre à New York, qui permet aux enfants de cette ville de tester leur capacité à lutter pour durer et gagner. Signé Billy Brown. »

    Trois Billy Brown entrent alors sur le plateau du jeu sous un gimmick. Leur silhouette est d’abord dans l’ombre, puis gros-plan caméra sur leur visage en pleine lumière. Chacun d’eux affirme naturellement être Billy Brown. L’animateur les convie ensuite à s’installer à des pupitres devant les quatre membres du jury, et To Tell The Truth peut commencer…

 

*

 

    Le court-métrage Un après-midi de Billy Brown, qu’Emmett Grogan déclare avoir jeté à Rome dans le Tibre avant son départ pour Dublin, fonctionne ici comme une mise en abyme, non seulement de Ringolevio, le livre, mais de la vie même de Grogan. Si B. Traven et Georges Devereux ont pu jouer, eux aussi, avec leur identité, mais considéraient leur œuvre littéraire comme essentielle, là, au contraire, la vie prend le pas sur l’œuvre. Un jeu-télé comme To Tell The Truth a, probablement, ici autant de valeur qu’Un après-midi de Billy Brown, le premier film réalisé d'Emmett, et peut, tout autant, être jeté dans l’eau du Tibre, lorsque le besoin de changer d’air se fait sentir. Que montrent Un après-midi de Billy Brown avec le show To Tell The Truth ? Un être aliéné et, dans le même temps, maîtrisant la société du spectacle et l’industrie du cinéma -- aliéné et, simultanément, en pleine possession de ses moyens et des codes du spectacle.

    L’un et l’autre, algue libre.

    A-t-on besoin alors de savoir si le film de Grogan Un après-midi de Billy Brown a bel et bien existé ? 

Bien sûr que non :

    - Billy Brown est l’ombre d’Emmett Grogan, de celle qu’il a besoin d’exorciser pour devenir autre, encore et toujours : adorcisme et exorcisme.

    - Billy Brown fait penser aux hybrides monstrueux d’Ambroise Paré.

    - Il fait penser au Change now hippie, au « Je est un autre » de Rimbaud, aux hétéronymes de Pessoa, au Christ du dadaïste berlinois Johannes Baader, à Lord Patchogue, le reflet dans le miroir de Jacques Rigaut, au Pandrogyne Genesis Breyer P. Orridge comme au Serpent à plumes de D.H. Lawrence.

    - Billy Brown fait aussi penser, a contrario, au personnage et narrateur de Cinéma, le récit de l’écrivain Tanguy Viel.

    Dans Cinéma, un homme, dont on ignore à peu près tout, est obsédé par Le limier, un film de Mankiewicz sorti en salle en 1972, au moment où Ringolevio est publié. Le narrateur de Cinéma de Tanguy Viel, tout autant que Billy Brown, est aliéné par l’industrie du cinéma ; la seule différence, c’est que le personnage de Cinéma ne rejoue pour lui qu’un seul film, Le Limier de Mankiewicz ; Billy Brown rejoue, quant à lui, tous les films américains ayant présenté à l’écran des désaxés, marginaux, ratés, forcenés, frontaliers, fous, schizos, détraqués de l’histoire du cinéma US.

    - On peut ainsi lire Ringolevio comme le négatif du film Cinéma de Tanguy Viel.

    - On peut aussi lire la vie de Grogan comme une filmographie inédite jetée dans l’eau du Tibre ou du Nil, tels Romulus et Rémus ou Moïse, et échappant ainsi, à chaque fois, au fleuve comme au rituel judiciaire de l’ordalie : ici le fleuve jugera si l’enfant, qui lui a été jeté en offrande, est digne ou non de survivre.

    Qu’est-ce qu’une filmographie ? C’est l’inventaire des films réalisés par un acteur. Or Billy Brown, comme nom multiple[2], présente, quant à lui, un seuil, le passage de la carrière cinématographique de l’acteur américain d’avant-guerre, qui cherchait à être reconnu d’un film à l’autre –  comme le cigare pour Groucho Marx ou le clou de cercueil d’Humphrey Bogart collé au visage de l’acteur –, à l’impermanence des rôles de la star après les années 60, passant – algue libre – d’un personnage à l’autre, d’une interprétation à la suivante, sans lien logique, et mimant, singeant, doublant et redoublant ainsi la vie ondulatoire, ballottée, atomisée et recomposée de ses contemporains.

     Il y a ainsi eu, à partir des années 60, un passage du cinéma de papa au film mainstream propre à la société de consommation, et un cinéma underground, contre-culturel, que Billy Brown ne cherche même pas à connaître ni à apprécier, puisqu’il court, puisque la vie, les accidents de la vie le font courir, comme un Buster Keaton éprouvant sa résilience sur des routes qui le mènent de Hollywood à New York puis à San Francisco, un Buster Brown dans le rôle de l’anarchiste courant après les révolutions, un Billy Keaton dont le visage changerait d’un plan-séquence à l’autre : il s’était vu à Rome devenir Billy Brown, mais a couru à temps contre cette annihilation de son moi, s’est fait virer de l’école de cinéma où il était étudiant, a jeté, après ça, son film dans le fleuve du Tibre, puis il est parti à Dublin, rencontrer ses ancêtres irlandais pour retrouver ses origines, a été intégré après ça dans un groupe de terroristes de l’Ira et a fait sauter des ponts : l’art de la feinte est « une seconde nature pour [Billy Brown], et, en conséquence, il décida d’adopter une nouvelle identité avant d’aller battre les sentiers de la contre-culture. », écrira-t-il plus loin[3].

     Où trouve alors à crécher Emmett Grogan, après avoir atterri à Dublin en Irlande ? A la pension The Brozen Head, l’une des plus vieilles auberges de la ville, celle-là même où a dormi, avant d’être arrêté par les Anglais, l’insurgé irlandais Robert Emmet, en août 1803. Un mois plus tard Robert Emmet fut exécuté par le gouvernement britannique : « Le discours qu’il prononça lors de son arrestation contribua à forger une aura romantique, écrit à ce propos Agnès Maillot qui est historienne du mouvement de l’IRA. " Lorsque mon pays prendra sa place parmi les nations de la terre, alors, et seulement alors, mon épitaphe pourra-t-il être inscrit.", déclara-t-il. À ce jour, le site de la tombe d’Emmet reste encore inconnu. »[4]

 

    Le dernier attentat qu’"Emmett" (avec deux t) Grogan prétend avoir commis, est celui de la « Tour Nelson » sur O’Connell Street, afin de faire sauter la statue du britannique Lord Nelson. Or, de Tour Nelson, il n’y en a jamais eu à Dublin, en revanche une colonne Nelson, oui. Une colonne sur laquelle trônait un amiral Nelson, héros à Trafalgar contre Napoléon. L’IRA a bien fait exploser cette statue sur sa colonne en 1966, alors qu’Emmett Grogan était à San Francisco, sur Haight Ashburry, en plein dans des actions de rue avec son groupe, les Diggers. Mais Billy Brown, alias Emmett Grogan, n’en est pas à une feinte ni même à une supercherie près.



[1] On peut voir l’émission To Tell The Truth à laquelle Emmett Grogan a participé à l’adresse url suivante : https://www.youtube.com/watch?v=uPE7cnUey4E&feature=player_embedded

 

[2] « Un nom multiple est " un nom que quiconque peut utiliser " : ceux qui l'ont inventé, qu'ils soient connus ou inconnus, des individus ou des groupes, ne prétendent ni au monopole de son usage ni à un type quelconque de droits de propriété intellectuelle. Or de tels noms peuvent être plus que la simple expression du désir des usagers de préserver leur anonymat : le nom, en tant qu'expression d'anonymat, a beau n'être qu'une lacune, un signe sans signification en lui-même, il peut encore devenir un puissant signifiant s'il est relié avec une praxis reconnaissable et identifiable. Il désigne alors non seulement cette praxis (artistique, politique, religieuse), mais lie celle-ci simultanément à la figure d'une personne imaginaire. Lorsque la praxis devient reconnaissable et se remplit de vie, la personne prend également vie. La figure prend des contours, elle atteint une histoire, un mythe. Dans la mesure où les gens rentrent dans cette histoire et prennent part aux pratiques reliées aux noms multiples, elles deviennent réellement parties intégrantes de la personne imaginaire et collective : la praxis individuelle est imprégnée de pouvoir par le biais du mythe collectif et simultanément reproduit celui-ci. Et inversement, si la praxis perd ses contours et son pouvoir de signification, la personne collective dans laquelle cette praxis est incarnée meurt également. » Autonome A.f.r.i.k.a. Gruppe, collectif d’activistes et d’artistes internationaux. Article « Tous ou personne ? Noms multiples, personnes imaginaires et mythes collectifs » Décembre 2002. Site Transversal Text, url https://transversal.at/transversal/1202/aag2/fr

[22 juin 2019]

[3] Ringolevio, p. 329.

[4] L’IRA et le conflit nord irlandais, Agnès Maillot. Presses universitaires de Caen, « Quaestiones ». 2018.


[1] Ibid. P. 249.