vendredi 15 novembre 2019

LA COMMUNE RINGOLEVIO - 3

Emmett GROGAN


    Voici, après plusieurs semaines de silence, la suite de mon essai sur l'artiste et anarchiste américain Emmett Grogan, à l'origine de communes libres et d'espaces autogérés à San Francisco en 1966. La Commune Ringolevio est un essai en cours de rédaction, dans lequel je propose une lecture libre de l'autobiographie d'Emmett Grogan, Ringolevio.

      Le Ringolevio est, en français, le jeu de la chasse à l'homme ; Emmett Grogan y jouait dans son enfance dans les rues de New York, et ce jeu, dans ce qu'il a de tactique et de stratégique, a fortement influencé sa conception de la vie et de l'action politique. Selon Emmett Grogan, le monde est un jeu de chasse à l'homme, qui fait s'affronter les puissants et les réprouvés. Emmett est, dans son autobiographie, le capitaine de l'équipe des réprouvés, et il donne des leçons de jeu afin que son équipe gagne la partie et puisse créer, en toute liberté, des communes libres, ou Free city, dans lesquelles l'argent n'a plus cours.

      La première règle du ringolevio, selon Emmett Grogan, est "Savoir se cacher et tenir son rôle". Je montrais, auparavant sur ce Blog, que, lorsqu'on fait partie de l'équipe des réprouvés, il faut savoir se dissimuler et se cacher pour survivre, puisque la seule chose qu'ambitionne l'équipe des puissants, son seul motif, est de vous mettre en prison. J'en viens donc, aujourd'hui, à la deuxième règle du ringolevio selon Emmett Grogan, qui est : "Ne pas avoir peur des prisons" 

      Pour comprendre ici la suite de ma lecture d'Emmett Grogan, il faut avoir à l'esprit que celui-ci a été héroïnomane à New York, et ce dès l'âge de treize ans.







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- Règle du Ringolevio n°2 : ne pas avoir peur des prisons.

    Les prisons peuvent être de plusieurs sortes pour Emmett Grogan : c’est d’abord l’institution carcérale américaine, mais c’est aussi l’armée ou la famille, ou toute espèce d’institutions, qui empêche l’homme de vivre pleinement sa vie. Ainsi, pour lui, son propre père a été, son existence durant, un employé de banque subalterne sur Wall Street, obligé de fournir un travail ingrat pour que sa famille mange à sa faim. La notion de sacrifice était totalement étrangère à Emmett Grogan. Selon lui, un homme n’a pas à se sacrifier, même pour ses enfants. Grogan aimait ainsi son père et sa mère, mais il aurait voulu que ceux-ci aient une vie plus libre et moins terne. Tout mouvement pendulaire, par lequel l’homme passe de son foyer à l’emploi qui le fait vivre, est, selon lui, une forme de liberté conditionnelle dont on a à se soustraire. À la fin de son essai le plus célèbre, Le Principe responsabilité, le philosophe Hans Jonas, à l’origine du principe de précaution que l’on trouve aujourd’hui intégré dans les codes juridiques de nombreux pays, pouvait affirmer admirer son père pour le sacrifice qu’il avait effectué de ses ambitions personnelles, en devenant, jeune, un chargé de famille, pour que ses propres frères poursuivent leurs études et que ses sœurs se marient, Grogan aurait vu en cela un aveu de faiblesse, même si les conditions de vie, qui ont été celles de la famille Jonas en Allemagne, avant 1938, étaient à mille lieues de celles d’Emmett.

    Dès le départ, Grogan cherche, dans l’espace public, une forme d’action sociale et politique lui permettant de prouver au monde sa valeur, et ni sa mère ni son père ne sauront vraiment l’en empêcher : Grogan, enfant, ne leur dit jamais ce qu’il fait et il va même jusqu’à leur mentir ; en revanche, il fait toujours en sorte de leur épargner ses déboires personnels, et ce même s’il lui en coûte. Ainsi, cherchant à 14 ans de l’argent à New York pour de l’héroïne, il mentira sur son identité et sur son âge, lorsqu’il se fera arrêter par la police avec des camarades, après le cambriolage manqué d’une banque. Pour échapper à la maison de correction pour délinquants juvéniles et épargner des tracas à ses parents, il déclare à la police avoir 16 ans (l’âge adulte aux Etats-Unis, à l’époque) et s’appeler Johnny Mullane. Il sera, après une telle affirmation, écroué à la prison de Raymond Street à New York. Seul dans une cellule du quartier de haute sécurité, il devra, après cela, se sevrer à la dure et souffrir le martyr, mais sans jamais avouer éprouver les effets du manque, et sans même que les médecins ne lui posent de questions en ce sens. Ainsi, Wisdom (ou Mullane) fait-il l’expérience de l’incurie du dispositif médical, juridique et carcéral new-yorkais : la police l’arrête sans chercher la preuve de son identité et de son âge, et l’infirmerie de la prison, dans laquelle il est à l’agonie, l’écoute lorsqu’il déclare souffrir de crises épileptiques, et cela sans même effectuer sur lui une prise de sang : 
    « Il se garda bien de faire allusion à un quelconque usage de stupéfiants, non plus bien sûr qu’à une éventuelle dépendance à la drogue ou aux symptômes du sevrage, raconte-t-il à son sujet aux premières pages de Ringolevio, et on ne lui posa d’ailleurs aucune question dans ce sens. Kenny en fut un peu étonné, mais ça n’aurait d’ailleurs pas dû le surprendre outre mesure. L’apathie dont fait généralement preuve le personnel des infirmeries des centres de rétention et prison de New York les conduit à se féliciter de n’être pas dérangés par les questions, supplications, cris, prières et appels au secours d’un de leurs "patients", quel que soit le calvaire que ce dernier puisse endurer. Le médecin parut se satisfaire de l’explication de Kenny et lui annonça qu’ils le garderaient encore quelques jours à l’infirmerie. »[1]
    
    En l’occurrence, la médecine, telle que Kenny Wisdom l’appréhende lors de son premier séjour en prison, n’est pas là pour soigner, mais pour servir de caution morale au milieu pénitentiaire sur les soins apportés aux détenus.

    Pour Emmett Grogan, les limites de la famille ou du dispositif carcéral, de tout ce que le philosophe Michel Foucault a appelé des « hétérotopies », est ce qui permet à l’individu pris dans leurs nasses de s’en délivrer. Et ce qui devait arriver arriva : un ancien camarade de Grogan ayant été arrêté affirma, lors de son interrogatoire, que celui-ci n’avait pas donné son nom à la police, que « Johnny Mullane » était un bobard, comme l’âge qu’Emmett se donnait. 

    Une erreur judiciaire avait donc été commise, puisqu’un enfant avait été incarcéré dans une prison pour adultes. Grogan était en train de gagner la première manche du ringolevio à échelle 1 : dès lors son existence aventureuse ne fut plus que la répétition de ce premier coup fumant. Après cinq mois de détention, il s’en sortit avec un non-lieu et son dossier juridique fut détruit : « DÉLIVRANCE ! », s’est-il sans doute écrié pour lui-même, comme s’il avait alors libéré ses compagnons de jeu…   ̶  « DÉLIVRANCE », non, pas encore. Puisqu’il fallut aussi à l’encore-enfant, ou algue libre, de persuader ses parents que la prison lui avait servi de leçon et qu’il ne recommencerait plus, sans quoi son père et sa mère l’auraient probablement abandonné à l’assistance publique avant sa majorité, et le mensonge qu’il avait produit lors de son arrestation, afin d’être écroué dans une prison pour adultes, n’aurait servi à rien : la rémission des fautes de Kenny Wisdom n’avait pas encore eu lieu à cet instant. 

    Là encore, il s’en sortit, son incarcération lui ayant permis de sympathiser avec des détenus qui lui avaient prêté des anthologies de poésie ; ces livres lui enseignèrent ce qu’il faut savoir pour se libérer de l’ennui et trouver les tournures rhétoriques afin de convaincre son entourage, tout en se cultivant à moindre frais : « Les livres [qu’on lui prêtait] étaient la plupart du temps des anthologies de poésie, genre éminemment prisé par les condamnés de longue durée, car on peut les lire et les relire à loisir sans jamais s’en lasser ; leurs tournures abstraites stimulent l’imagination et vous incitent à la réflexion personnelle. »[2], affirme-t-il à ce propos. 

    On verra par la suite que telle anecdote sur le choix de lectures de poèmes, dans le cas de Grogan, n’est pas anodine. Parce que la poésie est ce qui permet aussi au ludicien de trouver des mots nouveaux pour crier Délivrance, lorsqu’on entre dans la prison ennemie, pour obtenir la clémence de ses parents, s’affranchir ou affranchir ceux de son équipe.

    Qu’est-ce qu’un ludicien ? Un ludicien est celui qui pratique une philosophie minimale en accord avec notre monde actuel, devenant de plus en plus virtuel, ludique et soumis au flux constant du néant, des informations et des marchandises que le philosophe Jean-Paul Galibert, qui est à l’origine de l’algue libre comme modèle de vie pour l’homme, a appelé la ludique.  « Les principes de la raison « logique » sont des interdits, écrit à ce sujet Jean-Paul Galibert dans L’idée de ludique. Ils sont doublement illégitimes, parce que la raison se les impose à elle-même sans nécessité, comme si l’on ne pouvait penser sans les respecter, puis les impose à tout le reste, comme si rien ne pouvait exister sans les respecter. L’usage fantomal de la logique classique devient un carcan à partir du moment où ses principes sont des prohibitions de pensées et d’existences. La raison doit s’obliger à comprendre ce qui est, et non interdire ce qu’elle ne comprend pas.
    À l’inverse, les règles de la raison ludique sont des droits. On a le droit de faire tout ce que fait la réalité, même si la raison l’interdit. La raison elle-même a le droit de faire tout ce que la raison interdit. La raison a le droit de ne pas être rationnelle. On a bien le droit de se contredire, puisque la réalité est contradictoire. On a bien le droit de changer de nombre, et même d’en avoir plusieurs, de changer d’essence, et même d’en avoir plusieurs, de changer de sens, et même d’en avoir plusieurs, parce que toutes les réalités en font autant. »

    Poésie est ainsi la clé qui permet de s’émanciper, elle est aussi le Sésame du ludicien. Là encore, l’algue libre Emmett Grogan s’en est sorti comme un chef, tandis qu’il se retrouvait, dans un prétoire de la prison, devant ses parents venus lui rendre visite. Il y avait, avec eux, le prêtre de leur paroisse, débarqué pour être un témoin à charge contre Emmett, ainsi qu’un père jésuite, membre éloigné de la famille, venu pour assister sa mère. Or, la plaidoirie qu’Emmett ourdit pour se défendre fut éblouissante, tout le monde en fut baba, même le jésuite, qui s’occupait de gérer une école pour adolescents issus des milieux huppés de New York, et qui, sur le coup, proposa aux parents d’Emmett de l’y inscrire avec une bourse.

    Ainsi, après ces épreuves, Emmett se retrouve-t-il, grâce aux anthologies de poésie lues en prison, à réussir le concours d’entrée d’une école réputée et à étudier avec les fils et les filles de Park Avenue, le camp ennemi du ringolevio new-yorkais à échelle 1 : « Les épreuves de l’examen et du concours durèrent de 9 heures du matin jusqu’à seize heures environ, écrit Emmett, ou Kenny, ou Mullane… À un moment donné, on lui demanda de rédiger une courte composition, dont le sujet portait sur ce qu’il attendait exactement de l’éducation qu’il allait recevoir au cours privé. Kenny n’avait encore jamais réalisé à quel point ses lectures d’anthologie de poésie [de la prison] de Raymond Street avaient enrichi son vocabulaire. »[3]
    
    Le moins que l’on puisse dire, après cela, c’est que la vie de Grogan est invraisemblable et ludique : Ringolevio, en tant qu’autobiographie, est invraisemblable donc ludique, comme on va voir. Comment un homme a-t-il pu avoir autant de chances de s’en sortir et ce dès son premier larcin ? Comment a-t-il fait pour retomber toujours sur ses pieds, malgré la hauteur de ses sauts dans le vide, et cela dès ses quinze ans ? Comment a-t-il pu toujours, en tant que ludicien, changer d’essence et de sens afin de trouver, pour chaque accident de la vie, pour chaque problème de l’existence, le contrepoint nécessaire à son avancée ? C’est ce qu’on peut se demander en lisant son autobiographie...


[1] Ringolevio, p. 101.
[2] Ibid. P. 103.
[3] Ibid. P. 116.